IV - Excavation

par Ehryx

- En tes sens tu croiras
(Précepte des Techs)


"Ma vitesse était le double de la leur, comment peuvent-ils déjà être ici ?
- Imbécile, ils ont dû ralentir à ton approche, puis ils t'ont "suivi" à distance ! Ils t'ont piégé !
- Mais pourquoi ? Je ne leur ai rien fait !
- Ne cherche pas à comprendre, et éloigne-toi de la fenêtre. J'ignore le lien entre ces Stalkers et ce qui s'est passé ici, mais ils n'auront aucun scrupule à rajouter deux cadavres à ceux qui peuplent déjà la ville s'ils nous trouvent !
Harcos s'écarta, puis le regarda de ses yeux noirs, à l'expression illisible.
- Je connais un endroit où nous cacher, ici même. S'il y a des survivants, ils y seront. Il y a peu de chances que ceux-là le connaissent aussi.
- Mais pourquoi ne m'en as-tu pas parlé plus tôt ?
- Dépêchons-nous, éluda le Sympathique. Je crois qu'ils vont s'y prendre comme nous tout à l'heure, et fouiller le saloon en premier…"

Il traversa la pièce, enjamba les cadavres qui en jonchaient le plancher, et ouvrit une porte menant à la réserve personnelle du propriétaire du bar. Des centaines de bouteilles en tous genres. Kest se fit la réflexion que cela ne ressemblait pas à l'arrière-boutique d'un tenancier de saloon dans une petite ville perdue… Puis vit le Sympathique faire pivoter l'un des rayonnages, révélant une trappe à peine visible dans le sol.
"Comment connais-tu cela ?
- Les miens, comme tu le sais, ont certaines facilités pour recueillir l'amitié et les confidences. Parfois cela nous octroie le droit d'apprendre certains secrets du maître de céans, comme ce fut le cas au cours de l'un de mes séjours à South Key. Je suppose que tous les habitants le connaissaient, car il y a au moins huit trappes similaires à travers la ville.

Kest avait pu en mémoriser la configuration. Il s'agissait d'une croix, presque parfaite géométriquement ; il n'y avait que deux très longues rues, se croisant en leurs milieux. En tout, huit rangées d'habitations et de commerces. Il fit immédiatement le lien avec le nombre évoqué par Harcos.
- Où cela nous mène-t-il ?
- C'est un long couloir, tu verras. Il y a une seconde trappe à l'autre bout."

Cette dernière précision rassura Kest, qui accepta dès lors de suivre le Sympathique. La trappe ne s'ouvrait pas, elle coulissait dans le plancher ; il y fit descendre le Tech, puis le suivit en ramenant avec difficulté le rayonnage en place. Bien que la trappe ait été habilement dissimulée, on devinait que son usage habituel n'était pas celui d'une cachette.
Le couloir n'avait pas simplement été creusé sous terre, il était fait de béton, et se trouvait déjà faiblement éclairé avant que le Sympathique et le Tech n'y descendent. Ils devaient donc supposer qu'il le soit en permanence, ce qui était déjà incroyable en soi !

"Comment peuvent-ils se permettre pareille débauche d'électricité ? interrogea Kest.
- Je ne sais pas. J'arrive à concevoir que l'on puisse creuser ce genre de tunnel, et le renforcer de béton, mais je n'en comprends pas la raison.

Les yeux du Tech furetaient déjà, enregistraient tous les éléments composant le couloir. Il n'y avait pas grand-chose, pourtant son existence à elle seule faisait figure d'énorme point d'interrogation. D'épais câblages parcouraient le mur du côté de la rue, aussi loin que son regard portât. Comme il s'y était attendu, le couloir se trouvait exactement en-dessous de la rangée de bâtiments. Devait-il en déduire qu'ils en existaient sous chacun des groupes de maison de South Key ?
"Ils t'ont déjà dit quelque chose au sujet de cet endroit ? interrogea-t-il.
- Rien du tout ; le tenancier du saloon m'en a juste révélé l'existence. A vrai dire, il avait beaucoup bu, ce qui n'était pas dans ses habitudes ; le lendemain, une fois dessaoulé, il m'a fait promettre de ne pas trahir ce secret. J'ai tenu parole jusqu'alors, mais là-haut, il y avait son cadavre, au milieu des autres… Je n'ai plus de serment à tenir.

Kest s'engagea dans le couloir, et en parcourut au pas de course ce qui devait représenter la moitié de sa longueur. Un boîtier plastifié était accroché au mur, auquel se rattachait, d'un côté comme de l'autre, le câble qu'il avait vu de l'autre côté. Il l'ouvrit, révélant quelques interrupteurs, et une série de compteurs qui indiquaient des valeurs en volts.
- Impressionnant. Il semblerait que la ville de South Key ait centralisé toute son électricité. Tout est raccordé par ces couloirs qui, je le suppose, courent sous toute la ville, et sont reliés à chaque édifice. Tu disais qu'il y en avait au moins huit, les as-tu vus ?
- Non, c'était juste une déduction… J'ai aperçu une trappe semblable à celle du saloon chez l'armurier, à l'autre bout de la ville. Il pourrait donc y avoir huit corridors, et jusqu'à seize ouvertures en tout.

Se souvenant ce qui les avait poussés à se réfugier ici quelques minutes auparavant, Kest se remit à trotter vers l'autre extrémité, nerveux.
- Cette ville n'est pas nouvelle, dit-il, elle doit exister depuis des années.
- Une trentaine, je crois, peut-être moins ?
- Ce n'est pas un simple regroupement de population… Tu dis qu'il y a une source à proximité, mais cela ne suffirait pas à justifier l'édification d'une ville. Cela me paraît louche. Ils ne se seraient pas installés ici, en plein Victoria, alors qu'il y a encore de la place en des endroits plus habitables. Je présume qu'ils voulaient être tranquilles. Mais ce qui me paraît certain, c'est que les habitants de cette cité étaient très soudés. La preuve : ils ont su maintenir le secret sur une installation pareille. Ce n'est certes pas de la haute technologie, mais tout de même… Ce n'est pas possible autrement. "

Le Sympathique acquiesça. C'était cela qui le dérangeait, dans South Key. Les gens s'entendaient trop bien. Pourquoi les humains ici s'entendraient-ils mieux que dans n'importe quelle autre ville de l'Australie centrale ?

Une question demeurait en suspens. Le groupe de Stalkers qui les avait suivis avait-il un lien avec cette ville... Ou avec ceux qui l'avaient détruite ?

Il y avait bien une seconde trappe à l'autre extrémité du couloir. Kest la fit glisser, puis essaya de pousser ce qui avait été placé au-dessus, visiblement un meuble particulièrement lourd. Il lui fallut toutes ses forces et le secours de Harcos pour parvenir, non à le faire glisser sur le plancher comme il l'avait d'abord espéré, mais à le renverser. Il y eut un grand bruit, et ils émergèrent dans un logement dont il ne restait plus que la structure, prête à s'effondrer, et quelques murs encore debout.
L'habitation dans laquelle ils étaient arrivés, l'une des plus grandes de South Key pour autant qu'ils puissent en juger, se trouvait à l'angle de deux rues, donc au centre de la ville. A peine avaient-ils effectué quelques pas à l'intérieur, qu'ils perçurent les échos de conversations provenant du milieu de la rue.
"Il y a eu un bruit là-dedans ! Tu as vérifié cette maison ?
- Ne t'inquiète pas, elle est trop carbonisée pour qu'il y ait le moindre survivant à l'intérieur.

Les voix étaient rauques et cassantes, désagréables à entendre. Des voix caractéristiques de Stalkers. Ils n'étaient donc pas venus par hasard à South Key.
- Probablement un truc qui s'est effondré de lui-même, sous son propre poids. Tout a été fragilisé par le feu, ce qui tient debout est susceptible de tomber d'un instant à l'autre… Dans quelques jours, cette ville va toute entière s'effriter, puis s'effondrer comme un vulgaire château de cartes. Ca me ferait presque mal au cœur, tout ça. Ce sera comme si South Key et ses habitants n'avaient jamais été de ce monde… "

Il y avait d'étranges bruits en provenance de la rue, outre les nombreux éclats de voix dont une fraction seulement leur parvenait. Le genre de bruits qui rappelait à Kest ceux qu'il entendait, dans son enfance, à proximité des chantiers organisés par les Techs et les Archies, à Sydney. La curiosité était trop forte, l'impression de manquer un élément capital de l'affaire plus pesante encore. Lentement, le moins bruyamment possible, il s'approcha des restes d'une fenêtre, et regarda à l'extérieur, vers l'intersection des deux rues de South Key.

L'un des véhicules lourds signalés par Harcos se trouvait au bord d'un vaste trou, dans lequel une quinzaine de Stalkers creusaient ensemble, avec une parfaite coordination. L'arrière du véhicule avait été ouvert, révélant une pelleteuse mécanique qui réalisait le plus dur du travail. Fort étrange. Que cherchaient-ils sous le centre de la ville ?
Sous le centre… Au milieu des huit couloirs raccordant chaque bâtiment à une même source d'électricité. La réponse à sa question était évidente, et elle ne tarda pas à se vérifier.
"Ca y est ! s'exclama l'un des Stalkers. On y est !

Les autres redoublèrent d'ardeur. Le trou devait atteindre le mètre de profondeur. Du moins Kest le supposait-il à voir leurs silhouettes à demi enfoncées dans le sol. Leurs silhouettes si étranges de Stalkers. Leur engeance n'était pas proportionnée sur le même modèle que les Techs et les Sympathiques ; des jambes nettement plus longues, comme les avant-bras. Ces créatures tout en membres paraissaient toujours laides, comme si elles avaient été moins humaines qu'eux. Mais ce n'était qu'un des résultats de l'évolution accélérée vécue par les Humains du monde Nouveau. Les Techs eux-mêmes, quoique leur apparence extérieure n'ait pas subi de transformation, avaient évolué. Les hommes de l'ancien temps, s'ils avaient pu les rencontrer, leur seraient sans doute apparus comme des créatures faibles et gauches.
La pelleteuse recula, puis une quinzaine de Stalkers souleva ce qui semblait une très large plaque de béton. Craignant d'être repéré Kest ne voyait pas tout, mais il comprenait que le travail des Stalkers arrivait à son terme. A peine la plaque posée sur le sol, à côté de l'excavation, il eut une sensation étrange, une sorte de malaise diffus. Comme si un sixième sens le mettait en garde contre un danger indétectable pour ses sens naturels.
Il se recula dans le renfoncement calciné de la fenêtre, sachant très bien ce que le groupe de Stalkers allait mettre au jour. Il devait s'agir d'un générateur d'électricité de l'ancien temps, une machine que nul en Australie ne pouvait recréer. On savait aujourd'hui encore construire des centrales à électricité, mais cela avait autant à voir avec la technologie de l'ancien temps qu'un lance-pierres avec une arme comme son blaster.

Mû par une subite impulsion, il fourra une main dans sa veste, et retira d'une des poches intérieures son compteur Geiger. Un objet rare bien que simple à concevoir, mais que tous, Techs exceptés, considéraient comme porte-malheur. Seuls ceux de son peuple les utilisaient… Et n'était-ce pas logique, puisqu'on les accusait d'appartenir à la race ayant causé la destruction de l'ancien monde ? Eux seuls pouvaient détecter les rémanences du désastre qu'avaient provoqué leurs ancêtres.
Il activa l'appareil, qui aussitôt se mit à crépiter. Le taux de radiations était plus élevé qu'à l'accoutumée. Mais il demeurait bien en-dessous des normes de sécurité habituelles, rien à voir avec ce que l'on aurait pu mesurer dans la ceinture de mort, là où il était censé se rendre… Le taux n'était pas grave en lui-même. Ce qui était alarmant, c'est qu'il augmentait, rapidement. Très rapidement. Trop rapidement.
Il revint prudemment jusqu'à Harcos qui n'avait pas osé effectuer le moindre geste. Il eut un mouvement de recul à la vue du compteur qu'il associait à un objet de malheur, puis en entendit le crépitement ; il comprit immédiatement, sans avoir vu les Stalkers s'affairer à l'extérieur, qu'ils étaient en présence d'une source de radioactivité suffisamment forte pour être dangereuse.
"Demi-tour, ordonna Kest à voix basse. On reprend le couloir en sens inverse, on récupère ta voiture et on déguerpit. Nous ne devons à aucun prix traîner ici.
- Mais s'ils sont de l'autre côté…
- Ils sont trop occupés à déterrer ce générateur. Il y en aura peut-être un ou deux pour nous attendre mais on aura le temps de prendre la fuite. Ils ne sont pas ici pour nous, de toutes façons. Laissons-les accomplir ce qui leur chante, s'ils veulent mourir irradiés, tant pis pour eux."

Le Sympathique comprit d'instinct qu'il lui serait impossible d'infléchir son compagnon de route. Et en avait-il seulement l'envie ? La ville avait été entièrement dévastée, il ne s'y trouvait plus qu'eux deux d'un côté, une troupe de Stalkers armés jusqu'aux dents de l'autre, alors non, il n'avait aucune envie de rester dans les parages, et encore moins si cela l'exposait à une forte dose de radiations.
Ils redescendirent, puis reprirent en sens inverse le corridor souterrain, à toute allure, Kest poussant le Sympathique devant lui. Il lui expliqua en quelques mots ce qu'il avait vu.
"Ce qu'ils ont enlevé constituait une véritable barrière contre les radiations, probablement du béton et du plomb… Ils devaient connaître l'existence d'un générateur, mais ils n'ont pas dû s'imaginer une seconde qu'il puisse s'agir d'un réacteur fonctionnant à l'énergie nucléaire. De si petite taille… A un mètre et quelques sous terre, au milieu d'une bourgade perdue dans le Grand Désert !
- Moi-même j'ai beaucoup de mal à y croire. La ville aurait déjà dû être irradiée depuis…
- L'énergie nucléaire n'est pas dangereuse en soi, le coupa Kest ; ils la maîtrisaient, grâce à cette chape de plomb qui empêchait les radiations de se diffuser. La source qui se trouve à proximité de la ville a été déviée pour venir refroidir le réacteur. C'est pour cette raison que cette terre, même en plein Victoria, était le lieu "idéal" pour bâtir South Key. Je ne saurais dire exactement ce qui s'est passé, mais lorsque la ville a été brûlée, il est possible qu'une partie du mécanisme assurant ce refroidissement ait cessé de fonctionner. Si c'est bien le cas, le réacteur va très rapidement surchauffer, et les radiations qu'il dégage vont devenir mille fois plus importantes qu'elles ne le sont d'habitude…
- Je vois."

Kest régla discrètement son arme sur la position de tir la plus silencieuse. Ils étaient arrivés au bout du tunnel. Il laissa Harcos le précéder et resta à distance : si ses inférences s'avéraient justes, ils devaient être attendus par au moins deux Stalkers.

A suivre...

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