II - Sur la route d'Ayers Rock

par Ehryx

- Aux autres tu te rallieras
(Précepte des Sympathiques)


"Sur quelle route sommes-nous ? interrogea Kest après une heure de trajet.
Il s'était attendu à tout instant à voir le Sympathique proposer l'un de ces contrats qu'il redoutait mais, jusqu'à présent, Harcos ne lui avait rien demandé. Il en serait peut-être question ultérieurement…
- Il s'agit de la route 32, répondit le Sympathique.

Il ne manqua pas de remarquer la réaction du Tech.
- Un problème ? fit-il avec prudence. Vous seriez-vous égaré plus que vous ne l'aviez cru ?
- Non, bredouilla Kest, non, c'est… Rien, peu importe."

Qu'était devenue la voix entendue une poignée d'heures plus tôt, sur la fréquence d'urgence réservée aux Techs ? Il avait présumé qu'elle puisse être très proche, mais il n'avait pas envisagé être secouru de la sorte par un automobiliste croisant son chemin.
"Avez-vous aperçu quelqu'un depuis… Depuis peu ?
- J'aurais dû ? demanda malicieusement le Sympathique.

Kest fixait droit devant lui, tentant de masquer son trouble. Inutile d'essayer de cacher ses sentiments à un Sympathique. Mais il ne devait en aucun cas évoquer la fréquence d'urgence des Techs. Les Préceptes l'interdisaient.
- C'est une simple question. Vous n'êtes pas obligé de vous préoccuper des tenants et aboutissants de chacune de mes réflexions.
- Oh, pardonnez-moi… J'ai bien croisé un véhicule lourd au cours de la journée. J'ai d'abord songé à demander à ses occupants ce qu'ils faisaient dans les parages avec pareil mastodonte, puis je me suis ravisé. Leur armement était, disons, dissuasif.
- Quels peuples ?
- Eh bien, pas de Tech parmi eux, si c'est ce qui vous intéresse. Il s'agissait de clans plutôt antagonistes au vôtre, à mon humble avis. Et si cela peut vous rassurer, leur rythme était vraiment lent, il y aurait peu de chances pour qu'ils rattrapent un bolide comme le mien, même si nous prenions quelques heures de repos et eux aucune. Des Stalkers (en anglais : chasseur à l'approche) pour ceux que j'ai aperçus, sauf l'un d'entre eux, mais je n'ai pas eu le temps de bien le voir.
- Hum ! Des Stalkers dans un blindé ?
- J'ignore si c'était un blindé. Un véhicule lourd, pour sûr, avec l'armement correspondant, mais je ne me suis pas amusé à tirer dessus pour voir si ça passait à travers ou non. Ne vous cassez pas la tête avec ça, mon vieux, c'était juste un convoi. A moins qu'ils ne soient à votre recherche ?
- Les Stalkers sont toujours prêts à traquer les Techs…
- C'est vrai… Si cela vous inquiète, je peux rouler plus vite, ce bolide est capable d'atteindre les…
- Faites ce qui vous paraît nécessaire, je ne vous demande rien d'autre que de me déposer dans le premier groupement d'habitations venu.
- Une heure et nous y serons, à cette allure. Aucun problème pour moi, Kest, je vous dépose et je poursuis mon chemin jusqu'à Ayers Rock. Comme vous voulez.
- Je me serais passé de toute aide si mon buggy ne m'avait lâché en plein désert - alors, ça me suffira amplement.

Le Sympathique lui jeta un regard en coin, essayant de déduire quelque renseignement de cette nouvelle donnée - Kest le devinait sans peine.
- Vous ne suiviez pas les routes traditionnelles ?

Kest haussa les épaules. Les routes "traditionnelles" représentaient des pièges mortels pour les Techs ; les trois quarts des tribus vivant au cœur du désert leur étaient viscéralement hostiles. S'il avait choisi de suivre cette route, c'est parce qu'il avait eu le choix entre cela et se perdre sans espoir de retour dans le désert. Un buggy roulait aussi bien sur le sable que sur le bitume… Il n'y avait pas à creuser davantage pour comprendre pourquoi la majeure partie des Techs optait pour ce moyen de transport.
Harcos l'ignorait-il ?

- Puis-je m'enquérir de votre destination finale ?
- Non, fit sèchement Kest.
- Sait-on jamais, peut-être cela fait-il partie des étapes de mon voyage.
- Et vous, quelle est votre destination ? Ayers Rock, vraiment ?
- En effet, Ayers Rock.
- Et qu'avez-vous à y faire ?
- Je ramène certaines choses à un… groupe.
- Un groupe de quoi ?
- Des Nomades.
- Des Nomades postés à Ayers Rock ! ricana Kest.
- Ne riez pas, dit brutalement Harcos. Ils ont à faire là-bas, et ne bougeront pas de la ville tant que leur affaire ne sera pas réglée. Vous n'ignorez pas la détermination des Nomades. Puis-je maintenant connaître votre destination ?
- Si cela vous amuse, de toute façon cela ne changera rien. Je dois me rendre à Darwin, dans le territoire du Nord.


Harcos eut l'air stupéfait, et un frisson lui parcourut l'échine. Darwin se trouvait au-delà de la "Ceinture de Mort", dans la partie de l'Australie censée être inaccessible.
- Le seul Darwin que je connaisse est une ville morte, interdite aux êtres vivants. Y aller, c'est s'exposer à une quantité de radiations supérieure à celle que les humains, y compris les Techs, peuvent supporter. Y aurait-il une autre cité du même nom...
- Pas que je sache.
- Dans le meilleur des cas, vous pourrez passer trois jours dans Darwin avant que la dose ne devienne mortelle. Qu'espérez-vous y faire dans ce laps de temps ?
- Rien qui ne vous regarde. Comme vous le dites, c'est une zone morte. Il n'y a aucun groupement d'habitations, aucun humain ne peut y survivre. Je dois m'y rendre, c'est tout. Je ne sais pas pourquoi moi-même.
- Etrange…
- Ne vous souciez pas de cette affaire, Harcos, cela ne regarde que moi. Je dois me rendre là-bas. Je doute que l'un de vos prochains périples vous amène à Darwin, ou même dans sa périphérie.
- Mais n'avez-vous pas un peu dévié de votre itinéraire ?
- Je fais escale à Alice Springs."


Evidemment, songea le Sympathique. Alice Springs, la seule ville aux mains des Techs. Il va profiter de son voyage pour s'y rendre. Elle est comme la Jérusalem des temps anciens, ou la Mecque…
Kest était toujours étonné à la vue des routes en plein cœur du désert. Même dans ces endroits perdus dont plus personne ne s'occupait, l'asphalte ne s'était pas dégradé en l'espace de cent ans. Il serait encore dans le même état dans mille ans. Une route rectiligne, sans aucun obstacle, sur laquelle on aurait pu rouler en dormant, la direction bloquée pour ne jamais dévier de sa trajectoire. Un paysage ennuyeux comme la mort. Il y avait eu un temps où toute l'Australie n'était pas à l'image du désert, où les zones épargnées par les dunes ne se résumaient pas aux repaires des derniers Humains ; mais ce temps était révolu. Seules les oasis de vie où se regroupaient les Humains du Monde Nouveau offraient un espoir…
Mais cet espoir s'éteignait, à petit feu. Il l'avait appris plus d'un an auparavant, bien avant d'entreprendre ce voyage. Son père, comme la plupart des membres de sa famille, étudiait le développement du Monde Nouveau à l'échelle de l'Australie tout entière. Il leur était impossible de connaître le sort des autres continents ; on n'en avait jamais reçu aucun signal radio.

Deux explications divergentes étaient communément admises à l'isolement séculaire de l'Australie. La première suggérait que les atomiques utilisés par ceux de l'Ancien Monde aient laissé dans l'atmosphère des particules brouillant toutes les transmissions radios. De nombreux détracteurs se dressaient contre cette théorie, mais ses défenseurs prétendaient l'avoir vérifiée par de multiples expériences concordantes.
La seconde hypothèse, la plus privilégiée, disait qu'on ne recevait rien parce qu'il n'y avait rien à recevoir. Le monde avait été dévasté par la guerre nucléaire, et seules de très rares régions avaient pu être épargnées. L'Australie, et peut-être aussi, espérait-on, le désert saharien. On ne disposait que d'une infime quantité d'informations sur l'ancien temps, mais on savait que seules ces deux régions se trouvaient à distance suffisante des grandes villes pour passer à travers les averses de bombes atomiques qui avaient mis fin à l'Ancien Monde. Certains citaient également le désert de Gobi, mais d'autres documents de l'ancienne époque évoquaient la destruction totale de cette zone, prise pour champ de bataille bien avant que les choses ne s'enveniment jusqu'à embraser la planète entière.

Ainsi donc les seuls interlocuteurs survivants à la surface de la Terre seraient des nomades africains, des Touaregs, vivant aux exactes antipodes de l'Océanie… La ville de Sydney avait été parmi les premières à voir ses radiations chuter jusqu'à des taux acceptables, et un groupe de Techs y cherchait depuis plusieurs années un moyen de réactiver les réseaux de satellites des temps anciens, car ceux-ci avaient dû poursuivre leurs orbites, sans but, indifférents aux bouleversements de la surface. S'ils réussissaient, peut-être parviendraient-ils à rentrer en contact avec ces hypothétiques survivants du Sahara.
Mais Kest n'y croyait guère. Il leur fallait accepter que leur monde se réduise à une partie de l'Océanie. La plupart des Humains pensaient que l'on pourrait, d'ici quelques générations, se relancer dans la colonisation des continents voisins, une gigantesque ruée vers l'ouest lors de laquelle les nouveaux conquérants pourraient se tailler des territoires grands comme certaines nations de l'ancien temps. Mais c'est précisément cet espoir que les chercheurs de sa famille avaient récemment infirmé. Non qu'ils disposent de la moindre information nouvelle concernant le reste de la planète. Le problème était tout autre, le problème était celui des peuples "sur-vivant" dans l'ancienne Australie.
Les colonisations s'étaient toujours accomplies en des temps de surpopulation, sans que la démographie soit forcément excessive, juste parce que les hommes avaient besoin de nouvelles terres où étendre leur civilisation. Mais pour quelles raisons auraient-ils quitté un territoire déjà trop vaste pour eux ?
Son père le lui avait annoncé lors de leur dernière rencontre : la population diminuait. Pas seulement pour un des peuples ou l'un des secteurs de l'Australie, mais partout et pour tous, à une seule et surprenante exception : les Techs, qui voyaient leur population s'accroître, à un rythme très lent, mais tout de même significatif. Alors qu'ils étaient la cible de plus de la moitié des autres Humains, pratiquement tirés à vue dans certaines grandes agglomérations du Monde Nouveau. Seule la ville de Sydney leur était globalement favorable - parce qu'ils avaient été les premiers à oser y revenir - ainsi que celle d'Alice Springs, cas plus particulier puisqu'eux seuls y étaient admis. Ailleurs ils étaient méprisés, insultés, haïs. On leur reprochait rien moins que la destruction de l'Ancien Monde, on leur imputait la responsabilité de tous les malheurs générés par l'ordre nouveau. Pour une seule vraie raison… Parce qu'eux seuls avaient refusé de rejeter la science de l'ancien monde. Ils en avaient retiré jusqu'à ce nom, les Techs : le clan de la Technologie.
" Vous m'avez l'air bien songeur, remarqua le Sympathique.

Kest ne s'était pas aperçu qu'il avait fermé les yeux. Il sursauta et regarda le conducteur.
- J'étais assoupi ?
- Non, je ne crois pas ; plutôt immergé dans vos pensées. Vos lèvres remuaient de temps à autre - mais je n'ai pas essayé de lire sur elles, faites-moi confiance.

Tu parles, que tu n'as pas essayé !
- Je repensais à l'état de notre monde, dit-il.
- L'état de ce monde ? Ah ! Voilà un sujet de conversation qui saurait durer éternellement… Mais il me semble que nous arrivons à South Key, l'ami.


Le regard du Tech observa de part et d'autre de la voirie. Ce qui défilait ne se résumait plus aux étendues interminables de sable, la voie se bordait d'une poignée d'arbres à demi desséchés, de tas de cendres éparpillés. Il découvrit un baraquement à demi effondré, et il lui sembla apercevoir la silhouette d'un kangourou. Puis, à la limite de la ligne d'horizon, il vit poindre la ville de South Key.
- Nous y voilà, Kest ! Tu voulais que je t'amène au premier regroupement de population venu, nous y sommes, et il n'y a pourtant que quelques heures que je t'ai trouvé… Tu peux remercier la fabuleuse mécanique qui anime cette superbe machine ! s'exclama le Sympathique, en faisant rugir le moteur du véhicule."

Kest eut un sourire, plus pour lui faire plaisir que pour exprimer une quelconque joie ou le plus petit amusement. Il ne connaissait pas la ville de South Key, et ignorait donc tout de sa composition ethnique. Il imaginait très bien le Sympathique lui révélant, quelques minutes avant de pénétrer l'enceinte de la ville, que celle-ci serait un repaire de Faluns ou pire, de Stalkers. Quoiqu'il n'ait jamais entendu parler, par le passé, de cité tombée aux mains de ces derniers, ou même d'endroits où leur engeance aurait été dominante. Les Stalkers se complaisaient en marge d'autres groupes de population, ils n'avaient pas pour vocation de constituer leurs villes propres. L'idée d'une cité de Stalkers était presque aussi absurde que celle d'une ville de Sympathiques. D'un autre côté…
"Je peux lire vos pensées sur votre visage, annonça Harcos d'une voix où se mêlaient l'amusement et… la malice peut-être ?

Kest, consultant un compteur digital bricolé et soudé au-dessus du tableau de bord d'origine du véhicule, constata que leur vitesse diminuait peu à peu.
- Vous faites bien de vous méfier, dit le Sympathique, il y a bon nombre de Stalkers ici. Mais je doute que l'on vous tire à vue. C'est une petite ville, vous savez, et…

Il s'interrompit, fixant au loin à travers son pare-brise.
- Et ?
- Etrange, dit-il, quelque chose me trouble dans l'allure de South Key. Quelque chose a changé depuis ma dernière visite, je ne saurais dire quoi avec certitude, néanmoins…


Kest fronça les sourcils, et se concentra sur sa perception visuelle. Les contours de la cité... Ils avaient quelque chose de cassé, comme si chaque bâtiment avait été construit à l'oblique du sol par quelque architecte fou. Cela lui semblait sombre, on en distinguait moins bien les couleurs. Excessivement.
Il eut un geste péremptoire pour signifier au Sympathique de ralentir encore.
- A quand remonte votre dernière visite ?
- Une quarantaine de jours.
- La ville était alors tout ce qu'il y a de plus normal ?

Un silence. Il n'y avait rien à dire, lui signifiait Harcos. L'appréhension se lisait à présent sur son visage.
- Je crains que vous ne retrouviez pas South Key dans l'état où vous l'avez laissée, mon Sympathique compagnon. Je le crains fort."

A suivre...

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