"Ma vitesse était le double de la leur, comment
peuvent-ils déjà être ici ?
- Imbécile, ils ont dû ralentir à ton
approche, puis ils t'ont "suivi" à distance ! Ils t'ont
piégé !
- Mais pourquoi ? Je ne leur ai rien fait !
- Ne cherche pas à comprendre, et éloigne-toi de
la fenêtre. J'ignore le lien entre ces Stalkers et ce qui
s'est passé ici, mais ils n'auront aucun scrupule
à rajouter deux cadavres à ceux qui peuplent
déjà la ville s'ils nous trouvent !
Harcos s'écarta, puis le
regarda de ses yeux noirs, à l'expression illisible.
- Je connais un endroit où nous cacher, ici même.
S'il y a des survivants, ils y seront. Il y a peu de chances que
ceux-là le connaissent aussi.
- Mais pourquoi ne m'en as-tu pas parlé plus tôt ?
- Dépêchons-nous, éluda le Sympathique.
Je crois qu'ils vont s'y prendre comme nous tout à l'heure,
et fouiller le saloon en premier…"
Il traversa la pièce,
enjamba les cadavres qui en jonchaient le plancher, et ouvrit une porte
menant à la réserve personnelle du
propriétaire du bar. Des centaines de bouteilles en tous
genres. Kest se fit la réflexion que cela ne ressemblait pas
à l'arrière-boutique d'un tenancier de saloon
dans une petite ville perdue… Puis vit le Sympathique faire
pivoter l'un des rayonnages, révélant une trappe
à peine visible dans le sol.
"Comment connais-tu cela ?
- Les miens, comme tu le sais, ont certaines facilités pour
recueillir l'amitié et les confidences. Parfois cela nous
octroie le droit d'apprendre certains secrets du maître de
céans, comme ce fut le cas au cours de l'un de mes
séjours à South Key. Je suppose que tous les
habitants le connaissaient, car il y a au moins huit trappes similaires
à travers la ville.
Kest avait pu en
mémoriser la configuration. Il s'agissait d'une croix,
presque parfaite géométriquement ; il n'y avait
que deux très longues rues, se croisant en leurs milieux. En
tout, huit rangées d'habitations et de commerces. Il fit
immédiatement le lien avec le nombre
évoqué par Harcos.
- Où cela nous mène-t-il ?
- C'est un long couloir, tu verras. Il y a une seconde trappe
à l'autre bout."
Cette dernière
précision rassura Kest, qui accepta dès lors de
suivre le Sympathique. La trappe ne s'ouvrait pas, elle coulissait dans
le plancher ; il y fit descendre le Tech, puis le suivit en ramenant
avec difficulté le rayonnage en place. Bien que la trappe
ait été habilement dissimulée, on
devinait que son usage habituel n'était pas celui d'une
cachette.
Le couloir n'avait pas simplement
été creusé sous terre, il
était fait de béton, et se trouvait
déjà faiblement éclairé
avant que le Sympathique et le Tech n'y descendent. Ils devaient donc
supposer qu'il le soit en permanence, ce qui
était déjà incroyable en soi !
"Comment peuvent-ils se permettre pareille débauche
d'électricité ? interrogea Kest.
- Je ne sais pas. J'arrive à concevoir que l'on puisse
creuser ce genre de tunnel, et le renforcer de béton, mais
je n'en comprends pas la raison.
Les yeux du Tech furetaient
déjà, enregistraient tous les
éléments composant le couloir. Il n'y avait pas
grand-chose, pourtant son existence à elle seule faisait
figure d'énorme point d'interrogation. D'épais
câblages parcouraient le mur du côté de
la rue, aussi loin que son regard portât. Comme il s'y
était attendu, le couloir se trouvait exactement en-dessous
de la rangée de bâtiments. Devait-il en
déduire qu'ils en existaient sous chacun des groupes de
maison de South Key ?
"Ils t'ont déjà dit quelque chose au sujet de cet
endroit ? interrogea-t-il.
- Rien du tout ; le tenancier du saloon m'en a juste
révélé l'existence. A vrai dire, il
avait beaucoup bu, ce qui n'était pas dans ses habitudes ;
le lendemain, une fois dessaoulé, il m'a fait promettre de
ne pas trahir ce secret. J'ai tenu parole jusqu'alors, mais
là-haut, il y avait son cadavre, au milieu des
autres… Je n'ai plus de serment à tenir.
Kest s'engagea dans le couloir, et
en parcourut au pas de course ce qui devait représenter la
moitié de sa longueur. Un boîtier
plastifié était accroché au mur,
auquel se rattachait, d'un côté comme de l'autre,
le câble qu'il avait vu de l'autre côté.
Il l'ouvrit, révélant quelques interrupteurs, et
une série de compteurs qui indiquaient des valeurs en volts.
- Impressionnant. Il semblerait que la ville de South Key ait
centralisé toute son électricité. Tout
est raccordé par ces couloirs qui, je le suppose, courent
sous toute la ville, et sont reliés à chaque
édifice. Tu disais qu'il y en avait au moins huit, les as-tu
vus ?
- Non, c'était juste une déduction…
J'ai aperçu une trappe semblable à celle du
saloon chez l'armurier, à l'autre bout de la ville. Il
pourrait donc y avoir huit corridors, et jusqu'à seize
ouvertures en tout.
Se souvenant ce qui les avait
poussés à se réfugier ici quelques
minutes auparavant, Kest se remit à trotter vers l'autre
extrémité, nerveux.
- Cette ville n'est pas nouvelle, dit-il, elle doit exister depuis des
années.
- Une trentaine, je crois, peut-être moins ?
- Ce n'est pas un simple regroupement de population… Tu dis
qu'il y a une source à proximité, mais cela ne
suffirait pas à justifier l'édification d'une
ville. Cela me paraît louche. Ils ne se seraient pas
installés ici, en plein Victoria, alors qu'il y a encore de
la place en des endroits plus habitables. Je présume qu'ils
voulaient être tranquilles. Mais ce qui me paraît
certain, c'est que les habitants de cette cité
étaient très soudés. La preuve : ils
ont su maintenir le secret sur une installation pareille. Ce n'est
certes pas de la haute technologie, mais tout de
même… Ce n'est pas possible autrement. "
Le Sympathique
acquiesça. C'était cela qui le
dérangeait, dans South Key. Les gens s'entendaient trop
bien. Pourquoi les humains ici s'entendraient-ils mieux que dans
n'importe quelle autre ville de l'Australie centrale ?
Une question demeurait en suspens.
Le groupe de Stalkers qui les avait suivis avait-il un lien avec cette
ville... Ou avec ceux qui l'avaient détruite ?
Il y avait bien une seconde trappe
à l'autre extrémité du couloir. Kest
la fit glisser, puis essaya de pousser ce qui avait
été placé au-dessus, visiblement un
meuble particulièrement lourd. Il lui fallut toutes ses
forces et le secours de Harcos pour parvenir, non à le faire
glisser sur le plancher comme il l'avait d'abord
espéré, mais à le renverser. Il y eut
un grand bruit, et ils émergèrent dans un
logement dont il ne restait plus que la structure, prête
à s'effondrer, et quelques murs encore debout.
L'habitation dans laquelle ils
étaient arrivés, l'une des plus grandes de South
Key pour autant qu'ils puissent en juger, se trouvait à
l'angle de deux rues, donc au centre de la ville. A peine avaient-ils
effectué quelques pas à l'intérieur,
qu'ils perçurent les échos de conversations
provenant du milieu de la rue.
"Il y a eu un bruit là-dedans ! Tu as
vérifié cette maison ?
- Ne t'inquiète pas, elle est trop carbonisée
pour qu'il y ait le moindre survivant à
l'intérieur.
Les voix étaient rauques
et cassantes, désagréables à entendre.
Des voix caractéristiques de Stalkers. Ils
n'étaient donc pas venus par hasard à South Key.
- Probablement un truc qui s'est effondré de
lui-même, sous son propre poids. Tout a
été fragilisé par le feu, ce qui tient
debout est susceptible de tomber d'un instant à
l'autre… Dans quelques jours, cette ville va toute
entière s'effriter, puis s'effondrer comme un vulgaire
château de cartes. Ca me ferait presque mal au
cœur, tout ça. Ce sera comme si South Key et ses
habitants n'avaient jamais été de ce
monde… "
Il y avait d'étranges
bruits en provenance de la rue, outre les nombreux éclats de
voix dont une fraction seulement leur parvenait. Le genre de bruits qui
rappelait à Kest ceux qu'il entendait, dans son enfance,
à proximité des chantiers organisés
par les Techs et les Archies, à Sydney. La
curiosité était trop forte, l'impression de
manquer un élément capital de l'affaire plus
pesante encore. Lentement, le moins bruyamment possible, il s'approcha
des restes d'une fenêtre, et regarda à
l'extérieur, vers l'intersection des deux rues de South Key.
L'un des véhicules
lourds signalés par Harcos se trouvait au bord d'un vaste
trou, dans lequel une quinzaine de Stalkers creusaient ensemble, avec
une parfaite coordination. L'arrière du véhicule
avait été ouvert, révélant
une pelleteuse mécanique qui réalisait le plus
dur du travail. Fort étrange. Que cherchaient-ils sous le
centre de la ville ?
Sous le centre… Au
milieu des huit couloirs raccordant chaque bâtiment
à une même source
d'électricité. La réponse à
sa question était évidente, et elle ne tarda pas
à se vérifier.
"Ca y est ! s'exclama l'un des Stalkers. On y est !
Les autres redoublèrent
d'ardeur. Le trou devait atteindre le mètre de profondeur.
Du moins Kest le supposait-il à voir leurs silhouettes
à demi enfoncées dans le sol. Leurs silhouettes
si étranges de Stalkers. Leur engeance n'était
pas proportionnée sur le même modèle
que les Techs et les Sympathiques ; des jambes nettement plus longues,
comme les avant-bras. Ces créatures tout en membres
paraissaient toujours laides, comme si elles avaient
été moins humaines qu'eux. Mais ce
n'était qu'un des résultats de
l'évolution accélérée
vécue par les Humains du monde Nouveau. Les Techs
eux-mêmes, quoique leur apparence extérieure n'ait
pas subi de transformation, avaient évolué. Les
hommes de l'ancien temps, s'ils avaient pu les rencontrer, leur
seraient sans doute apparus comme des créatures faibles et
gauches.
La pelleteuse recula, puis une
quinzaine de Stalkers souleva ce qui semblait une très large
plaque de béton. Craignant d'être
repéré Kest ne voyait pas tout, mais il
comprenait que le travail des Stalkers arrivait à son terme.
A peine la plaque posée sur le sol, à
côté de l'excavation, il eut une sensation
étrange, une sorte de malaise diffus. Comme si un
sixième sens le mettait en garde contre un danger
indétectable pour ses sens naturels.
Il se recula dans le renfoncement
calciné de la fenêtre, sachant très
bien ce que le groupe de Stalkers allait mettre au jour. Il devait
s'agir d'un générateur
d'électricité de l'ancien temps, une machine que
nul en Australie ne pouvait recréer. On savait aujourd'hui
encore construire des centrales à
électricité, mais cela avait autant à
voir avec la technologie de l'ancien temps qu'un lance-pierres avec une
arme comme son blaster.
Mû par une subite
impulsion, il fourra une main dans sa veste, et retira d'une des poches
intérieures son compteur Geiger. Un objet rare bien que
simple à concevoir, mais que tous, Techs
exceptés, considéraient comme porte-malheur.
Seuls ceux de son peuple les utilisaient… Et
n'était-ce pas logique, puisqu'on les accusait d'appartenir
à la race ayant causé la destruction de l'ancien
monde ? Eux seuls pouvaient détecter les
rémanences du désastre qu'avaient
provoqué leurs ancêtres.
Il activa l'appareil, qui
aussitôt se mit à crépiter. Le taux de
radiations était plus élevé
qu'à l'accoutumée. Mais il demeurait bien
en-dessous des normes de sécurité habituelles,
rien à voir avec ce que l'on aurait pu mesurer dans la
ceinture de mort, là où il était
censé se rendre… Le taux n'était pas
grave en lui-même. Ce qui était alarmant, c'est
qu'il augmentait, rapidement. Très rapidement. Trop
rapidement.
Il revint prudemment
jusqu'à Harcos qui n'avait pas osé effectuer le
moindre geste. Il eut un mouvement de recul à la vue du
compteur qu'il associait à un objet de malheur, puis en
entendit le crépitement ; il comprit
immédiatement, sans avoir vu les Stalkers s'affairer
à l'extérieur, qu'ils étaient en
présence d'une source de radioactivité
suffisamment forte pour être dangereuse.
"Demi-tour, ordonna Kest à voix basse. On reprend le couloir
en sens inverse, on récupère ta voiture et on
déguerpit. Nous ne devons à aucun prix
traîner ici.
- Mais s'ils sont de l'autre côté…
- Ils sont trop occupés à déterrer ce
générateur. Il y en aura peut-être un
ou deux pour nous attendre mais on aura le temps de prendre la fuite.
Ils ne sont pas ici pour nous, de toutes façons.
Laissons-les accomplir ce qui leur chante, s'ils veulent mourir
irradiés, tant pis pour eux."
Le Sympathique comprit d'instinct
qu'il lui serait impossible d'infléchir son compagnon de
route. Et en avait-il seulement l'envie ? La ville avait
été entièrement
dévastée, il ne s'y trouvait plus qu'eux deux
d'un côté, une troupe de Stalkers armés
jusqu'aux dents de l'autre, alors non, il n'avait aucune envie de
rester dans les parages, et encore moins si cela l'exposait
à une forte dose de radiations.
Ils redescendirent, puis reprirent
en sens inverse le corridor souterrain, à toute allure, Kest
poussant le Sympathique devant lui. Il lui expliqua en quelques mots ce
qu'il avait vu.
"Ce qu'ils ont enlevé constituait une véritable
barrière contre les radiations, probablement du
béton et du plomb… Ils devaient
connaître l'existence d'un générateur,
mais ils n'ont pas dû s'imaginer une seconde qu'il puisse
s'agir d'un réacteur fonctionnant à
l'énergie nucléaire. De si petite
taille… A un mètre et quelques sous terre, au
milieu d'une bourgade perdue dans le Grand Désert !
- Moi-même j'ai beaucoup de mal à y croire. La
ville aurait déjà dû être
irradiée depuis…
- L'énergie nucléaire n'est pas dangereuse en
soi, le coupa Kest ; ils la maîtrisaient, grâce
à cette chape de plomb qui empêchait les
radiations de se diffuser. La source qui se trouve à
proximité de la ville a été
déviée pour venir refroidir le
réacteur. C'est pour cette raison que cette terre,
même en plein Victoria, était le lieu
"idéal" pour bâtir South Key. Je ne saurais dire
exactement ce qui s'est passé, mais lorsque la ville a
été brûlée, il est possible
qu'une partie du mécanisme assurant ce refroidissement ait
cessé de fonctionner. Si c'est bien le cas, le
réacteur va très rapidement surchauffer, et les
radiations qu'il dégage vont devenir mille fois plus
importantes qu'elles ne le sont d'habitude…
- Je vois."
Kest régla
discrètement son arme sur la position de tir la plus
silencieuse. Ils étaient arrivés au bout du
tunnel. Il laissa Harcos le précéder et resta
à distance : si ses inférences
s'avéraient justes, ils devaient être attendus par
au moins deux Stalkers.
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