III - South Key

par Ehryx

- Par la mort tu vengeras
(Précepte des Stalkers)



Ils n'eurent nulle parole à ajouter à leur arrivée à South Key. La ville avait dû abriter quatre ou cinq cents âmes, et se situait en bordure de la route 32. Elle paraissait avoir entièrement brûlé. Les bâtiments, tous construits en bois, étaient carbonisés, calcinés. Harcos, interdit, passa de la voie goudronnée au chemin de sable, et s'engagea dans ce qui avait été la rue principale de South Key.
Aucun signe de vie.
Ils stoppèrent face à ce qu'Harcos décrivit, d'une voix blanche, comme le cœur de la cité, un saloon figurant parmi les seuls rescapés des flammes, parce qu'édifié en béton. Le feu en avait léché la façade, mais il ne l'avait pas consumé.
"Un bête incendie ? demanda doucement Kest.

Il avait aperçu quelques restes humains parmi les cendres, mais rien qui prouvât qu'il n'y ait pas une importante proportion de rescapés.
- Nous aurons la réponse ici, supposa le Sympathique. Les survivants ont dû se retrancher là-dedans, à moins qu'ils n'aient déjà quitté la ville…
- Tout cela ne m'a pas l'air bien vieux, remarqua le Tech. J'estime que ce désastre remonte à quarante-huit heures au grand maximum, peut-être même n'a-t-il eu lieu que quelques heures avant notre arrivée. Restez sur vos gardes. Etes-vous armé ?
- Je suis un Sympathique, donna Harcos pour toute réponse.

Ceux de son peuple n'étaient jamais armés. Ils n'en avaient - en général - pas besoin. Alors que les Techs ne sortaient jamais en pleine rue sans être équipé d'une arme capable de percer un blindage léger, comme celle portée par Kest.
- Soyez prêt à déguerpir, on ne sait rien de ce qui a pu se passer. Si l'incendie n'est pas d'origine accidentelle, et s'il y a des survivants à l'intérieur de ce bar, je doute qu'ils nous accueillent à bras ouverts sans même savoir qui nous sommes.
- Surtout un Tech !"

Kest haussa les épaules, jugeant cette dernière remarque dépourvue d'intérêt. Qu'il soit un Tech ou non n'y changeait rien. Ceux qui avaient détruit cette ville pouvaient appartenir à n'importe quel peuple, mais pas au sien... Ils étaient trop conditionnés à ne pas agir comme des agresseurs pour s'en prendre de la sorte, aveuglément, à toute une population.
Un scorpion fila entre ses pieds lorsqu'il sauta sur le promontoire de béton, devant l'entrée du saloon. Le bâtiment semblait le plus grand de la rue : trois étages, assez profond. Le "cœur de la ville", à ce point précis, se résumait à deux rangées de maisons et de commerces séparées par un chemin ensablé de vingt mètres de large. Mais un espace encore plus large que la rue avait été laissé entre le saloon et la dernière série d'habitations construite jusqu'aux abords de la route. Un coupe-feu, une précaution prise par ceux qui avaient édifié la ville. L'éventualité d'un incendie leur avait d'autant moins échappé qu'ils avaient conscience de construire en bois, dans une région où quarante-cinq degrés à l'ombre passaient pour une température supportable… Il avait cependant du mal à croire que l'incendie ait pris partout à la fois. Nul vent dans cette partie du désert bordant Nullarbor, surtout en cette période de l'année, il ne pouvait donc pas avoir transporté les flammèches d'un groupe d'habitations à l'autre. Et même si cela était survenu, la population devait bien disposer d'un moyen de lutter contre le feu !
Son regard courut sur la façade du saloon. Il n'avait pas pu les identifier avec certitude sur les bâtiments carbonisés, mais cette fois, cela ne faisait aucun doute. Des impacts de balle. Il poussa l'un des battants de l'entrée et pénétra à l'intérieur, suivi à distance respectueuse par le Sympathique.
Une trentaine de corps étaient enchevêtrés dans la pièce. La plupart des bouteilles du bar avaient été brisées, les tables renversées, disposées de travers, comme utilisées en guise de remparts de fortune pour une authentique fusillade. Des impacts de balles, partout. Il enregistra la scène, chaque détail, les positions des impacts. La plupart de ceux morts l'arme à la main étaient des Stalkers.
Quelque chose clochait dans cette scène ; il ne parvenait pas à la reconstruire mentalement.
"Des impacts de gros calibre, des impacts de petit calibre, énuméra-t-il. Les Stalkers sont visiblement morts avant d'avoir pu se défendre. Ils ont donc eu affaire à des hommes extrêmement véloces… Des Techs ou d'autres Stalkers.
- Impossible, rétorqua Harcos. Dans les deux cas.
- C'est bien ce qui me dérange."

Il poursuivit sa recherche au niveau du saloon, puis grimpa l'escalier, et entreprit de regarder dans chaque pièce, à la recherche d'un autre indice. Tous les occupants avaient méthodiquement été éliminés. Il profita de la situation pour récupérer deux armes lourdes et plusieurs boîtes de cartouches abandonnées sur les lieux. Il n'était pas à court de munitions, mais avait dû abandonner la plupart des siennes dans son buggy.
De nombreux morts. Des marques de balles a profusion… Celles des tirs ayant traversé leurs cibles - et donc moins nettes, puisque traverser un corps ralentit la balle - ne l'étonnaient pas, mais il ne pouvait en dire autant des traces de balles perdues. Tout cela ressemblait à un travail réalisé conjointement par des amateurs nerveux sur la gâchette, et des professionnels, d'authentiques tireurs d'élite ne manquant jamais leur cible. Cela ne rimait à rien.
On trouvait même des corps d'enfants. Les agresseurs n'avaient donné ni dans le détail, ni dans le sentiment. Ils s'étaient acharnés à détruire toute forme de vie humaine dans la ville de South Key. Ce n'était pas la première fois que Kest voyait une ville détruite de la sorte par une action de commando, mais celle-ci avait quelque chose de dérangeant. Pourquoi, au juste... Parce qu'elle ne remontait sans doute qu'à une poignée d'heures ? Parce que l'acharnement avec lequel on avait éliminé ceux de South Key le dépassait ? Ou parce qu'il ne parvenait pas à identifier le type des agresseurs ? Ou la somme de ces trois raisons… Il aurait aimé déguerpir au plus vite, mais l'envie d'éclaircir ce mystère le démangeait elle aussi.
Il redescendit à l'entrée du saloon, où Harcos attendait, agité de tics nerveux. Il avait remis en place l'une des seules tables à tenir encore sur ses pieds, ainsi que deux chaises, puis s'était servi un grand verre d'une mixture inidentifiable qui aurait aussi bien pu servir de carburant pour sa voiture. Kest avait d'abord cru que le massacre les attendant dans le reste du bâtiment l'avait dissuadé de l'accompagner dans son exploration, mais à le voir ainsi, à se délecter d'une de ces boissons alcoolisées imbuvables distillées par les Nomades, assis au milieu d'un champ de cadavres encore chauds, comme indifférent au drame qui s'était joué ici, il devait admettre qu'il s'était trompé. Sans doute voulait-il garder son véhicule à l'œil, craignant que d'éventuels rescapés tentent de le voler dans leur dos.
"Un verre ? suggéra le Sympathique en désignant celui placé face au sien, dans lequel il versa une généreuse rasade du breuvage. Kest se souvint alors qu'il n'avait rien bu depuis plus de trois jours ; il prit place face à Harcos, et malgré le goût infect de ce qu'il ingurgitait, il l'avala d'un seul trait.
- Eh bien ! Vu quelque chose de difficile à supporter, là-haut ?
- Pas plus qu'ici. Que sais-tu de cette ville ?
- Rien de remarquable… Une ville avec ses habitants, ses commerces, sa vie tranquille. Pas de conflits entre les clans - enfin, pas entre des groupes de même clan, il y aura toujours quelques individus pour se prendre en grippe, comme partout où les peuples vivent en commun, mais rien de bien significatif.
- Pas d'activité, de trafic qui saurait expliquer ce genre de… Disons, de représailles meurtrières ? J'ai déjà vu cela à trois reprises, certes jamais dans ces proportions, mais à chaque fois il existait une bonne raison à ce que la ville se fasse détruire ; une action exercée contre un clan avec l'accord tacite du reste de la cité, par exemple. Ou un cas où une trentaine de Nomades avaient trouvé la mort sous l'effet de la toxine botulique… Ceux qui les avaient fournis en vivres n'avaient pas été très regardant sur la qualité.
- Et la troisième fois ?
- La troisième fois, des Stalkers avaient "fait payer" la population d'une ville d'Albis, d'Archies et de Sympathiques pour une action menée par des Techs. Un raid contre une de leurs cachettes, à la lisière de Brisbane, leur avait coûté la moitié de leurs blindés, et les Stalkers n'avaient guère apprécié.
- Et ils étaient parvenus à leurs fins ?
- Les Techs avaient depuis longtemps quitté la ville. Ils s'attendaient à une contre-attaque aveugle, mais ne s'étaient pas imaginés que même en leur absence, les Stalkers trouveraient un moyen d'exprimer leur vengeance… Des victimes expiatoires, en somme.
- Saloperies de Stalkers…"

Kest hocha la tête, pour donner le change. Le Sympathique tentait d'abonder dans son sens, d'assurer un semblant d'amitié entre eux, mais il n'était pas dupe. Les Stalkers avaient leur mode de vie, leurs comportements, et surtout, leurs préceptes propres. Les Stalkers et les Techs étaient ennemis parce que leurs préceptes les opposaient, inévitablement. Cela ne l'obligeait pas à porter des jugements moraux sur leur peuple. Chacun jugeait les autres en fonction de ses critères personnels… Mieux valait ne pas juger du tout - du moins était-ce son avis.
De plus, cette affaire qu'il avait vécue dans le Queensland il y a huit mois de cela s'avérait en réalité plus complexe. Et il y avait joué un rôle très important, le rôle du meneur… Mais l'heure n'était pas aux souvenirs. Il avait bien conscience de ne converser que pour éviter d'évoquer le carnage au milieu duquel ils s'étaient installés.
"Une attaque de Stalkers, disions-nous ? reprit Harcos, pour l'encourager à parler.

Kest n'avait jamais formulé pareille hypothèse, mais il se garda de relever la déformation.
- Ca y ressemble, et en même temps, ça n'y ressemble pas du tout. Les Stalkers sont plus subtils. Ils auraient ciblé leur attaque sur une race ou un groupe de personnes particulier, plutôt que de massacrer à l'aveuglette. De plus…, ajouta le Tech en se redressant.

Il sauta par-dessus le comptoir, ouvrit la caisse et en observa, sans surprise, le contenu.
- De plus, ils n'auraient pas laissé une caisse aussi bien garnie. Ils auraient pris le temps d'embarquer toutes les grosses coupures, dit-il en empochant quelques liasses. De la méthode. C'est comme le coup de l'incendie. Brûler une ville, pour eux, c'est impossible.
- Impossible ? Je ne les crois pas réfractaires à quelque méthode que ce soit pour…
- Les Stalkers s'attaquent aux vies, pas aux biens. C'est un de leurs préceptes majeurs, bien qu'ils ne le respectent pas toujours à la lettre. Non, vraiment, tout cela n'a rien de clair. Mais vous n'avez pas répondu à ma question. Y avait-il, à South Key, des activités ou des trafics susceptibles de justifier ce genre d'acte de guérilla ?

La question, de toute évidence, gênait le Sympathique. Il sembla à Kest que son compagnon de route hésitait à lui révéler ce qu'il savait.
- Inutile de cacher quoi que ce soit, fit le Tech ; je doute que ceux qui habitaient cette ville puissent venir s'en prendre à toi, à présent, si tu venais à me dévoiler l'un de leurs secrets…
- Il y a forcément des survivants.
- J'ai bien observé tout ce qu'il y a ici, exposa Kest. De toute évidence, seuls ceux de South Key ont subi des pertes. Les agresseurs, quels qu'ils soient, ne me semblent pas avoir perdu un seul des leurs, ou sont allés jusqu'à emporter leurs corps avec eux pour ne laisser aucune trace. Ils ont agi de de façon terriblement méthodique, à leur manière. Je ne crois pas une seule seconde que quelqu'un ait réchappé à ce carnage. Nous n'avons pas affaire à un acte isolé, ou à une action commando menée par un simple groupe. Cela cache quelque chose de beaucoup plus gros. Quelque chose de si grave qu'il est de toutes façons impensable, pour moi, de ne pas chercher à tirer cette affaire au clair."

Kest se montrait trop grandiloquent mais ce genre de rhétorique, il le savait d'expérience, faisait forte impression sur les Sympathiques. Une manière de s'assurer l'assistance de Harcos. En tant que Sympathique, il se sentirait obligé de l'aider, dusse-t-il y perdre un temps précieux et y risquer sa vie. Mais son aide, à coup sûr, ne serait pas gratuite. Il attendrait le dernier instant pour lui révéler quelle contrepartie il exigeait à son secours, et Kest ne pourrait alors plus s'esquiver.
"D'accord, avoua Harcos après un temps de réflexion, j'avais détecté quelque chose d'inhabituel dans ce village, mais rien de ce que je sais ne justifie cette boucherie. Cela me dépasse. Pour moi, South Key est une petite ville qui survit au milieu du désert, avec ce que lui fournissent les Nomades de passage, et en échangeant ce qu'elle produit à des villes voisines capables de la ravitailler. Il y a une source légèrement à l'écart de la ville, assez importante pour qu'ils en vivent tous, mais pas pour qu'ils puissent en tirer un revenu. En revanche, aucune forme d'élevage ou de culture. Leur survie passe obligatoirement par le commerce.
- Alors, qu'est-ce qui cloche dans le tableau ?
- Le commerce !
- Qu'a-t-il de particulier ?
- Pour ce que j'ai pu en voir, rien… C'est juste qu'une ville comme celle-là n'aurait pas pu s'en sortir avec le peu qu'elle produisait. Ses habitants étaient insouciants, ils vivaient bien ; cela pourrait passer pour des traits normaux, mais ils étaient trop normaux. Je pense que la ville toute entière devait être complice de quelque chose, une activité ou une combine qui leur rapportait suffisamment pour qu'ils puissent vivre de la sorte sans avoir à s'en faire, ou même à travailler dur. Et pourtant South Key est perdu au milieu de nulle part… La ville la plus proche est distante de quatre-vingt kilomètres. Je trouve ça douteux."

Kest hocha la tête. Il avait espéré de véritables révélations et se sentait un peu floué. Comme s'il s'était agi d'un jeu, un jeu linéaire où il aurait été l'enquêteur, et où il aurait simplement eu à retrouver, dans le bon ordre, les différents indices disséminés dans la ville, les différentes pièces du puzzle, jusqu'à ce que la vérité ne soit plus qu'évidence. Mais c'était loin d'être aussi facile. Il pataugeait déjà. S'il n'avait d'autre témoin qu'Harcos - qui ne savait pour ainsi dire rien - et d'autre indice que la tuerie, ils n'auraient plus qu'à plier bagage et à tenter d'oublier cet insoluble mystère.
Essayant de faire la synthèse de ce qu'il avait pu collecter jusqu'à présent, il retourna au bar, et se servit trois grands verres, de boissons non alcoolisées afin de garder les idées claires. Celle que lui avait fait avaler Harcos lui avait déjà assez décapé le gosier… Il avait presque oublié les journées passées à errer dans le désert, sous une chaleur écrasante - aux alentours des soixante degrés lorsque le soleil atteignait son zénith - sans savoir s'il allait s'en sortir, même s'il n'avait à aucun moment désespéré. Il lui fallait se réhydrater, sans quoi il finirait par tomber sous le coup de la chaleur, sans même s'y attendre.
Il allait poser une autre question au Sympathique, plus précise, lorsqu'il perçut le bruit d'un groupe de véhicules arrivant dans la ville.
"Qu'est-ce qui se passe ??

Harcos s'était précipité à l'une des fenêtres, et observait en s'efforçant de ne pas être visible de l'extérieur.
- Je les avais oubliés ! Ce sont les Stalkers que j'ai dépassés sur la route 32, il y a à peine quelques heures… Ils viennent d'entrer dans South Key. Trois véhicules lourds, deux légers. Mais comment est-il possible qu'ils soient déjà là ?"

A suivre...

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