VI - Bienvenue à Ayers Rock

par Ehryx

- Le sédentaire tu mépriseras
(Précepte des Nomades)



La nuit tombait à grande vitesse, les ombres s'allongeaient au pied des tas de béton et de bois pour donner à Ayers Rock des allures spectrales. Quant au chaotique agencement d'édifices hétéroclites, mêlant les baraquements de bois montés à la va-vite à des constructions de dix étages héritées des temps anciens, il renforçait cette impression mais y ajoutait une dimension plus irréelle, comme si plusieurs mondes s'étaient heurtés et mélangés pour accoucher d'une ville unique, dont l'architecture tiendrait autant du bidonville que de la mégalopole des temps anciens. Les véhicules étaient nombreux, et Kest ne manqua pas de remarquer que plus de la moitié des habitants étaient armés.

"Je vais vous offrir un repas à l'auberge du quartier, annonça Harcos ; vous verrez, ce n'est pas très sophistiqué, mais cela nourrit son homme… Et puis, rajouta-t-il à voix basse, cela me permettra sûrement de vous montrer ce groupe de Faluns que je vous ai chargés de piéger.
Fous-nous la paix, aurait voulu lui répondre Kest. Il aurait aimé pouvoir profiter de quelques heures de détente… Mais il devinait qu'il lui faudrait attendre Alice Springs pour cela. En supposant que son père n'y ait pas laissé des instructions l'obligeant à reprendre immédiatement la route !

Les deux Techs avaient partiellement ouvert leurs combinaisons. La température était en chute ; elle tomberait bientôt sous les trente degrés Celsius. Ils enlevèrent leurs lunettes de soleil. Sans qu'ils en soient au point des Albis - la race des Albinos, pratiquement incapables de survivre à l'extérieur - leurs yeux supportaient mal les excès de lumière. Ils étaient fragiles. On reconnaissait souvent les Techs à leurs lunettes… Les déchausser permettait aussi de moins attirer l'attention sur eux. Kest s'en était rendu compte aux premiers regards : ils n'étaient pas les bienvenus. Comme partout ailleurs, ou presque.
La population était assez dense, et il jugea la ville en bon état. Cela n'avait rien à voir avec une simple bourgade perdue dans le désert, il s'agissait d'une agglomération plus tempérée, avec plusieurs sources, des pâturages, des élevages. Sans doute la population d'Ayers Rock aurait-elle pu survivre en complète autarcie. Des rues étroites, des gens partout… Nous sommes au centre-ville, pensa-t-il. Une preuve supplémentaire de l'importance de cette cité : les lieux les plus fréquentés étaient placés au centre, les quartiers d'habitation à la périphérie, une configuration commune à tous les peuples sédentaires, qui contaminait naturellement les zones pluriethniques. Cela ne le rassurait pas. On déconseillait habituellement aux Techs de passer leurs soirées dans ce genre de ville très fréquentée par tous les clans… Et en particulier dans le genre d'endroit un peu trop agité où Harcos les emmenait.
Il dissimula soigneusement son blaster dans sa veste, la main enserrant la crosse avec fermeté, prêt à dégainer au premier incident. Puis lui et Kyan suivirent Harcos dans l'auberge.

Elle était pleine à craquer ; des personnes de tous peuples y discutaient, jouaient aux cartes, mangeaient, buvaient, se menaçaient, se disputaient, faisaient tout ce que les humains peuvent faire en ce genre d'endroit. Il n'y avait qu'un seul détail pour le déranger : il n'y avait aucun Tech. Nulle part. Il baissa la tête, espérant que personne ne noterait leur présence. Derrière lui, Kyan eut le même réflexe. Harcos fila droit vers l'un des serveurs, les désigna d'un mouvement de la tête, puis leur fit signe de les suivre dans une arrière-salle.
Celle-ci, moins bien éclairée que la grande salle principale, était aussi moins peuplée ; quelques groupes étaient réunis autour des tables, moins bruyants, plus disciplinés. Leur entrée passa beaucoup moins inaperçu ; un Stalker lui jeta un regard assassin, et un groupe de Faluns en plein marchandage à la grande table du fond les observa avec méfiance. Peut-être s'agissait-il du groupe dont Harcos souhaitait se venger, car ils paraissaient aussi hostiles à son endroit qu'envers les deux Techs.

Le serveur les mena à la place la plus discrète, dans un recoin ; les Techs, sans relâcher leur attention à l'égard des autres consommateurs, s'assirent côte à côte, face au Sympathique. "Ils me connaissent bien, leur expliqua Harcos, alors je n'ai même plus besoin de commander. D'ici quelques minutes, tout un assortiment de mes plats favoris nous sera servi… Reconnaissez tout de même que je vous gâte !
- Je ne me sens pas en sécurité ici, murmura Kyan, douchant aussitôt l'enthousiasme de leur compagnon de route.
- Vous espérez déclencher une émeute, en nous amenant ici ? renchérit Kest d'un ton goguenard. Je suppose que ce type de situation a tout pour amuser les personnes comme vous ?

Harcos, désappointé, leva ses mains devant lui comme pour clamer son innocence.
- Si j'ai pu vous blesser d'une manière ou d'une autre, vous m'en voyez désolé, se défendit-il. Il est rare de voir des Stalkers par ici, j'ai donc pensé qu'un tel lieu ne représenterait pas un réel danger pour des Techs !"


Il se moque de nous ? s'interrogea Kest. Ou dois-je le croire sincère ? Serait-il aussi ignorant qu'il le prétend ?
Pour la première fois, il nota que Harcos semblait plutôt jeune. Moins d'une vingtaine d'années, peut-être seize ans seulement. Sa grande taille l'avait trompé. Quant à ses traits… Kest avait toujours éprouvé des difficultés à lire sur les visages des Sympathiques, que ce soit les expressions ou autre chose - l'âge, par exemple. Peut-être était-il vraiment aussi ignorant qu'il semblait l'être ?
"Juste une question, lui dit-il, que sais-tu de cette ville ? Qu'y fais-tu, en temps normal ?
- Ce que j'y fais ? Mon travail, rien de plus. Je suis là chaque semaine, mes contacts dans Ayers Rock me ramènent des clients dans cette auberge, et dans les autres lieux où je me rends. Essentiellement des Faluns et des Nomades, avec qui je négocie mes talents de mécanicien…
- Mais tu n'es pas d'ici, remarqua Kyan. Tu ne sais rien de ce qu'ils pensent, de ce qu'ils aiment ou détestent. Tu n'es pas l'un des leurs.
- Ce… C'est vrai, avoua le Sympathique, l'air penaud. Mais croyez-vous vraiment que…"

Il n'acheva pas sa phrase. Croyez-vous vraiment être en danger ici ? La réponse, il pouvait la lire sur leurs visages. Dans leur appréhension, dans les fréquents coups d'œil en direction des tables voisines et de l'entrée les séparant de la salle principale. Leurs mains tenant discrètement leurs armes. Il aurait cru à un excès de prudence, voire à de la paranoïa, s'il ne s'était agi que d'un seul d'entre eux. Mais les deux Techs avaient des attitudes symétriques, identiques, et pourtant ils ne se connaissaient pas il y a une heure à peine.
Pour lui, cette haine des Techs représentait une nouveauté. Il savait quelle hostilité on leur vouait, il savait à quel point les Stalkers les prenaient pour cibles, mais les Techs, en ces régions arides, étaient si rares… Lorsque l'on parlait d'eux, on les considérait comme des descendants directs des humains de l'Ancien Monde, revenus dans les premières villes où le taux de radiation était redevenu acceptable, comme Sydney ou la proche Alice Springs, dans l'espoir d'y retrouver leur technologie, d'en reprendre le contrôle - pour y répéter, en somme les mêmes erreurs que leurs prédécesseurs.

Harcos n'avait jamais eu de véritable contact avec leur peuple avant sa rencontre avec Kest - une rencontre purement fortuite. Kest s'était plutôt accordé avec l'image qu'il s'était faite des Techs, leur sang-froid, leur sens de l'observation, leur mépris pour les Stalkers. Mais à présent, il ne correspondait plus… Plus rien ne correspondait. Harcos ne comprenait plus. Les Techs représentaient-ils des sortes de parias, des intouchables interdits de séjour dans les cités contrôlées par les autres peuples ?

"Si nous ressortons d'ici sans avoir provoqué le moindre incident, cela tiendra du miracle, commenta amèrement Kyan."

Kest se tourna vers elle. Il ne s'en était pas aperçu jusqu'alors, l'esprit tenu par d'autres préoccupations, mais elle avait à peu près le même âge que lui… Et elle était diablement belle. Elle avait tout des canons habituels de la beauté pour son espèce - les cheveux tombant autour de son visage, retenus sur son front par un bandeau de couleur blanche, des yeux bleus au charme indéniable, des traits fins et sans imperfections - mais elle avait aussi ses propres atouts, une sorte de force sauvage qui l'animait toute entière. Elle n'avait pas l'allure des filles qu'il voyait à Sydney, plutôt l'apparence d'une femme habituée à se retrouver en milieu inhospitalier, et accoutumée, s'il en croyait son teint hâlé, à la vie dans les zones désertiques d'Australie. Il prit mentalement note de lui demander sa profession - une fois les oreilles du Sympathique hors de portée.

Pendant qu'il relâchait exceptionnellement son attention, et semblant vouloir profiter de la présence d'un serveur pour prendre celui-ci à témoin, un Stalker s'était levé et approché d'eux.
"Ces personnes m'importunent, dit-il à voix assez haute pour que tous, dans l'arrière-salle, puissent l'entendre.

Les conversations en cours cessèrent aussitôt.
- Ils vous importunent ?
- Oui, ou, pour être plus exact, ils… M'incommodent. Ces personnes n'ont rien à faire ici.

Le serveur, un Albi, se tourna vers eux.
- Messieurs - dames, je vais vous demander de…


Mais Kest s'était déjà levé, et le poussa sur le côté.
- S'il y a un problème, tu peux me le dire en face, lança-t-il au Stalker.

Moins d'un mètre les séparait.
D'un air le plus négligent possible, il tira son blaster, et entreprit d'en vérifier le chargeur. Les yeux du Stalker s'exorbitèrent, comme il s'y était attendu : les cartouches s'avéraient bien plus proches des mini-obus que des balles traditionnelles. Et son arme n'avait rien de normale, elle avait de toute évidence été entièrement customisée. En témoignaient les régleurs inidentifiables sur le canon.
- Alors ?
- En fait, je…
- Laissez tomber, coupa Kest. Il se tourna vers Harcos et lui dit :
- Désolé, mais votre offre ne nous intéresse pas. Vous pouvez garder vos moteurs."

Puis devant un Harcos pétrifié, il prit Kyan par la main pour l'obliger à le suivre. Il n'avait agressé personne, pas même le Stalker ; il ne lui restait plus qu'à espérer que personne n'ait l'envie de s'attaquer à lui, après cela. Ils passèrent dans la salle principale, et celle-ci lui apparut anormalement calme. Il s'y trouvait un grand nombre d'Albis et de Nomades, dont il savait ne rien avoir à craindre - les Albis étaient peu agressifs, quant aux Nomades, ils détestaient les Techs plus que toute autre peuple sédentaire mais n'avaient pas pour habitude de jouer les provocateurs. Mais il y avait bon nombre de clans en présence, d'autres personnes plus…
Il leva son blaster et tira sans cesser de fixer droit devant lui, en priant pour ne pas manquer son tir. Le recul lui froissa la main, mais il n'en montra rien. La balle troua l'un des murs, quelques centimètres au-dessus de celui qui avait pointé une arme dans sa direction.
A partir de là, il ne pouvait que croiser les doigts ; il avait eu la chance d'apercevoir celui-là du coin de l'œil, mais la plupart des personnes présentes dans l'auberge auraient pu dégainer et tirer bien avant qu'il ne s'en rende compte. Il espérait que son intervention, et le sang-froid avec lequel il l'avait exécutée, suffirait à les décourager. A moins qu'il n'y ait quelque suicidaire de service.

Il souffla de soulagement lorsqu'ils furent dehors.
"Il n'avait pas l'intention de tirer, fit doucement Kyan.
- Quoi ?
- Celui à côté duquel tu as incrusté l'une de tes espèces de missiles de poche. En l'agressant, tu aurais aussi bien pu provoquer leur colère et les pousser à nous attaquer, alors même que ce n'était pas dans leurs intentions.
- Que sais-tu de leurs intentions ? Il fallait faire forte impression pour les dissuader de s'en prendre à nous. J'y suis parvenu, c'est tout ce qui m'importe. Son arme était pointée dans ma direction…
- Pas sur toi. Il avait dégainé son revolver, voilà tout. Si tu avais observé son visage, tu aurais compris qu'il n'avait aucune intention meurtrière, mais tu as préféré jouer pour la frime, deux fois d'affilée qui plus est. Tu ne sais jamais ravaler ta fierté, Kest ? Je te connais depuis une heure, mais c'est comme si je l'avais passée avec un danger public. Ne t'étonne pas que les autres soient agressifs envers toi si tu les considères tous, d'emblée, comme tes ennemis !"


Bon sang, mais pour qui se prend--elle ? Elle me donne des leçons comme si je sortais mon flingue pour la première fois de ma vie… Et elle, son travail c'est quoi, garde du corps peut-être ?
"Dites-moi, Kyan, quel est votre travail ?

La question ne lui parut pas déplacée. Elle n'avait aucun mal à deviner quel cheminement mental il avait suivi.
- Protection rapprochée.

OK, j'ai rien dit.
- D'accord, Kyan. Je m'excuse. Sans doute ai-je trop souvent vécu dans ce genre de milieu, il est vrai que je considère tous les hommes autres que les Techs comme des ennemis potentiels. Mais vous l'avez vous-même reconnu, il nous est impossible de nous balader dans une ville telle que Ayers Rock sans être constamment sur nos gardes.

D'ailleurs, alors qu'ils avançaient sans but dans les rues d'Ayers Rock, leurs yeux continuaient à fureter partout, à la recherche d'une menace éventuelle. Kyan ne pouvait le nier.
- J'exagère moi aussi, concéda-t-elle. J'ai juste trouvé que votre attitude nous mettait autant en danger qu'elle nous en préservait. Ce n'était pas digne d'un professionnel.


Les gens qu'ils croisaient, dans toutes les rues, semblaient ne pas remarquer leur présence, mais ce n'était qu'une façade. Ils les avaient très bien remarqués. Eux aussi les gardaient à l'œil. Finalement, peut-être s'inquiétaient-ils autant de leur existence qu'eux deux de la leur. Ils se plaçaient tous sur la défensive, ils se considéraient tous comme des dangers ambulants.
- Et pourquoi suis-je supposé être un professionnel ?
- Votre esquive.
- Hein ?
- Votre esquive, quand je vous ai tiré dessus. C'était un pur réflexe, vous ignoriez que quelqu'un se trouvait là. Vous n'étiez pas sur vos gardes. J'ai immédiatement compris que vous étiez un professionnel… Un raider de Sydney chargé de convoyer quelque chose à Alice Springs, ou un mercenaire… J'opterais plutôt pour cette dernière solution, vos manières agressives cadrent assez bien, si je peux me permettre.
- Vous vous gourez sur toute la ligne. Je suis expert en technologie de l'ancien monde, je me rends dans le nord de l'Australie pour une mission commandée. J'appartiens à la douzième génération Tech, c'est pourquoi mes réflexes sont si fulgurants. L'entraînement ne prend aucune part là-dedans.
- Douzième génération ?

Difficile à croire, n'est-ce pas ? La plupart des jeunes humains peuplant l'Australie appartenaient à la huitième ou neuvième génération. Les Humains avaient connu une évolution rapide depuis la fin des temps anciens, mais les Techs savaient évoluer à une vitesse bien plus élevée encore.
Bien sûr, Kyan en resta interloquée. Mais pas seulement pour les raisons qu'il croyait.
- Expert en technologie de l'ancien monde, vraiment ? Et vous devez vous rendre dans le Territoire du Nord, non ?
- Euh… Oui ? bredouilla-t-il, désarçonné.
- Vous êtes Kest Slenders ?

Il hocha la tête. Elle s'arrêta subitement de marcher, et le regarda d'un air mi-amusé, mi-consterné.
- Je vous imaginais différent… Plutôt comme un jeune chercheur soigneux de sa personne que comme le baroudeur type de l'Australie centrale. Je devais retourner à Alice Springs pour mener une nouvelle et très importante mission… Vous protéger jusqu'à Darwin."

A suivre...

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