V - Un reflet dans le sable

par Ehryx

- Le meurtre sera ton dernier recours
(Précepte des Techs)


Harcos fit coulisser la trappe une nouvelle fois, puis poussa le rayonnage de bouteilles pour le faire pivoter et leur laisser assez d'espace pour s'extraire. Kest passa lestement par l'ouverture, tandis que Harcos s'avançait et ouvrait la porte de la pièce. Il n'avait pas fait plus de quelques mètres qu'il s'arrêta : un Stalker, une petite mitrailleuse dans les mains, lui barrait le passage.
"Tu croyais qu'on t'avait pas repéré, peut-être ? grinça la voix du Stalker. Pauvre imbécile ! Avec ton buggy négligemment garé à l'entrée de la ville ! Dire qu'au départ on ne te trouvait même pas suspect…"
Kest jaillit alors dans l'encadrement de la porte, son blaster tenu à deux mains ; il ajusta, et tira dans le bras tenant la mitrailleuse. Son porteur la lâcha sur le coup. Harcos réagit aussi vite qu'un Sympathique sait le faire dans une telle situation : il se baissa et empoigna l'arme, avant que le Stalker ne puisse tenter de la reprendre. Mais il en aurait été incapable ; il s'effondra sur le sol en se tenant le bras.
"Merde, d'où tu sors, toi ?

Kest répondit par un sourire énigmatique.
- Pas un cri, où je te garantis que tu ne t'en sortiras pas avec juste une balle logée dans l'avant-bras. Grouille-toi, le Sympathique, dit-il en faisant signe à Harcos d'avancer. Barrons-nous avant que l'autre ne rapplique.
- L'autre ?
- Il doit y en avoir un autre, vraisemblablement en train de te chercher à l'étage. Ah oui, reprit-il à l'intention du blessé étendu à terre, un détail : le truc que tes petits copains sont en train de déterrer est nucléaire, et il n'est plus refroidi. Si vous voulez crever irradié, ça ne me fait rien, mais amenez ça dans une ville et je me considèrerai autorisé à tuer."

Il se rua à l'extérieur, suivi par le Sympathique. Comme il l'avait espéré, l'attention des Stalkers était accaparée par le générateur, ils ignoraient être en train de mourir à petit feu. En avoir conscience ne lui était nullement agréable ; l'ethnie des victimes ne changeait rien à l'affaire.
Lorsqu'ils s'aperçurent de leur présence, il était trop tard : ils avaient sauté dans le buggy, et Harcos démarrait le moteur d'un coup de clé. Il fila jusqu'à la route, et y poussa l'engin dans ses derniers retranchements, roulant au-delà des cent quarante kilomètres à l'heure. Kest avait tiré un autre appareil de sa "trousse de survie" - avec le blaster, le radio et le compteur Geiger - et le fixa sur ses lunettes. C'était un verre supplémentaire, à fort grossissement.
"Calme-toi, ils ne nous suivent pas. Ca leur serait inutile, ils ont ce qu'ils voulaient. Ils n'ont aucune raison de nous poursuivre."

Harcos accepta de diminuer l'allure, mais n'était pas rassuré pour autant. Il jetait de fréquents coups d'œil dans son rétroviseur, comme s'il s'attendait à voir poindre le convoi de Stalkers à l'horizon d'une minute à l'autre.
"Et maintenant ? Qu'est-ce qu'on fait, maintenant ?
- Cela ne représentait qu'une étape sur ta route, non ? Alors, rien n'a changé. Tu me laisseras au premier regroupement de population, comme je te l'avais demandé.
- Tu ne m'as pas demandé cela.
- Quoi ?
- Je dis : tu ne m'as pas demandé cela. Tu m'as dit de te laisser à la première ville que nous trouverions. Nous avons rejoint cette ville, et tu n'y es pas resté. Donc tu me demandes quelque chose de plus.
- Mais enfin, tu ne vas tout de même pas appeler "ville" le tas de cendres et de cadavres qu'est devenu South Key ?
- Soit, dit le Sympathique, bien entendu, je veux bien te ramener jusqu'à Ayers Rock avec moi… Mais en ce cas…

Nous y voilà, songea Kest. Les sales réflexes reprennent le dessus. Il a déjà oublié ce qu'il a vu à South Key !
- En ce cas, compléta Harcos, je vais te demander un service en contrepartie. La vie à Ayers Rock est celle d'une ville moyenne normale ; on y trafique, on y vole, on y tue…. Il y a là-bas un clan de Faluns qui m'a arnaqué, et je souhaite que tu leur fasses payer d'une manière ou d'une autre…

A cet instant précis, il y eut un reflet, un éclat dans le désert, qui attira toute l'attention de Kest. Il eut aussitôt la certitude que quelque chose se trouvait là.
- Freine !
- Quoi ?
- J'ai dit : freine ! répéta Kest en écrasant lui-même le pied de Harcos sur la pédale de frein.

Le buggy dérapa à demi, et stoppa en laissant une longue trace de gomme sur le bitume.
- Mais qu'est-ce qui te prend ?
- Il y a quelque chose dans le désert…
- Putain, je le sais bien, et comment ! Du sable à en crever, des kangourous, des scorpions… Si tu refuses les termes de mon contrat, tu peux le dire poliment, pas la peine de…
- La ferme ! J'ai aperçu un truc qui reflétait les rayons du soleil.
- Ca pourrait être une pierre ; je ne sais pas, moi… Peut-être que tu as juste vu un mirage ! Pourquoi faudrait-il à tout prix que cela ait un quelconque intérêt ? Nous étions en pleines tractations ! Kest !
- Je me fie toujours à mes intuitions, et celle-ci m'a foudroyé. Il y avait plus qu'un simple reflet, une légère diffraction de la lumière…

Il descendit du Buggy, et commença à marcher vers le point qu'il avait repéré, indifférent au Sympathique qui continuait à fulminer.
- Attends-moi ici, ordonna-t-il.
- Hey, si ton mirage est à un kilomètre, autant y aller en buggy, cet engin est fait pour, tu sais… Nous étions en pleine négociation !

Le Sympathique cessa ses jérémiades, car Kest ne répondait et ne l'écoutait pas. Il y avait plus important. C'était à une cinquantaine de mètres à peine. D'instinct, il avait porté la main à la crosse de son arme. Pourtant, Harcos faisait preuve de bon sens : s'il y avait quelque chose, ils auraient dû le voir tous les deux, maintenant qu'ils étaient à l'arrêt. Kest avait une vue exceptionnelle, mais de là à repérer une anomalie dans le désert alors que leur véhicule filait à plus de cent kilomètres à l'heure… Un objet avait dû réfléchir la lumière du soleil, et il en avait hâtivement déduit… Rien du tout ! Il s'était seulement fié à son intuition.

Il voyait à nouveau l'éclat lumineux, au sommet d'une dune. Sauf que celle-ci avait quelque chose d'artificiel. Elle était trop haute. Les dunes, habituellement, étaient d'une parfaite régularité, presque géométrique ; pas une, en un lieu donné, ne dépassait ses consœurs.
Il dégagea le sable à l'endroit d'où brillait le reflet, et comprit aussitôt. Les rayons du soleil se reflétaient sur le pare-brise d'une voiture presque entièrement ensablée. Mais le phénomène n'avait rien de naturel. Quelqu'un avait consciencieusement dissimulé le véhicule aux regards. Menée intelligemment, et avec une bonne dose de force physique, l'opération ne prenait que quelques minutes, et assurait une invisibilité totale aux yeux de ceux passant sur la route 32. Il suffisait d'accoler la machine au dos d'une dune d'un coup de volant, puis de recouvrir les parties visibles avec quelques pelletées de sable.
Il continua de dégager le véhicule, jusqu'à pouvoir distinguer les sièges, mais il n'y vit aucun corps. Personne, mort ou vif, ne se trouvait à l'intérieur. Cela signifiait que le propriétaire du véhicule avait soit quitté les lieux d'une manière ou d'une autre, soit…
Sa vigilance s'éveilla au moment propice. Il vit la tête apparaître au sommet d'une autre dune, un pistolet à la main. Il vit le mouvement des doigts indiquant qu'on pressait la détente, il analysa la trajectoire du projectile et se jeta de côté dans un parfait mouvement d'esquive.
La balle siffla à l'endroit précis où il s'était tenu une demi seconde plus tôt. Il avait dégainé son arme et s'apprêtait à viser son agresseur, mais il vit que celui-ci avait lâché son arme et levé les mains.
"Pardonnez-moi, implora une douce voix féminine. Je n'avais pas vu que vous étiez un Tech, je croyais qu'ils étaient encore là…

Elle ôta son masque réfrigérant, afin qu'il puisse identifier son visage. Sans aucun doute possible, c'était celui d'une Tech. Elle-même n'avait compris la nature de Kest qu'en le voyant esquiver une balle en une fraction de seconde. Seuls les Techs, et quelques Stalkers de la dernière génération, étaient capables d'une telle prouesse. Une question traversa toutefois l'esprit de Kest : avait-elle ou non visé un point vital ? Il n'aurait su le dire exactement, mais la sensation de danger lorsqu'il avait analysé la trajectoire indiquait une menace mortelle. Il en avait seulement eu l'impression, mais dans ces fractions de seconde, tout se réduisait à une affaire de sensation, d'impression, d'intuition. Si c'était une Tech, sous quel prétexte s'était-elle autorisée à tuer le premier venu ?
- J'ai bien cru que vous alliez me plomber sur place, sans aucune raison, maugréa Kest. A quoi rime tout ceci ? dit-il en désignant la voiture ensablée d'un signe de tête.
- C'était pour me cacher…
- Je m'en doute bien !
- J'ai dû m'assoupir par la suite, derrière la dune où je m'étais réfugiée… Lorsque je vous ai entendu, j'ai réagi à l'instinct, sans réfléchir. J'aurais pourtant dû comprendre au premier regard que vous n'étiez pas l'un d'entre eux
- Eux ? De qui parlez-vous ?
- Peu importe. Je suppose qu'ils sont loin à présent, ils doivent penser avoir perdu ma trace. Je n'ai plus qu'à déterrer ma Doloréane et à reprendre la route… Non, je ne peux pas, se reprit-elle en fermant les yeux. Si un seul d'entre eux la reconnaît, je suis morte. Pourriez-vous m'emmener avec vous ?

Son ton s'était fait suppliant.
- Ce n'est pas à moi qu'il faut le demander, mais au Sympathique qui attend là-bas. Je ne pense pas que ce soit un problème. Les Sympathiques secourent chacun sans distinction… J'espère simplement qu'il ne va pas alourdir ma part du "contrat".
- Je vous remercie, dit la Tech d'un air reconnaissant. Laissez-moi une minute pour prendre mon équipement de survie, je l'ai laissé dans l'habitacle…"

Elle se nommait Kyan ; il l'aida à déterrer - enfin, dessabler - le véhicule, et constata que son "équipement de survie" ressemblait à s'y méprendre au sien. Seule l'arme, plus légère mais plus sophistiquée, différait. Il crut reconnaître l'arme de service des membres du Terrestre, le corps des combattants d'élite Tech, mais avant d'avoir pu la détailler, elle disparut dans son holster. La combinaison était du même type que la sienne, avec une apparence plus raffinée, plus féminine. Celle des Techs habitués à se promener en plein Victoria, ou dans n'importe quel milieu hostile. Elle devait également être réfrigérée et dotée de ses propres capteurs.
Harcos ne fit aucun commentaire lorsqu'ils montèrent à bord du buggy. Il eut juste un regard pour Kest, l'air de lui signifier "OK, tu avais raison, je m'incline", mais il ne posa pas la moindre question. C'était comme s'il était indifférent à la présence de Kyan. Kest fit les présentations, mais la Tech et le Sympathique paraissaient décidés à s'ignorer l'un l'autre. Après avoir atteint sa vitesse de croisière, Harcos reprit la conversation là où il l'avait interrompue.

"Je disais donc, la vie à Ayers Rock est celle d'une ville moyenne normale ; on y trafique, on y vole, on y tue… Les groupes les plus influents sont rassemblés par clans. L'un des plus importants est un groupe de Faluns. Ils m'ont arnaqué. Légalement, si on peut parler de légalité dans une ville pluriethnique, ils sont inattaquables ; ils m'ont simplement donné quelque chose qui… Ne fonctionnait pas comme je l'avais espéré. Peu importe ce dont il s'agissait, c'est mon affaire.
- Un marché de dupe ? Que leur as-tu fourni ?
- Un moteur. Oui, mon travail principal, c'est de réparer des moteurs, d'en améliorer, et même d'en construire à partir des pièces détachées que je peux trouver. Ce jour-là, je marchandais, et ils m'ont arnaqué. Je veux que tu leur fasses payer d'une manière ou d'une autre, dont tu seras le seul juge. C'est tout. Je ne te demande pas la Lune…"

Kest haussa les épaules. Encore une ville où il ne pourrait plus remettre les pieds, une fois sa "mission" accomplie. Mais il n'avait pas le choix. Le Sympathique n'avait rien fait pour lui être désagréable. Il ne se sentait même pas le droit de discuter sa proposition. Il trouverait un moyen de faire payer ce groupe de Faluns, et sa dette serait acquittée.
Bien sûr, il aurait pu faire remarquer au Sympathique qu'ils étaient à moins de cent kilomètres de Ayers Rock, une distance qu'il aurait pu aisément parcourir par ses propres moyens. Non qu'il ait particulièrement envie de marcher douze heures d'affilée dans le désert (il ne pourrait suivre la route, pas avec la menace du retour des Stalkers rencontrés à South Key), mais il s'en sentait parfaitement capable. Il n'avait plus soif et c'était l'essentiel, même s'il commençait, en revanche, à ressentir les affres de la faim. Cependant, il se doutait de ce qu'aurait été la réponse du Sympathique. Il aurait trouvé un motif, implacable, pour lui rappeler ce qu'il lui devait. Par exemple, la cachette qu'il lui avait révélée à South Key, sans laquelle il aurait vraisemblablement été éliminé par les Stalkers sans autre forme de procès. Ou il arguerait n'avoir jamais dit, depuis le début de leur trajet commun, que la course serait gratuite… A ce jeu-là, impossible de vaincre un Sympathique. Ils ne savaient utiliser des armes, mais ils savaient se battre avec des mots.

"Nous serons à Ayers Rock dans cinq minutes environ, annonça le Sympathique à la vue d'un panneau indicateur.

Dans le même réflexe, les deux Techs prirent leur arme en main, en ouvrirent le barillet et y rajoutèrent les cartouches manquantes. Ils s'en rendirent compte et se regardèrent, amusés.
- Pour moi, ce n'est qu'une étape de mon voyage, dit Kest, il n'est pas dans mes intentions de rester à Ayers Rock.
- Moi non plus. Il me faut juste trouver un moyen de rejoindre…
- Alice Springs ?

Elle acquiesça, mais il sut aussitôt que ce n'était qu'une demi vérité. Elle devait passer par Alice Springs, mais son chemin ne s'arrêtait pas là.
- Peut-être devrions-nous éviter de nous séparer, suggéra Kest. J'ignore comment sont acceptés les Techs dans cette agglomération, et je préfère ne pas prendre de risques…
- Ils sont acceptés quand ils savent rester discrets, l'interrompit Harcos. Et n'oubliez pas ce que vous me devez."

Tiens, maintenant la dette nous revient à tous les deux… Le Sympathique devait penser qu'ils auraient plus de chances de réussir à eux deux, et il ne pouvait que lui donner raison. Et puis, plus vite ce problème serait réglé, plus tôt il pourrait revenir à sa mission première. Rejoindre Darwin demeurait son seul objectif, depuis que ce message lui avait été amené à Sydney, signé par son père, et l'enjoignant de prendre la route dans les plus brefs délais. Il aurait pris ce message pour un faux si le sceau familial n'y avait pas été apposé… ainsi qu'une phrase-code confirmant son authenticité.

Il souhaitait encore, malgré tout, éclaircir l'affaire South Key. Qui l'avait détruite, comment ce groupe de Stalkers avait eu connaissance de ce générateur… Quant à Kyan, il se fit la réflexion qu'elle pourrait être la voix entendue, moins d'une dizaine d'heures plus tôt, sur le canal d'urgence Tech. L'émission n'avait pas été très claire, mais à la réflexion, il aurait juré reconnaître sa voix. D'ailleurs, cela ne cadrait-il pas avec le reste ? Il la retrouvait cachée au milieu des dunes, prête à tuer le premier venu tant elle se sentait en danger…
"Kyan, avez-vous quelque chose à voir avec ce qui s'est passé à South Key ?

Pas de réponse. Il se tourna vers elle.
- Habitiez-vous South Key ?
- Non. Je suis arrivée au mauvais moment. J'ai vu quel genre de personnes était occupé à détruire la ville. Ils m'ont pris en chasse ; heureusement la Doloréane roulait trop vite pour eux, et je suis parvenue à les distancer. Je projetais au départ de repartir en sens inverse, après leur passage, mais il semblerait qu'ils aient abandonné leur poursuite… Vous auriez dû les croiser.
- Rien vu, fit Harcos.
- Etrange…
- Qui étaient-ils ? interrogea le Tech.
- Des Stalkers, des Faluns, des Nomades, des Gris… Un peu de tout. Je crois même qu'il y avait des Techs. Oui, je sais ce que vous pensez, pour moi aussi c'est invraisemblable. Le problème, c'est que je l'ai vu de mes yeux.

Kest resta songeur. La voix de Kyan avait les accents de la vérité, et en tant que Tech, elle n'avait pas de raison de lui mentir. Si cela avait été le cas, elle n'aurait pas éprouvé de difficulté à lui inventer une histoire plus crédible ! Des Humains de tous les peuples travaillant ensemble, main dans la main ? C'était du jamais vu !
- Nous y sommes, annonça Harcos. Ayers Rock ! Terminus, tout le monde descend !"

A suivre...

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