Ils n'eurent nulle parole à ajouter à
leur arrivée à South Key. La ville avait
dû abriter quatre ou cinq cents âmes, et se situait
en bordure de la route 32. Elle paraissait avoir entièrement
brûlé. Les bâtiments, tous construits en
bois, étaient carbonisés, calcinés.
Harcos, interdit, passa de la voie goudronnée au chemin de
sable, et s'engagea dans ce qui avait été la rue
principale de South Key.
Aucun signe de vie.
Ils stoppèrent face
à ce qu'Harcos décrivit, d'une voix blanche,
comme le cœur de la cité, un saloon figurant parmi
les seuls rescapés des flammes, parce
qu'édifié en béton. Le feu en avait
léché la façade, mais il ne l'avait
pas consumé.
"Un bête incendie ? demanda doucement Kest.
Il avait aperçu quelques
restes humains parmi les cendres, mais rien qui prouvât qu'il
n'y ait pas une importante proportion de rescapés.
- Nous aurons la réponse ici, supposa le Sympathique. Les
survivants ont dû se retrancher là-dedans,
à moins qu'ils n'aient déjà
quitté la ville…
- Tout cela ne m'a pas l'air bien vieux, remarqua le Tech. J'estime que
ce désastre remonte à quarante-huit heures au
grand maximum, peut-être même n'a-t-il eu lieu que
quelques heures avant notre arrivée. Restez sur vos gardes.
Etes-vous armé ?
- Je suis un Sympathique, donna Harcos pour toute réponse.
Ceux de son peuple
n'étaient jamais armés. Ils n'en avaient - en
général - pas besoin. Alors que les Techs ne
sortaient jamais en pleine rue sans être
équipé d'une arme capable de percer un blindage
léger, comme celle portée par Kest.
- Soyez prêt à déguerpir, on ne sait
rien de ce qui a pu se passer. Si l'incendie n'est pas d'origine
accidentelle, et s'il y a des survivants à
l'intérieur de ce bar, je doute qu'ils nous accueillent
à bras ouverts sans même savoir qui nous sommes.
- Surtout un Tech !"
Kest haussa les épaules,
jugeant cette dernière remarque dépourvue
d'intérêt. Qu'il soit un Tech ou non n'y changeait
rien. Ceux qui avaient détruit cette ville pouvaient
appartenir à n'importe quel peuple, mais pas au sien... Ils
étaient trop conditionnés à ne pas
agir comme des agresseurs pour s'en prendre de la sorte,
aveuglément, à toute une population.
Un scorpion fila entre ses pieds
lorsqu'il sauta sur le promontoire de béton, devant
l'entrée du saloon. Le bâtiment semblait le plus
grand de la rue : trois étages, assez profond. Le
"cœur de la ville", à ce point précis,
se résumait à deux rangées de maisons
et de commerces séparées par un chemin
ensablé de vingt mètres de large. Mais un espace
encore plus large que la rue avait été
laissé entre le saloon et la dernière
série d'habitations construite jusqu'aux abords de la route.
Un coupe-feu, une précaution prise par ceux qui avaient
édifié la ville.
L'éventualité d'un incendie leur avait d'autant
moins échappé qu'ils avaient conscience de
construire en bois, dans une région où
quarante-cinq degrés à l'ombre passaient pour une
température supportable… Il avait cependant du
mal à croire que l'incendie ait pris partout à la
fois. Nul vent dans cette partie du désert bordant
Nullarbor, surtout en cette période de l'année,
il ne pouvait donc pas avoir transporté les
flammèches d'un groupe d'habitations à l'autre.
Et même si cela était survenu, la population
devait bien disposer d'un moyen de lutter contre le feu !
Son regard courut sur la
façade du saloon. Il n'avait pas pu les identifier avec
certitude sur les bâtiments carbonisés, mais cette
fois, cela ne faisait aucun doute. Des impacts de balle. Il poussa l'un
des battants de l'entrée et pénétra
à l'intérieur, suivi à distance
respectueuse par le Sympathique.
Une trentaine de corps
étaient enchevêtrés dans la
pièce. La plupart des bouteilles du bar avaient
été brisées, les tables
renversées, disposées de travers, comme
utilisées en guise de remparts de fortune pour une
authentique fusillade. Des impacts de balles, partout. Il enregistra la
scène, chaque détail, les positions des impacts.
La plupart de ceux morts l'arme à la main étaient
des Stalkers.
Quelque chose clochait dans cette
scène ; il ne parvenait pas à la reconstruire
mentalement.
"Des impacts de gros calibre, des impacts de petit calibre,
énuméra-t-il. Les Stalkers sont visiblement morts
avant d'avoir pu se défendre. Ils ont donc eu affaire
à des hommes extrêmement
véloces… Des Techs ou d'autres Stalkers.
- Impossible, rétorqua Harcos. Dans les deux cas.
- C'est bien ce qui me dérange."
Il poursuivit sa recherche au
niveau du saloon, puis grimpa l'escalier, et entreprit de regarder dans
chaque pièce, à la recherche d'un autre indice.
Tous les occupants avaient méthodiquement
été éliminés. Il profita de
la situation pour récupérer deux armes lourdes et
plusieurs boîtes de cartouches abandonnées sur les
lieux. Il n'était pas à court de munitions, mais
avait dû abandonner la plupart des siennes dans son buggy.
De nombreux morts. Des marques de
balles a profusion… Celles des tirs ayant
traversé leurs cibles - et donc moins nettes, puisque
traverser un corps ralentit la balle - ne l'étonnaient pas,
mais il ne pouvait en dire autant des traces de balles perdues. Tout
cela ressemblait à un travail réalisé
conjointement par des amateurs nerveux sur la gâchette, et
des professionnels, d'authentiques tireurs d'élite ne
manquant jamais leur cible. Cela ne rimait à rien.
On trouvait même des
corps d'enfants. Les agresseurs n'avaient donné ni dans le
détail, ni dans le sentiment. Ils s'étaient
acharnés à détruire toute forme de vie
humaine dans la ville de South Key. Ce n'était pas la
première fois que Kest voyait une ville détruite
de la sorte par une action de commando, mais celle-ci avait quelque
chose de dérangeant. Pourquoi, au juste... Parce qu'elle ne
remontait sans doute qu'à une poignée d'heures ?
Parce que l'acharnement avec lequel on avait
éliminé ceux de South Key le dépassait
? Ou parce qu'il ne parvenait pas à identifier le type des
agresseurs ? Ou la somme de ces trois raisons… Il aurait
aimé déguerpir au plus vite, mais l'envie
d'éclaircir ce mystère le démangeait
elle aussi.
Il redescendit à
l'entrée du saloon, où Harcos attendait,
agité de tics nerveux. Il avait remis en place l'une des
seules tables à tenir encore sur ses pieds, ainsi que deux
chaises, puis s'était servi un grand verre d'une mixture
inidentifiable qui aurait aussi bien pu servir de carburant pour sa
voiture. Kest avait d'abord cru que le massacre les attendant dans le
reste du bâtiment l'avait dissuadé de
l'accompagner dans son exploration, mais à le voir ainsi,
à se délecter d'une de ces boissons
alcoolisées imbuvables distillées par les
Nomades, assis au milieu d'un champ de cadavres encore chauds, comme
indifférent au drame qui s'était joué
ici, il devait admettre qu'il s'était trompé.
Sans doute voulait-il garder son véhicule à
l'œil, craignant que d'éventuels
rescapés tentent de le voler dans leur dos.
"Un verre ? suggéra le Sympathique en désignant
celui placé face au sien, dans lequel il versa une
généreuse rasade du breuvage. Kest se souvint
alors qu'il n'avait rien bu depuis plus de trois jours ; il prit place
face à Harcos, et malgré le goût infect
de ce qu'il ingurgitait, il l'avala d'un seul trait.
- Eh bien ! Vu quelque chose de difficile à supporter,
là-haut ?
- Pas plus qu'ici. Que sais-tu de cette ville ?
- Rien de remarquable… Une ville avec ses habitants, ses
commerces, sa vie tranquille. Pas de conflits entre les clans - enfin,
pas entre des groupes de même clan, il y aura toujours
quelques individus pour se prendre en grippe, comme partout
où les peuples vivent en commun, mais rien de bien
significatif.
- Pas d'activité, de trafic qui saurait expliquer ce genre
de… Disons, de représailles
meurtrières ? J'ai déjà vu cela
à trois reprises, certes jamais dans ces proportions, mais
à chaque fois il existait une bonne raison à ce
que la ville se fasse détruire ; une action
exercée contre un clan avec l'accord tacite du reste de la
cité, par exemple. Ou un cas où une trentaine de
Nomades avaient trouvé la mort sous l'effet de la toxine
botulique… Ceux qui les avaient fournis en vivres n'avaient
pas été très regardant sur la
qualité.
- Et la troisième fois ?
- La troisième fois, des Stalkers avaient "fait payer" la
population d'une ville d'Albis, d'Archies et de Sympathiques pour une
action menée par des Techs. Un raid contre une de leurs
cachettes, à la lisière de Brisbane, leur avait
coûté la moitié de leurs
blindés, et les Stalkers n'avaient guère
apprécié.
- Et ils étaient parvenus à leurs fins ?
- Les Techs avaient depuis longtemps quitté la ville. Ils
s'attendaient à une contre-attaque aveugle, mais ne
s'étaient pas imaginés que même en leur
absence, les Stalkers trouveraient un moyen d'exprimer leur
vengeance… Des victimes expiatoires, en somme.
- Saloperies de Stalkers…"
Kest hocha la tête, pour
donner le change. Le Sympathique tentait d'abonder dans son sens,
d'assurer un semblant d'amitié entre eux, mais il
n'était pas dupe. Les Stalkers avaient leur mode de vie,
leurs comportements, et surtout, leurs préceptes propres.
Les Stalkers et les Techs étaient ennemis parce que leurs
préceptes les opposaient, inévitablement. Cela ne
l'obligeait pas à porter des jugements moraux sur leur
peuple. Chacun jugeait les autres en fonction de ses
critères personnels… Mieux valait ne pas juger du
tout - du moins était-ce son avis.
De plus, cette affaire qu'il avait
vécue dans le Queensland il y a huit mois de cela
s'avérait en réalité plus complexe. Et
il y avait joué un rôle très important,
le rôle du meneur… Mais l'heure n'était
pas aux souvenirs. Il avait bien conscience de ne converser que pour
éviter d'évoquer le carnage au milieu duquel ils
s'étaient installés.
"Une attaque de Stalkers, disions-nous ? reprit Harcos, pour
l'encourager à parler.
Kest n'avait jamais
formulé pareille hypothèse, mais il se garda de
relever la déformation.
- Ca y ressemble, et en même temps, ça n'y
ressemble pas du tout. Les Stalkers sont plus subtils. Ils auraient
ciblé leur attaque sur une race ou un groupe de personnes
particulier, plutôt que de massacrer à
l'aveuglette. De plus…, ajouta le Tech en se redressant.
Il sauta par-dessus le comptoir,
ouvrit la caisse et en observa, sans surprise, le contenu.
- De plus, ils n'auraient pas laissé une caisse aussi bien
garnie. Ils auraient pris le temps d'embarquer toutes les grosses
coupures, dit-il en empochant quelques liasses. De la
méthode. C'est comme le coup de l'incendie. Brûler
une ville, pour eux, c'est impossible.
- Impossible ? Je ne les crois pas réfractaires à
quelque méthode que ce soit pour…
- Les Stalkers s'attaquent aux vies, pas aux biens. C'est un de leurs
préceptes majeurs, bien qu'ils ne le respectent pas toujours
à la lettre. Non, vraiment, tout cela n'a rien de clair.
Mais vous n'avez pas répondu à ma question. Y
avait-il, à South Key, des activités ou des
trafics susceptibles de justifier ce genre d'acte de
guérilla ?
La question, de toute
évidence, gênait le Sympathique. Il sembla
à Kest que son compagnon de route hésitait
à lui révéler ce qu'il savait.
- Inutile de cacher quoi que ce soit, fit le Tech ; je doute que ceux
qui habitaient cette ville puissent venir s'en prendre à
toi, à présent, si tu venais à me
dévoiler l'un de leurs secrets…
- Il y a forcément des survivants.
- J'ai bien observé tout ce qu'il y a ici, exposa Kest. De
toute évidence, seuls ceux de South Key ont subi des pertes.
Les agresseurs, quels qu'ils soient, ne me semblent pas avoir perdu un
seul des leurs, ou sont allés jusqu'à emporter
leurs corps avec eux pour ne laisser aucune trace. Ils ont agi de de
façon terriblement méthodique, à leur
manière. Je ne crois pas une seule seconde que quelqu'un ait
réchappé à ce carnage. Nous n'avons
pas affaire à un acte isolé, ou à une
action commando menée par un simple groupe. Cela cache
quelque chose de beaucoup plus gros. Quelque chose de si grave qu'il
est de toutes façons impensable, pour moi, de ne pas
chercher à tirer cette affaire au clair."
Kest se montrait trop grandiloquent
mais ce genre de rhétorique, il le savait
d'expérience, faisait forte impression sur les Sympathiques.
Une manière de s'assurer l'assistance de Harcos. En tant que
Sympathique, il se sentirait obligé de l'aider, dusse-t-il y
perdre un temps précieux et y risquer sa vie. Mais son aide,
à coup sûr, ne serait pas gratuite. Il attendrait
le dernier instant pour lui révéler quelle
contrepartie il exigeait à son secours, et Kest ne pourrait
alors plus s'esquiver.
"D'accord, avoua Harcos après un temps de
réflexion, j'avais détecté quelque
chose d'inhabituel dans ce village, mais rien de ce que je sais ne
justifie cette boucherie. Cela me dépasse. Pour moi, South
Key est une petite ville qui survit au milieu du désert,
avec ce que lui fournissent les Nomades de passage, et en
échangeant ce qu'elle produit à des villes
voisines capables de la ravitailler. Il y a une source
légèrement à l'écart de la
ville, assez importante pour qu'ils en vivent tous, mais pas pour
qu'ils puissent en tirer un revenu. En revanche, aucune forme
d'élevage ou de culture. Leur survie passe obligatoirement
par le commerce.
- Alors, qu'est-ce qui cloche dans le tableau ?
- Le commerce !
- Qu'a-t-il de particulier ?
- Pour ce que j'ai pu en voir, rien… C'est juste qu'une
ville comme celle-là n'aurait pas pu s'en sortir avec le peu
qu'elle produisait. Ses habitants étaient insouciants, ils
vivaient bien ; cela pourrait passer pour des traits normaux, mais ils
étaient trop normaux. Je pense que la ville toute
entière devait être complice de quelque chose, une
activité ou une combine qui leur rapportait suffisamment
pour qu'ils puissent vivre de la sorte sans avoir à s'en
faire, ou même à travailler dur. Et pourtant South
Key est perdu au milieu de nulle part… La ville la plus
proche est distante de quatre-vingt kilomètres. Je trouve
ça douteux."
Kest hocha la tête. Il
avait espéré de véritables
révélations et se sentait un peu
floué. Comme s'il s'était agi d'un jeu, un jeu
linéaire où il aurait été
l'enquêteur, et où il aurait simplement eu
à retrouver, dans le bon ordre, les différents
indices disséminés dans la ville, les
différentes pièces du puzzle, jusqu'à
ce que la vérité ne soit plus
qu'évidence. Mais c'était loin d'être
aussi facile. Il pataugeait déjà. S'il n'avait
d'autre témoin qu'Harcos - qui ne savait pour ainsi dire
rien - et d'autre indice que la tuerie, ils n'auraient plus
qu'à plier bagage et à tenter d'oublier cet
insoluble mystère.
Essayant de faire la
synthèse de ce qu'il avait pu collecter jusqu'à
présent, il retourna au bar, et se servit trois grands
verres, de boissons non alcoolisées afin de garder les
idées claires. Celle que lui avait fait avaler Harcos lui
avait déjà assez décapé le
gosier… Il avait presque oublié les
journées passées à errer dans le
désert, sous une chaleur écrasante - aux
alentours des soixante degrés lorsque le soleil atteignait
son zénith - sans savoir s'il allait s'en sortir,
même s'il n'avait à aucun moment
désespéré. Il lui fallait se
réhydrater, sans quoi il finirait par tomber sous le coup de
la chaleur, sans même s'y attendre.
Il allait poser une autre question
au Sympathique, plus précise, lorsqu'il perçut le
bruit d'un groupe de véhicules arrivant dans la ville.
"Qu'est-ce qui se passe ??
Harcos s'était
précipité à l'une des
fenêtres, et observait en s'efforçant de ne pas
être visible de l'extérieur.
- Je les avais oubliés ! Ce sont les Stalkers que j'ai
dépassés sur la route 32, il y a à
peine quelques heures… Ils viennent d'entrer dans South Key.
Trois véhicules lourds, deux légers. Mais comment
est-il possible qu'ils soient déjà là
?"
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