La nuit tombait à grande vitesse, les ombres
s'allongeaient au pied des tas de béton et de bois pour
donner à Ayers Rock des allures spectrales. Quant au
chaotique agencement d'édifices
hétéroclites, mêlant les baraquements
de bois montés à la va-vite à des
constructions de dix étages héritées
des temps anciens, il renforçait cette impression mais y
ajoutait une dimension plus irréelle, comme si plusieurs
mondes s'étaient heurtés et
mélangés pour accoucher d'une ville unique, dont
l'architecture tiendrait autant du bidonville que de la
mégalopole des temps anciens. Les véhicules
étaient nombreux, et Kest ne manqua pas de remarquer que
plus de la moitié des habitants étaient
armés.
"Je vais vous offrir un repas à l'auberge du quartier,
annonça Harcos ; vous verrez, ce n'est pas très
sophistiqué, mais cela nourrit son homme… Et
puis, rajouta-t-il à voix basse, cela me permettra
sûrement de vous montrer ce groupe de Faluns que je vous ai
chargés de piéger.
Fous-nous la paix,
aurait voulu lui répondre Kest. Il aurait aimé
pouvoir profiter de quelques heures de détente…
Mais il devinait qu'il lui faudrait attendre Alice Springs pour cela.
En supposant que son père n'y ait pas laissé des
instructions l'obligeant à reprendre
immédiatement la route !
Les deux Techs avaient
partiellement ouvert leurs combinaisons. La température
était en chute ; elle tomberait bientôt sous les
trente degrés Celsius. Ils enlevèrent leurs
lunettes de soleil. Sans qu'ils en soient au point des Albis - la race
des Albinos, pratiquement incapables de survivre à
l'extérieur - leurs yeux supportaient mal les
excès de lumière. Ils étaient
fragiles. On reconnaissait souvent les Techs à leurs
lunettes… Les déchausser permettait aussi de
moins attirer l'attention sur eux. Kest s'en était rendu
compte aux premiers regards : ils n'étaient pas les
bienvenus. Comme partout ailleurs, ou presque.
La population était
assez dense, et il jugea la ville en bon état. Cela n'avait
rien à voir avec une simple bourgade perdue dans le
désert, il s'agissait d'une agglomération plus
tempérée, avec plusieurs sources, des
pâturages, des élevages. Sans doute la population
d'Ayers Rock aurait-elle pu survivre en complète autarcie.
Des rues étroites, des gens partout… Nous
sommes au centre-ville, pensa-t-il. Une preuve
supplémentaire de l'importance de cette cité :
les lieux les plus fréquentés étaient
placés au centre, les quartiers d'habitation à la
périphérie, une configuration commune
à tous les peuples sédentaires, qui contaminait
naturellement les zones pluriethniques. Cela ne le rassurait pas. On
déconseillait habituellement aux Techs de passer leurs
soirées dans ce genre de ville très
fréquentée par tous les clans… Et en
particulier dans le genre d'endroit un peu trop agité
où Harcos les emmenait.
Il dissimula soigneusement son
blaster dans sa veste, la main enserrant la crosse avec
fermeté, prêt à dégainer au
premier incident. Puis lui et Kyan suivirent Harcos dans l'auberge.
Elle était pleine
à craquer ; des personnes de tous peuples y discutaient,
jouaient aux cartes, mangeaient, buvaient, se menaçaient, se
disputaient, faisaient tout ce que les humains peuvent faire en ce
genre d'endroit. Il n'y avait qu'un seul détail pour le
déranger : il n'y avait aucun Tech. Nulle part. Il baissa la
tête, espérant que personne ne noterait leur
présence. Derrière lui, Kyan eut le
même réflexe. Harcos fila droit vers l'un des
serveurs, les désigna d'un mouvement de la tête,
puis leur fit signe de les suivre dans une arrière-salle.
Celle-ci, moins bien
éclairée que la grande salle principale,
était aussi moins peuplée ; quelques groupes
étaient réunis autour des tables, moins bruyants,
plus disciplinés. Leur entrée passa beaucoup
moins inaperçu ; un Stalker lui jeta un regard assassin, et
un groupe de Faluns en plein marchandage à la grande table
du fond les observa avec méfiance. Peut-être
s'agissait-il du groupe dont Harcos souhaitait se venger, car ils
paraissaient aussi hostiles à son endroit qu'envers les deux
Techs.
Le serveur les mena à la
place la plus discrète, dans un recoin ; les Techs, sans
relâcher leur attention à l'égard des
autres consommateurs, s'assirent côte à
côte, face au Sympathique.
"Ils me connaissent bien, leur expliqua Harcos, alors je n'ai
même plus besoin de commander. D'ici quelques minutes, tout
un assortiment de mes plats favoris nous sera servi…
Reconnaissez tout de même que je vous gâte !
- Je ne me sens pas en sécurité ici, murmura
Kyan, douchant aussitôt l'enthousiasme de leur compagnon de
route.
- Vous espérez déclencher une émeute,
en nous amenant ici ? renchérit Kest d'un ton goguenard. Je
suppose que ce type de situation a tout pour amuser les personnes comme
vous ?
Harcos,
désappointé, leva ses mains devant lui comme pour
clamer son innocence.
- Si j'ai pu vous blesser d'une manière ou d'une autre, vous
m'en voyez désolé, se défendit-il. Il
est rare de voir des Stalkers par ici, j'ai donc pensé qu'un
tel lieu ne représenterait pas un réel danger
pour des Techs !"
Il se moque de nous ?
s'interrogea Kest. Ou dois-je le croire sincère ?
Serait-il aussi ignorant qu'il le prétend ?
Pour la première fois,
il nota que Harcos semblait plutôt jeune. Moins d'une
vingtaine d'années, peut-être seize ans seulement.
Sa grande taille l'avait trompé. Quant à ses
traits… Kest avait toujours éprouvé
des difficultés à lire sur les visages des
Sympathiques, que ce soit les expressions ou autre chose -
l'âge, par exemple. Peut-être était-il
vraiment aussi ignorant qu'il semblait l'être ?
"Juste une question, lui dit-il, que sais-tu de cette ville ? Qu'y
fais-tu, en temps normal ?
- Ce que j'y fais ? Mon travail, rien de plus. Je suis là
chaque semaine, mes contacts dans Ayers Rock me ramènent des
clients dans cette auberge, et dans les autres lieux où je
me rends. Essentiellement des Faluns et des Nomades, avec qui je
négocie mes talents de mécanicien…
- Mais tu n'es pas d'ici, remarqua Kyan. Tu ne sais rien de ce qu'ils
pensent, de ce qu'ils aiment ou détestent. Tu n'es pas l'un
des leurs.
- Ce… C'est vrai, avoua le Sympathique, l'air penaud. Mais
croyez-vous vraiment que…"
Il n'acheva pas sa phrase. Croyez-vous
vraiment être en danger ici ? La
réponse, il pouvait la lire sur leurs visages. Dans leur
appréhension, dans les fréquents coups
d'œil en direction des tables voisines et de
l'entrée les séparant de la salle principale.
Leurs mains tenant discrètement leurs armes. Il aurait cru
à un excès de prudence, voire à de la
paranoïa, s'il ne s'était agi que d'un seul d'entre
eux. Mais les deux Techs avaient des attitudes symétriques,
identiques, et pourtant ils ne se connaissaient pas il y a une heure
à peine.
Pour lui, cette haine des Techs
représentait une nouveauté. Il savait quelle
hostilité on leur vouait, il savait à quel point
les Stalkers les prenaient pour cibles, mais les Techs, en ces
régions arides, étaient si rares…
Lorsque l'on parlait d'eux, on les considérait comme des
descendants directs des humains de l'Ancien Monde, revenus dans les
premières villes où le taux de radiation
était redevenu acceptable, comme Sydney ou la proche Alice
Springs, dans l'espoir d'y retrouver leur technologie, d'en reprendre
le contrôle - pour y répéter, en somme
les mêmes erreurs que leurs
prédécesseurs.
Harcos n'avait jamais eu de
véritable contact avec leur peuple avant sa rencontre avec
Kest - une rencontre purement fortuite. Kest s'était
plutôt accordé avec l'image qu'il
s'était faite des Techs, leur sang-froid, leur sens de
l'observation, leur mépris pour les Stalkers. Mais
à présent, il ne correspondait plus…
Plus rien ne correspondait. Harcos ne comprenait plus. Les Techs
représentaient-ils des sortes de parias, des intouchables
interdits de séjour dans les cités
contrôlées par les autres peuples ?
"Si nous ressortons d'ici sans avoir provoqué le moindre
incident, cela tiendra du miracle, commenta amèrement Kyan."
Kest se tourna vers elle. Il ne
s'en était pas aperçu jusqu'alors, l'esprit tenu
par d'autres préoccupations, mais elle avait à
peu près le même âge que lui…
Et elle était diablement belle. Elle avait tout des canons
habituels de la beauté pour son espèce - les
cheveux tombant autour de son visage, retenus sur son front par un
bandeau de couleur blanche, des yeux bleus au charme
indéniable, des traits fins et sans imperfections - mais
elle avait aussi ses propres atouts, une sorte de force sauvage qui
l'animait toute entière. Elle n'avait pas l'allure des
filles qu'il voyait à Sydney, plutôt l'apparence
d'une femme habituée à se retrouver en milieu
inhospitalier, et accoutumée, s'il en croyait son teint
hâlé, à la vie dans les zones
désertiques d'Australie. Il prit mentalement note de lui
demander sa profession - une fois les oreilles du Sympathique hors de
portée.
Pendant qu'il relâchait
exceptionnellement son attention, et semblant vouloir profiter de la
présence d'un serveur pour prendre celui-ci à
témoin, un Stalker s'était levé et
approché d'eux.
"Ces personnes m'importunent, dit-il à voix assez haute pour
que tous, dans l'arrière-salle, puissent l'entendre.
Les conversations en cours
cessèrent aussitôt.
- Ils vous importunent ?
- Oui, ou, pour être plus exact, ils…
M'incommodent. Ces personnes n'ont rien à faire ici.
Le serveur, un Albi, se tourna vers
eux.
- Messieurs - dames, je vais vous demander de…
Mais Kest s'était
déjà levé, et le poussa sur le
côté.
- S'il y a un problème, tu peux me le dire en face,
lança-t-il au Stalker.
Moins d'un mètre les
séparait.
D'un air le plus
négligent possible, il tira son blaster, et entreprit d'en
vérifier le chargeur. Les yeux du Stalker
s'exorbitèrent, comme il s'y était attendu : les
cartouches s'avéraient bien plus proches des mini-obus que
des balles traditionnelles. Et son arme n'avait rien de normale, elle
avait de toute évidence été
entièrement customisée. En
témoignaient les régleurs inidentifiables sur le
canon.
- Alors ?
- En fait, je…
- Laissez tomber, coupa Kest. Il se tourna vers Harcos et lui dit :
- Désolé, mais votre offre ne nous
intéresse pas. Vous pouvez garder vos moteurs."
Puis devant un Harcos
pétrifié, il prit Kyan par la main pour l'obliger
à le suivre. Il n'avait agressé personne, pas
même le Stalker ; il ne lui restait plus qu'à
espérer que personne n'ait l'envie de s'attaquer
à lui, après cela. Ils passèrent dans
la salle principale, et celle-ci lui apparut anormalement calme. Il s'y
trouvait un grand nombre d'Albis et de Nomades, dont il savait ne rien
avoir à craindre - les Albis étaient peu
agressifs, quant aux Nomades, ils détestaient les Techs plus
que toute autre peuple sédentaire mais n'avaient pas pour
habitude de jouer les provocateurs. Mais il y avait bon nombre de clans
en présence, d'autres personnes plus…
Il leva son blaster et tira sans
cesser de fixer droit devant lui, en priant pour ne pas manquer son
tir. Le recul lui froissa la main, mais il n'en montra rien. La balle
troua l'un des murs, quelques centimètres au-dessus de celui
qui avait pointé une arme dans sa direction.
A partir de là, il ne
pouvait que croiser les doigts ; il avait eu la chance d'apercevoir
celui-là du coin de l'œil, mais la plupart des
personnes présentes dans l'auberge auraient pu
dégainer et tirer bien avant qu'il ne s'en rende compte. Il
espérait que son intervention, et le sang-froid avec lequel
il l'avait exécutée, suffirait à les
décourager. A moins qu'il n'y ait quelque suicidaire de
service.
Il souffla de soulagement
lorsqu'ils furent dehors.
"Il n'avait pas l'intention de tirer, fit doucement Kyan.
- Quoi ?
- Celui à côté duquel tu as
incrusté l'une de tes espèces de missiles de
poche. En l'agressant, tu aurais aussi bien pu provoquer leur
colère et les pousser à nous attaquer, alors
même que ce n'était pas dans leurs intentions.
- Que sais-tu de leurs intentions ? Il fallait faire forte impression
pour les dissuader de s'en prendre à nous. J'y suis parvenu,
c'est tout ce qui m'importe. Son arme était
pointée dans ma direction…
- Pas sur toi. Il avait dégainé son revolver,
voilà tout. Si tu avais observé son visage, tu
aurais compris qu'il n'avait aucune intention meurtrière,
mais tu as préféré jouer pour la
frime, deux fois d'affilée qui plus est. Tu ne sais jamais
ravaler ta fierté, Kest ? Je te connais depuis une heure,
mais c'est comme si je l'avais passée avec un danger public.
Ne t'étonne pas que les autres soient agressifs envers toi
si tu les considères tous, d'emblée, comme tes
ennemis !"
Bon sang, mais pour qui
se prend--elle ? Elle me donne des leçons comme si je
sortais mon flingue pour la première fois de ma
vie… Et elle, son travail c'est quoi, garde du corps
peut-être ?
"Dites-moi, Kyan, quel est votre travail ?
La question ne lui parut pas
déplacée. Elle n'avait aucun mal à
deviner quel cheminement mental il avait suivi.
- Protection rapprochée.
OK, j'ai rien dit.
- D'accord, Kyan. Je m'excuse. Sans doute ai-je trop souvent
vécu dans ce genre de milieu, il est vrai que je
considère tous les hommes autres que les Techs comme des
ennemis potentiels. Mais vous l'avez vous-même reconnu, il
nous est impossible de nous balader dans une ville telle que Ayers Rock
sans être constamment sur nos gardes.
D'ailleurs, alors qu'ils
avançaient sans but dans les rues d'Ayers Rock, leurs yeux
continuaient à fureter partout, à la recherche
d'une menace éventuelle. Kyan ne pouvait le nier.
- J'exagère moi aussi, concéda-t-elle. J'ai juste
trouvé que votre attitude nous mettait autant en danger
qu'elle nous en préservait. Ce n'était pas digne
d'un professionnel.
Les gens qu'ils croisaient, dans
toutes les rues, semblaient ne pas remarquer leur présence,
mais ce n'était qu'une façade. Ils les avaient
très bien remarqués. Eux aussi les gardaient
à l'œil. Finalement, peut-être
s'inquiétaient-ils autant de leur existence qu'eux deux de
la leur. Ils se plaçaient tous sur la défensive,
ils se considéraient tous comme des dangers ambulants.
- Et pourquoi suis-je supposé être un
professionnel ?
- Votre esquive.
- Hein ?
- Votre esquive, quand je vous ai tiré dessus.
C'était un pur réflexe, vous ignoriez que
quelqu'un se trouvait là. Vous n'étiez pas sur
vos gardes. J'ai immédiatement compris que vous
étiez un professionnel… Un raider de Sydney
chargé de convoyer quelque chose à Alice Springs,
ou un mercenaire… J'opterais plutôt pour cette
dernière solution, vos manières agressives
cadrent assez bien, si je peux me permettre.
- Vous vous gourez sur toute la ligne. Je suis expert en technologie de
l'ancien monde, je me rends dans le nord de l'Australie pour une
mission commandée. J'appartiens à la
douzième génération Tech, c'est
pourquoi mes réflexes sont si fulgurants.
L'entraînement ne prend aucune part là-dedans.
- Douzième génération ?
Difficile à
croire, n'est-ce pas ? La plupart des jeunes humains peuplant
l'Australie appartenaient à la huitième ou
neuvième génération. Les Humains
avaient connu une évolution rapide depuis la fin des temps
anciens, mais les Techs savaient évoluer à une
vitesse bien plus élevée encore.
Bien sûr, Kyan en resta
interloquée. Mais pas seulement pour les raisons qu'il
croyait.
- Expert en technologie de l'ancien monde, vraiment ? Et vous devez
vous rendre dans le Territoire du Nord, non ?
- Euh… Oui ? bredouilla-t-il,
désarçonné.
- Vous êtes Kest Slenders ?
Il hocha la tête. Elle
s'arrêta subitement de marcher, et le regarda d'un air
mi-amusé, mi-consterné.
- Je vous imaginais différent… Plutôt
comme un jeune chercheur soigneux de sa personne que comme le baroudeur
type de l'Australie centrale. Je devais retourner à Alice
Springs pour mener une nouvelle et très importante
mission… Vous protéger jusqu'à
Darwin."
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