Harcos fit coulisser la trappe une nouvelle fois, puis poussa
le rayonnage de bouteilles pour le faire pivoter et leur laisser assez
d'espace pour s'extraire. Kest passa lestement par l'ouverture, tandis
que Harcos s'avançait et ouvrait la porte de la
pièce. Il n'avait pas fait plus de quelques
mètres qu'il s'arrêta : un Stalker, une petite
mitrailleuse dans les mains, lui barrait le passage.
"Tu croyais qu'on t'avait pas repéré,
peut-être ? grinça la voix du Stalker. Pauvre
imbécile ! Avec ton buggy négligemment
garé à l'entrée de la ville ! Dire
qu'au départ on ne te trouvait même pas
suspect…"
Kest jaillit alors dans
l'encadrement de la porte, son blaster tenu à deux mains ;
il ajusta, et tira dans le bras tenant la mitrailleuse. Son porteur la
lâcha sur le coup. Harcos réagit aussi vite qu'un
Sympathique sait le faire dans une telle situation : il se baissa et
empoigna l'arme, avant que le Stalker ne puisse tenter de la reprendre.
Mais il en aurait été incapable ; il s'effondra
sur le sol en se tenant le bras.
"Merde, d'où tu sors, toi ?
Kest répondit par un
sourire énigmatique.
- Pas un cri, où je te garantis que tu ne t'en sortiras pas
avec juste une balle logée dans l'avant-bras. Grouille-toi,
le Sympathique, dit-il en faisant signe à Harcos d'avancer.
Barrons-nous avant que l'autre ne rapplique.
- L'autre ?
- Il doit y en avoir un autre, vraisemblablement en train de te
chercher à l'étage. Ah oui, reprit-il
à l'intention du blessé étendu
à terre, un détail : le truc que tes petits
copains sont en train de déterrer est nucléaire,
et il n'est plus refroidi. Si vous voulez crever irradié,
ça ne me fait rien, mais amenez ça dans une ville
et je me considèrerai autorisé à tuer."
Il se rua à
l'extérieur, suivi par le Sympathique. Comme il l'avait
espéré, l'attention des Stalkers était
accaparée par le générateur, ils
ignoraient être en train de mourir à petit feu. En
avoir conscience ne lui était nullement agréable
; l'ethnie des victimes ne changeait rien à l'affaire.
Lorsqu'ils s'aperçurent
de leur présence, il était trop tard : ils
avaient sauté dans le buggy, et Harcos démarrait
le moteur d'un coup de clé. Il fila jusqu'à la
route, et y poussa l'engin dans ses derniers retranchements, roulant
au-delà des cent quarante kilomètres à
l'heure. Kest avait tiré un autre appareil de sa "trousse de
survie" - avec le blaster, le radio et le compteur Geiger - et le fixa
sur ses lunettes. C'était un verre
supplémentaire, à fort grossissement.
"Calme-toi, ils ne nous suivent pas. Ca leur serait inutile, ils ont ce
qu'ils voulaient. Ils n'ont aucune raison de nous poursuivre."
Harcos accepta de diminuer
l'allure, mais n'était pas rassuré pour autant.
Il jetait de fréquents coups d'œil dans son
rétroviseur, comme s'il s'attendait à voir
poindre le convoi de Stalkers à l'horizon d'une minute
à l'autre.
"Et maintenant ? Qu'est-ce qu'on fait, maintenant ?
- Cela ne représentait qu'une étape sur ta route,
non ? Alors, rien n'a changé. Tu me laisseras au premier
regroupement de population, comme je te l'avais demandé.
- Tu ne m'as pas demandé cela.
- Quoi ?
- Je dis : tu ne m'as pas demandé cela. Tu m'as dit de te
laisser à la première ville que nous trouverions.
Nous avons rejoint cette ville, et tu n'y es pas resté. Donc
tu me demandes quelque chose de plus.
- Mais enfin, tu ne vas tout de même pas appeler "ville" le
tas de cendres et de cadavres qu'est devenu South Key ?
- Soit, dit le Sympathique, bien entendu, je veux bien te ramener
jusqu'à Ayers Rock avec moi… Mais en ce
cas…
Nous y voilà,
songea Kest. Les sales réflexes reprennent le
dessus. Il a déjà oublié ce qu'il a vu
à South Key !
- En ce cas, compléta Harcos, je vais te demander un service
en contrepartie. La vie à Ayers Rock est celle d'une ville
moyenne normale ; on y trafique, on y vole, on y tue…. Il y
a là-bas un clan de Faluns qui m'a arnaqué, et je
souhaite que tu leur fasses payer d'une manière ou d'une
autre…
A cet instant précis, il
y eut un reflet, un éclat dans le désert, qui
attira toute l'attention de Kest. Il eut aussitôt la
certitude que quelque chose se trouvait là.
- Freine !
- Quoi ?
- J'ai dit : freine ! répéta Kest en
écrasant lui-même le pied de Harcos sur la
pédale de frein.
Le buggy dérapa
à demi, et stoppa en laissant une longue trace de gomme sur
le bitume.
- Mais qu'est-ce qui te prend ?
- Il y a quelque chose dans le désert…
- Putain, je le sais bien, et comment ! Du sable à en
crever, des kangourous, des scorpions… Si tu refuses les
termes de mon contrat, tu peux le dire poliment, pas la peine
de…
- La ferme ! J'ai aperçu un truc qui reflétait
les rayons du soleil.
- Ca pourrait être une pierre ; je ne sais pas,
moi… Peut-être que tu as juste vu un mirage !
Pourquoi faudrait-il à tout prix que cela ait un quelconque
intérêt ? Nous étions en pleines
tractations ! Kest !
- Je me fie toujours à mes intuitions, et celle-ci m'a
foudroyé. Il y avait plus qu'un simple reflet, une
légère diffraction de la
lumière…
Il descendit du Buggy, et
commença à marcher vers le point qu'il avait
repéré, indifférent au Sympathique qui
continuait à fulminer.
- Attends-moi ici, ordonna-t-il.
- Hey, si ton mirage est à un kilomètre, autant y
aller en buggy, cet engin est fait pour, tu sais… Nous
étions en pleine négociation !
Le Sympathique cessa ses
jérémiades, car Kest ne répondait et
ne l'écoutait pas. Il y avait plus important.
C'était à une cinquantaine de mètres
à peine. D'instinct, il avait porté la main
à la crosse de son arme. Pourtant, Harcos faisait preuve de
bon sens : s'il y avait quelque chose, ils auraient dû le
voir tous les deux, maintenant qu'ils étaient à
l'arrêt. Kest avait une vue exceptionnelle, mais de
là à repérer une anomalie dans le
désert alors que leur véhicule filait
à plus de cent kilomètres à
l'heure… Un objet avait dû
réfléchir la lumière du soleil, et il
en avait hâtivement déduit… Rien du
tout ! Il s'était seulement fié à son
intuition.
Il voyait à nouveau
l'éclat lumineux, au sommet d'une dune. Sauf que celle-ci
avait quelque chose d'artificiel. Elle était trop haute. Les
dunes, habituellement, étaient d'une parfaite
régularité, presque
géométrique ; pas une, en un lieu
donné, ne dépassait ses consœurs.
Il dégagea le sable
à l'endroit d'où brillait le reflet, et comprit
aussitôt. Les rayons du soleil se reflétaient sur
le pare-brise d'une voiture presque entièrement
ensablée. Mais le phénomène n'avait
rien de naturel. Quelqu'un avait consciencieusement
dissimulé le véhicule aux regards.
Menée intelligemment, et avec une bonne dose de force
physique, l'opération ne prenait que quelques minutes, et
assurait une invisibilité totale aux yeux de ceux passant
sur la route 32. Il suffisait d'accoler la machine au dos d'une dune
d'un coup de volant, puis de recouvrir les parties visibles avec
quelques pelletées de sable.
Il continua de dégager
le véhicule, jusqu'à pouvoir distinguer les
sièges, mais il n'y vit aucun corps. Personne, mort ou vif,
ne se trouvait à l'intérieur. Cela signifiait que
le propriétaire du véhicule avait soit
quitté les lieux d'une manière ou d'une autre,
soit…
Sa vigilance s'éveilla
au moment propice. Il vit la tête apparaître au
sommet d'une autre dune, un pistolet à la main. Il vit le
mouvement des doigts indiquant qu'on pressait la détente, il
analysa la trajectoire du projectile et se jeta de
côté dans un parfait mouvement d'esquive.
La balle siffla à
l'endroit précis où il s'était tenu
une demi seconde plus tôt. Il avait
dégainé son arme et s'apprêtait
à viser son agresseur, mais il vit que celui-ci avait
lâché son arme et levé les mains.
"Pardonnez-moi, implora une douce voix féminine. Je n'avais
pas vu que vous étiez un Tech, je croyais qu'ils
étaient encore là…
Elle ôta son masque
réfrigérant, afin qu'il puisse identifier son
visage. Sans aucun doute possible, c'était celui d'une Tech.
Elle-même n'avait compris la nature de Kest qu'en le voyant
esquiver une balle en une fraction de seconde. Seuls les Techs, et
quelques Stalkers de la dernière
génération, étaient capables d'une
telle prouesse. Une question traversa toutefois l'esprit de Kest :
avait-elle ou non visé un point vital ? Il n'aurait su le
dire exactement, mais la sensation de danger lorsqu'il avait
analysé la trajectoire indiquait une menace mortelle. Il en
avait seulement eu l'impression, mais dans ces fractions de seconde,
tout se réduisait à une affaire de sensation,
d'impression, d'intuition. Si c'était une Tech, sous quel
prétexte s'était-elle autorisée
à tuer le premier venu ?
- J'ai bien cru que vous alliez me plomber sur place, sans aucune
raison, maugréa Kest. A quoi rime tout ceci ? dit-il en
désignant la voiture ensablée d'un signe de
tête.
- C'était pour me cacher…
- Je m'en doute bien !
- J'ai dû m'assoupir par la suite, derrière la
dune où je m'étais
réfugiée… Lorsque je vous ai entendu,
j'ai réagi à l'instinct, sans
réfléchir. J'aurais pourtant dû
comprendre au premier regard que vous n'étiez pas l'un
d'entre eux…
- Eux ? De qui parlez-vous ?
- Peu importe. Je suppose qu'ils sont loin à
présent, ils doivent penser avoir perdu ma trace. Je n'ai
plus qu'à déterrer ma Doloréane et
à reprendre la route… Non, je ne peux pas, se
reprit-elle en fermant les yeux. Si un seul d'entre eux la
reconnaît, je suis morte. Pourriez-vous m'emmener avec vous ?
Son ton s'était fait
suppliant.
- Ce n'est pas à moi qu'il faut le demander, mais au
Sympathique qui attend là-bas. Je ne pense pas que ce soit
un problème. Les Sympathiques secourent chacun sans
distinction… J'espère simplement qu'il ne va pas
alourdir ma part du "contrat".
- Je vous remercie, dit la Tech d'un air reconnaissant. Laissez-moi une
minute pour prendre mon équipement de survie, je l'ai
laissé dans l'habitacle…"
Elle se nommait Kyan ; il l'aida
à déterrer - enfin, dessabler - le
véhicule, et constata que son "équipement de
survie" ressemblait à s'y méprendre au sien.
Seule l'arme, plus légère mais plus
sophistiquée, différait. Il crut
reconnaître l'arme de service des membres du Terrestre,
le corps des combattants d'élite Tech, mais avant d'avoir pu
la détailler, elle disparut dans son holster. La combinaison
était du même type que la sienne, avec une
apparence plus raffinée, plus féminine. Celle des
Techs habitués à se promener en plein Victoria,
ou dans n'importe quel milieu hostile. Elle devait également
être réfrigérée et
dotée de ses propres capteurs.
Harcos ne fit aucun commentaire
lorsqu'ils montèrent à bord du buggy. Il eut
juste un regard pour Kest, l'air de lui signifier "OK, tu avais raison,
je m'incline", mais il ne posa pas la moindre question.
C'était comme s'il était indifférent
à la présence de Kyan. Kest fit les
présentations, mais la Tech et le Sympathique paraissaient
décidés à s'ignorer l'un l'autre.
Après avoir atteint sa vitesse de croisière,
Harcos reprit la conversation là où il l'avait
interrompue.
"Je disais donc, la vie à Ayers Rock est celle d'une ville
moyenne normale ; on y trafique, on y vole, on y tue… Les
groupes les plus influents sont rassemblés par clans. L'un
des plus importants est un groupe de Faluns. Ils m'ont
arnaqué. Légalement, si on peut parler de
légalité dans une ville pluriethnique, ils sont
inattaquables ; ils m'ont simplement donné quelque chose
qui… Ne fonctionnait pas comme je l'avais
espéré. Peu importe ce dont il s'agissait, c'est
mon affaire.
- Un marché de dupe ? Que leur as-tu fourni ?
- Un moteur. Oui, mon travail principal, c'est de réparer
des moteurs, d'en améliorer, et même d'en
construire à partir des pièces
détachées que je peux trouver. Ce
jour-là, je marchandais, et ils m'ont arnaqué. Je
veux que tu leur fasses payer d'une manière ou d'une autre,
dont tu seras le seul juge. C'est tout. Je ne te demande pas la
Lune…"
Kest haussa les épaules.
Encore une ville où il ne pourrait plus remettre les pieds,
une fois sa "mission" accomplie. Mais il n'avait pas le choix. Le
Sympathique n'avait rien fait pour lui être
désagréable. Il ne se sentait même pas
le droit de discuter sa proposition. Il trouverait un moyen de faire
payer ce groupe de Faluns, et sa dette serait acquittée.
Bien sûr, il aurait pu
faire remarquer au Sympathique qu'ils étaient à
moins de cent kilomètres de Ayers Rock, une distance qu'il
aurait pu aisément parcourir par ses propres moyens. Non
qu'il ait particulièrement envie de marcher douze heures
d'affilée dans le désert (il ne pourrait suivre
la route, pas avec la menace du retour des Stalkers
rencontrés à South Key), mais il s'en sentait
parfaitement capable. Il n'avait plus soif et c'était
l'essentiel, même s'il commençait, en revanche,
à ressentir les affres de la faim. Cependant, il se doutait
de ce qu'aurait été la réponse du
Sympathique. Il aurait trouvé un motif, implacable, pour lui
rappeler ce qu'il lui devait. Par exemple, la cachette qu'il lui avait
révélée à South Key, sans
laquelle il aurait vraisemblablement été
éliminé par les Stalkers sans autre forme de
procès. Ou il arguerait n'avoir jamais dit, depuis le
début de leur trajet commun, que la course serait
gratuite… A ce jeu-là, impossible de vaincre un
Sympathique. Ils ne savaient utiliser des armes, mais ils savaient se
battre avec des mots.
"Nous serons à Ayers Rock dans cinq minutes environ,
annonça le Sympathique à la vue d'un panneau
indicateur.
Dans le même
réflexe, les deux Techs prirent leur arme en main, en
ouvrirent le barillet et y rajoutèrent les cartouches
manquantes. Ils s'en rendirent compte et se regardèrent,
amusés.
- Pour moi, ce n'est qu'une étape de mon voyage, dit Kest,
il n'est pas dans mes intentions de rester à Ayers Rock.
- Moi non plus. Il me faut juste trouver un moyen de
rejoindre…
- Alice Springs ?
Elle acquiesça, mais il
sut aussitôt que ce n'était qu'une demi
vérité. Elle devait passer par Alice Springs,
mais son chemin ne s'arrêtait pas là.
- Peut-être devrions-nous éviter de nous
séparer, suggéra Kest. J'ignore comment sont
acceptés les Techs dans cette agglomération, et
je préfère ne pas prendre de risques…
- Ils sont acceptés quand ils savent rester discrets,
l'interrompit Harcos. Et n'oubliez pas ce que vous me devez."
Tiens, maintenant la
dette nous revient à tous les deux… Le
Sympathique devait penser qu'ils auraient plus de chances de
réussir à eux deux, et il ne pouvait que lui
donner raison. Et puis, plus vite ce problème serait
réglé, plus tôt il pourrait revenir
à sa mission première. Rejoindre Darwin demeurait
son seul objectif, depuis que ce message lui avait
été amené à Sydney,
signé par son père, et l'enjoignant de prendre la
route dans les plus brefs délais. Il aurait pris ce message
pour un faux si le sceau familial n'y avait pas
été apposé… ainsi qu'une
phrase-code confirmant son authenticité.
Il souhaitait encore,
malgré tout, éclaircir l'affaire South Key. Qui
l'avait détruite, comment ce groupe de Stalkers avait eu
connaissance de ce générateur… Quant
à Kyan, il se fit la réflexion qu'elle pourrait
être la voix entendue, moins d'une dizaine d'heures plus
tôt, sur le canal d'urgence Tech. L'émission
n'avait pas été très claire, mais
à la réflexion, il aurait juré
reconnaître sa voix. D'ailleurs, cela ne cadrait-il pas avec
le reste ? Il la retrouvait cachée au milieu des dunes,
prête à tuer le premier venu tant elle se sentait
en danger…
"Kyan, avez-vous quelque chose à voir avec ce qui s'est
passé à South Key ?
Pas de réponse. Il se
tourna vers elle.
- Habitiez-vous South Key ?
- Non. Je suis arrivée au mauvais moment. J'ai vu quel genre
de personnes était occupé à
détruire la ville. Ils m'ont pris en chasse ; heureusement
la Doloréane roulait trop vite pour eux, et je suis parvenue
à les distancer. Je projetais au départ de
repartir en sens inverse, après leur passage, mais il
semblerait qu'ils aient abandonné leur poursuite…
Vous auriez dû les croiser.
- Rien vu, fit Harcos.
- Etrange…
- Qui étaient-ils ? interrogea le Tech.
- Des Stalkers, des Faluns, des Nomades, des Gris… Un peu de
tout. Je crois même qu'il y avait des Techs. Oui, je sais ce
que vous pensez, pour moi aussi c'est invraisemblable. Le
problème, c'est que je l'ai vu de mes yeux.
Kest resta songeur. La voix de Kyan
avait les accents de la vérité, et en tant que
Tech, elle n'avait pas de raison de lui mentir. Si cela avait
été le cas, elle n'aurait pas
éprouvé de difficulté à lui
inventer une histoire plus crédible ! Des Humains de tous
les peuples travaillant ensemble, main dans la main ?
C'était du jamais vu !
- Nous y sommes, annonça Harcos. Ayers Rock ! Terminus, tout
le monde descend !"
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