"Sur quelle route sommes-nous ? interrogea Kest
après une heure de trajet.
Il s'était attendu
à tout instant à voir le Sympathique proposer
l'un de ces contrats qu'il redoutait mais, jusqu'à
présent, Harcos ne lui avait rien demandé. Il en
serait peut-être question
ultérieurement…
- Il s'agit de la route 32, répondit le Sympathique.
Il ne manqua pas de remarquer la
réaction du Tech.
- Un problème ? fit-il avec prudence. Vous seriez-vous
égaré plus que vous ne l'aviez cru ?
- Non, bredouilla Kest, non, c'est… Rien, peu importe."
Qu'était devenue la voix
entendue une poignée d'heures plus tôt, sur la
fréquence d'urgence réservée aux Techs
? Il avait présumé qu'elle puisse être
très proche, mais il n'avait pas envisagé
être secouru de la sorte par un automobiliste croisant son
chemin.
"Avez-vous aperçu quelqu'un depuis… Depuis peu ?
- J'aurais dû ? demanda malicieusement le Sympathique.
Kest fixait droit devant lui,
tentant de masquer son trouble. Inutile d'essayer de cacher ses
sentiments à un Sympathique. Mais il ne devait en aucun cas
évoquer la fréquence d'urgence des Techs. Les
Préceptes l'interdisaient.
- C'est une simple question. Vous n'êtes pas
obligé de vous préoccuper des tenants et
aboutissants de chacune de mes réflexions.
- Oh, pardonnez-moi… J'ai bien croisé un
véhicule lourd au cours de la journée. J'ai
d'abord songé à demander à ses
occupants ce qu'ils faisaient dans les parages avec pareil mastodonte,
puis je me suis ravisé. Leur armement était,
disons, dissuasif.
- Quels peuples ?
- Eh bien, pas de Tech parmi eux, si c'est ce qui vous
intéresse. Il s'agissait de clans plutôt
antagonistes au vôtre, à mon humble avis. Et si
cela peut vous rassurer, leur rythme était vraiment lent, il
y aurait peu de chances pour qu'ils rattrapent un bolide comme le mien,
même si nous prenions quelques heures de repos et eux aucune.
Des Stalkers (en anglais : chasseur à l'approche)
pour ceux que j'ai aperçus, sauf l'un d'entre eux, mais je
n'ai pas eu le temps de bien le voir.
- Hum ! Des Stalkers dans un blindé ?
- J'ignore si c'était un blindé. Un
véhicule lourd, pour sûr, avec l'armement
correspondant, mais je ne me suis pas amusé à
tirer dessus pour voir si ça passait à travers ou
non. Ne vous cassez pas la tête avec ça, mon
vieux, c'était juste un convoi. A moins qu'ils ne soient
à votre recherche ?
- Les Stalkers sont toujours prêts à traquer les
Techs…
- C'est vrai… Si cela vous inquiète, je peux
rouler plus vite, ce bolide est capable d'atteindre les…
- Faites ce qui vous paraît nécessaire, je ne vous
demande rien d'autre que de me déposer dans le premier
groupement d'habitations venu.
- Une heure et nous y serons, à cette allure. Aucun
problème pour moi, Kest, je vous dépose et je
poursuis mon chemin jusqu'à Ayers Rock. Comme vous voulez.
- Je me serais passé de toute aide si mon buggy ne m'avait
lâché en plein désert - alors,
ça me suffira amplement.
Le Sympathique lui jeta un regard
en coin, essayant de déduire quelque renseignement de cette
nouvelle donnée - Kest le devinait sans peine.
- Vous ne suiviez pas les routes traditionnelles ?
Kest haussa les épaules.
Les routes "traditionnelles" représentaient des
pièges mortels pour les Techs ; les trois quarts des tribus
vivant au cœur du désert leur étaient
viscéralement hostiles. S'il avait choisi de suivre cette
route, c'est parce qu'il avait eu le choix entre cela et se perdre sans
espoir de retour dans le désert. Un buggy roulait aussi bien
sur le sable que sur le bitume… Il n'y avait pas
à creuser davantage pour comprendre pourquoi la majeure
partie des Techs optait pour ce moyen de transport.
Harcos l'ignorait-il ?
- Puis-je m'enquérir de votre destination finale ?
- Non, fit sèchement Kest.
- Sait-on jamais, peut-être cela fait-il partie des
étapes de mon voyage.
- Et vous, quelle est votre destination ? Ayers Rock, vraiment ?
- En effet, Ayers Rock.
- Et qu'avez-vous à y faire ?
- Je ramène certaines choses à un…
groupe.
- Un groupe de quoi ?
- Des Nomades.
- Des Nomades postés à Ayers Rock ! ricana Kest.
- Ne riez pas, dit brutalement Harcos. Ils ont à faire
là-bas, et ne bougeront pas de la ville tant que leur
affaire ne sera pas réglée. Vous n'ignorez pas la
détermination des Nomades. Puis-je maintenant
connaître votre destination ?
- Si cela vous amuse, de toute façon cela ne changera rien.
Je dois me rendre à Darwin, dans le territoire du Nord.
Harcos eut l'air
stupéfait, et un frisson lui parcourut l'échine.
Darwin se trouvait au-delà de la "Ceinture de Mort", dans la
partie de l'Australie censée être inaccessible.
- Le seul Darwin que je connaisse est une ville morte, interdite aux
êtres vivants. Y aller, c'est s'exposer à une
quantité de radiations supérieure à
celle que les humains, y compris les Techs, peuvent supporter. Y
aurait-il une autre cité du même nom...
- Pas que je sache.
- Dans le meilleur des cas, vous pourrez passer trois jours dans Darwin
avant que la dose ne devienne mortelle. Qu'espérez-vous y
faire dans ce laps de temps ?
- Rien qui ne vous regarde. Comme vous le dites, c'est une zone morte.
Il n'y a aucun groupement d'habitations, aucun humain ne peut y
survivre. Je dois m'y rendre, c'est tout. Je ne sais pas pourquoi
moi-même.
- Etrange…
- Ne vous souciez pas de cette affaire, Harcos, cela ne regarde que
moi. Je dois me rendre là-bas. Je doute que l'un de vos
prochains périples vous amène à
Darwin, ou même dans sa périphérie.
- Mais n'avez-vous pas un peu dévié de votre
itinéraire ?
- Je fais escale à Alice Springs."
Evidemment,
songea le Sympathique. Alice Springs, la seule ville aux
mains des Techs. Il va profiter de son voyage pour s'y rendre. Elle est
comme la Jérusalem des temps anciens, ou la
Mecque…
Kest était toujours
étonné à la vue des routes en plein
cœur du désert. Même dans ces endroits
perdus dont plus personne ne s'occupait, l'asphalte ne
s'était pas dégradé en l'espace de
cent ans. Il serait encore dans le même état dans
mille ans. Une route rectiligne, sans aucun obstacle, sur laquelle on
aurait pu rouler en dormant, la direction bloquée pour ne
jamais dévier de sa trajectoire. Un paysage ennuyeux comme
la mort. Il y avait eu un temps où toute l'Australie
n'était pas à l'image du désert,
où les zones épargnées par les dunes
ne se résumaient pas aux repaires des derniers Humains ;
mais ce temps était révolu. Seules les oasis de
vie où se regroupaient les Humains du Monde Nouveau
offraient un espoir…
Mais cet espoir
s'éteignait, à petit feu. Il l'avait appris plus
d'un an auparavant, bien avant d'entreprendre ce voyage. Son
père, comme la plupart des membres de sa famille,
étudiait le développement du Monde Nouveau
à l'échelle de l'Australie tout
entière. Il leur était impossible de
connaître le sort des autres continents ; on n'en avait
jamais reçu aucun signal radio.
Deux explications divergentes
étaient communément admises à
l'isolement séculaire de l'Australie. La première
suggérait que les atomiques utilisés par ceux de
l'Ancien Monde aient laissé dans l'atmosphère des
particules brouillant toutes les transmissions radios. De nombreux
détracteurs se dressaient contre cette théorie,
mais ses défenseurs prétendaient l'avoir
vérifiée par de multiples expériences
concordantes.
La seconde hypothèse, la
plus privilégiée, disait qu'on ne recevait rien
parce qu'il n'y avait rien à recevoir. Le monde avait
été dévasté par la guerre
nucléaire, et seules de très rares
régions avaient pu être
épargnées. L'Australie, et peut-être
aussi, espérait-on, le désert saharien. On ne
disposait que d'une infime quantité d'informations sur
l'ancien temps, mais on savait que seules ces deux régions
se trouvaient à distance suffisante des grandes villes pour
passer à travers les averses de bombes atomiques qui avaient
mis fin à l'Ancien Monde. Certains citaient
également le désert de Gobi, mais d'autres
documents de l'ancienne époque évoquaient la
destruction totale de cette zone, prise pour champ de bataille bien
avant que les choses ne s'enveniment jusqu'à embraser la
planète entière.
Ainsi donc les seuls interlocuteurs
survivants à la surface de la Terre seraient des nomades
africains, des Touaregs, vivant aux exactes antipodes de
l'Océanie… La ville de Sydney avait
été parmi les premières à
voir ses radiations chuter jusqu'à des taux acceptables, et
un groupe de Techs y cherchait depuis plusieurs années un
moyen de réactiver les réseaux de satellites des
temps anciens, car ceux-ci avaient dû poursuivre leurs
orbites, sans but, indifférents aux bouleversements de la
surface. S'ils réussissaient, peut-être
parviendraient-ils à rentrer en contact avec ces
hypothétiques survivants du Sahara.
Mais Kest n'y croyait
guère. Il leur fallait accepter que leur monde se
réduise à une partie de l'Océanie. La
plupart des Humains pensaient que l'on pourrait, d'ici quelques
générations, se relancer dans la colonisation des
continents voisins, une gigantesque ruée vers l'ouest lors
de laquelle les nouveaux conquérants pourraient se tailler
des territoires grands comme certaines nations de l'ancien temps. Mais
c'est précisément cet espoir que les chercheurs
de sa famille avaient récemment infirmé. Non
qu'ils disposent de la moindre information nouvelle concernant le reste
de la planète. Le problème était tout
autre, le problème était celui des peuples
"sur-vivant" dans l'ancienne Australie.
Les colonisations
s'étaient toujours accomplies en des temps de surpopulation,
sans que la démographie soit forcément excessive,
juste parce que les hommes avaient besoin de nouvelles terres
où étendre leur civilisation. Mais pour quelles
raisons auraient-ils quitté un territoire
déjà trop vaste pour eux ?
Son père le lui avait
annoncé lors de leur dernière rencontre : la
population diminuait. Pas seulement pour un des peuples ou l'un des
secteurs de l'Australie, mais partout et pour tous, à une
seule et surprenante exception : les Techs, qui voyaient leur
population s'accroître, à un rythme
très lent, mais tout de même significatif. Alors
qu'ils étaient la cible de plus de la moitié des
autres Humains, pratiquement tirés à vue dans
certaines grandes agglomérations du Monde Nouveau. Seule la
ville de Sydney leur était globalement favorable - parce
qu'ils avaient été les premiers à oser
y revenir - ainsi que celle d'Alice Springs, cas plus particulier
puisqu'eux seuls y étaient admis. Ailleurs ils
étaient méprisés, insultés,
haïs. On leur reprochait rien moins que la destruction de
l'Ancien Monde, on leur imputait la responsabilité de tous
les malheurs générés par l'ordre
nouveau. Pour une seule vraie raison… Parce qu'eux seuls
avaient refusé de rejeter la science de l'ancien monde. Ils
en avaient retiré jusqu'à ce nom, les Techs
: le clan de la Technologie.
" Vous m'avez l'air bien songeur, remarqua le Sympathique.
Kest ne s'était pas
aperçu qu'il avait fermé les yeux. Il sursauta et
regarda le conducteur.
- J'étais assoupi ?
- Non, je ne crois pas ; plutôt immergé dans vos
pensées. Vos lèvres remuaient de temps
à autre - mais je n'ai pas essayé de lire sur
elles, faites-moi confiance.
Tu parles, que tu n'as
pas essayé !
- Je repensais à l'état de notre monde, dit-il.
- L'état de ce monde ? Ah ! Voilà un sujet de
conversation qui saurait durer éternellement…
Mais il me semble que nous arrivons à South Key, l'ami.
Le regard du Tech observa de part
et d'autre de la voirie. Ce qui défilait ne se
résumait plus aux étendues interminables de
sable, la voie se bordait d'une poignée d'arbres
à demi desséchés, de tas de cendres
éparpillés. Il découvrit un
baraquement à demi effondré, et il lui sembla
apercevoir la silhouette d'un kangourou. Puis, à la limite
de la ligne d'horizon, il vit poindre la ville de South Key.
- Nous y voilà, Kest ! Tu voulais que je t'amène
au premier regroupement de population venu, nous y sommes, et il n'y a
pourtant que quelques heures que je t'ai trouvé…
Tu peux remercier la fabuleuse mécanique qui anime cette
superbe machine ! s'exclama le Sympathique, en faisant rugir le moteur
du véhicule."
Kest eut un sourire, plus pour lui
faire plaisir que pour exprimer une quelconque joie ou le plus petit
amusement. Il ne connaissait pas la ville de South Key, et ignorait
donc tout de sa composition ethnique. Il imaginait très bien
le Sympathique lui révélant, quelques minutes
avant de pénétrer l'enceinte de la ville, que
celle-ci serait un repaire de Faluns ou pire, de Stalkers. Quoiqu'il
n'ait jamais entendu parler, par le passé, de
cité tombée aux mains de ces derniers, ou
même d'endroits où leur engeance aurait
été dominante. Les Stalkers se complaisaient en
marge d'autres groupes de population, ils n'avaient pas pour vocation
de constituer leurs villes propres. L'idée d'une
cité de Stalkers était presque aussi absurde que
celle d'une ville de Sympathiques. D'un autre
côté…
"Je peux lire vos pensées sur votre visage,
annonça Harcos d'une voix où se
mêlaient l'amusement et… la malice
peut-être ?
Kest, consultant un compteur
digital bricolé et soudé au-dessus du tableau de
bord d'origine du véhicule, constata que leur vitesse
diminuait peu à peu.
- Vous faites bien de vous méfier, dit le Sympathique, il y
a bon nombre de Stalkers ici. Mais je doute que l'on vous tire
à vue. C'est une petite ville, vous savez, et…
Il s'interrompit, fixant au loin
à travers son pare-brise.
- Et ?
- Etrange, dit-il, quelque chose me trouble dans l'allure de South Key.
Quelque chose a changé depuis ma dernière visite,
je ne saurais dire quoi avec certitude,
néanmoins…
Kest fronça les
sourcils, et se concentra sur sa perception visuelle. Les contours de
la cité... Ils avaient quelque chose de cassé,
comme si chaque bâtiment avait été
construit à l'oblique du sol par quelque architecte fou.
Cela lui semblait sombre, on en distinguait moins bien les couleurs.
Excessivement.
Il eut un geste
péremptoire pour signifier au Sympathique de ralentir
encore.
- A quand remonte votre dernière visite ?
- Une quarantaine de jours.
- La ville était alors tout ce qu'il y a de plus normal ?
Un silence. Il n'y avait rien
à dire, lui signifiait Harcos. L'appréhension se
lisait à présent sur son visage.
- Je crains que vous ne retrouviez pas South Key dans l'état
où vous l'avez laissée, mon Sympathique
compagnon. Je le crains fort."
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