Balayés par le vent, les grains de sable
brûlants mitraillaient son visage, s'aggloméraient
sur les recoins de ses lunettes, d'où ils tentaient
vainement de lui boucher la vue. Ce n'était qu'une petite
tempête de sable, mais il n'en retirait pas moins cette
impression persistante que le désert tout entier se voulait
son ennemi et avait juré sa mort. Il avait beau
s'admonester, se dire qu'il ne faisait que chercher de superstitieuses
excuses à chacun de ses malheurs, l'impression demeurait.
Les dunes se dérobaient sous ses pieds, les
tempêtes le poursuivaient, les rares villages perdus dans le
Simpson Desert se dérobaient à lui. Pas
même un mirage pour lui faire miroiter un espoir, aussi
illusoire fût-il, il n'y avait que l'étendue de
silice à perte de vue.
Il maudissait le désert
pour l'avoir obligé à finir son trajet
à pied. Son buggy ne l'avait jamais
lâché au cours des dix dernières
années, et alors qu'il avait atteint le point de non-retour,
après un jour et demi de route en plein cœur du
désert oriental, la mécanique s'était
soudain enrayée, le moteur avait cahoté, et
bientôt les différents indicateurs de son tableau
de bord s'étaient affolés, indiquant mille pannes
présentes ou à venir.
Ses connaissances dans ce type de
mécanique se révélèrent
trop minces pour déceler l'origine de la panne - ou des
pannes - et il s'était retrouvé ainsi, penaud,
perdu au quart à peine de son chemin, sans autre solution
que de poursuivre par ses propres moyens. Les coups de pied rageurs
infligés à l'engin n'y changèrent
rien. Il avait pris les quelques objets utiles chargés
à l'arrière du véhicule, les avait
logés dans les différentes poches de sa veste de
cuir, et s'était lancé en grommelant, sans
essayer de penser à la traversée qui l'attendait.
Les
propriétés réfrigérantes de
ses vêtements ne parvenaient jamais à estomper
tout à fait la sensation d'étouffement, la
conviction d'être comme une volaille grillée dans
un four. Et pas même un acacia pour s'ériger
à l'horizon, à la manière d'un salut
du désert à son courageux visiteur. Il n'y avait
guère qu'une poignée de créatures
autochtones, s'enfuyant à son approche, pour accompagner son
voyage.
Le désert me
fait un bras d'honneur, pensa-t-il. Il s'efforçait
de ne pas penser à ses maigres réserves d'eau et
à la longue route encore à parcourir. Il y
arriverait, ou non… Mais il devait reconnaître,
malgré tout, qu'il se sentait encore confiant.
Il le fut
déjà moins en trouvant sa boussole
brisée, probablement depuis qu'il avait manqué
heurter la roche à demi dissimulée par le sable,
et fait une embardée avec son véhicule.
La malchance, une fois de plus. S'il s'était agi d'une
boussole magnétique, comme il en existait dans les anciens
temps, l'accident serait sans doute resté sans
conséquence, mais le pôle magnétique
était devenu comme fou au cours des dernières
générations, puis avait brusquement
cessé d'émettre sa force d'attraction, rendant
caduque l'existence de toutes les boussoles traditionnelles. Un nouveau
mécanisme plus moderne avait été mis
au point, supposé les repérer par rapport
à un émetteur
électromagnétique situé à
Brisbane, mais cette nouvelle sorte de boussole n'était plus
qu'un petit appareil électronique trop fragile, et en
l'occurrence, déjà affaibli par la multitude de
chocs l'ayant précédé.
Il le jeta à terre de
dépit, puis s'assura que le reste de son matériel
n'avait pas subi le même genre de dégât.
Il n'en était rien. Radio, pistolet, compteur Geiger, le
reste de son équipement de survie pour voyageur solitaire
était en parfait état de marche. Une nouvelle
facétie du désert ?
Les grains les plus
pulvérulents s'insinuaient inlassablement entre ses
vêtements pour venir le démanger, mais il n'en
avait cure, il ne pouvait commencer à se soucier de
détails aussi triviaux alors que ses réserves
d'eau étaient déjà à sec le
troisième jour. Les Techs figuraient parmi les peuples
capables de survivre le plus longtemps sans absorber liquide ni
nourriture, mais leur résistance, sous un soleil de plomb et
en marchant dix-huit heures par jour, n'était pas non plus
sans bornes. Il repoussa l'idée qu'il puisse laisser sa peau
ici à cause d'un stupide ennui mécanique de son
buggy, et commença à vérifier les
fréquences radios publiques, une par une.
Toujours rien,
évidemment. Il n'y avait qu'au sein des regroupements de
population que des conversations crépitaient sans cesse sur
les ondes, parfois entrecoupées de brefs appels à
l'aide. Cela ne lui était d'aucune utilité,
devait-il reconnaître. Il était fort probable
qu'il ne se trouve encore qu'à une très longue
distance de la ville la plus proche. Les regroupements plus
réduits, ou itinérants, n'usaient jamais des
canaux principaux, préférant communiquer sur
leurs propres fréquences.
Il reprit la radio dans sa veste,
l'entrouvrant le moins possible, pour ne pas laisser la chaleur
extérieure y pénétrer. Il
hésita ; puis au lieu d'y ouvrir l'un des canaux
préprogrammés - ceux que chacun était
libre d'utiliser - il se mit à tapoter le clavier
numérique, et y rentra les neuf premiers chiffres d'un code.
Il s'interrompit avant de presser la dernière touche, pris
d'une subite bouffée d'anxiété
mêlée de culpabilité.
Le canal
réservé des Techs. En faire usage pour autre
chose qu'une raison d'urgence, revenait à s'exposer plus
qu'à des réprimandes, à de
véritables représailles… Une seule
question se posait à lui : suis-je ou ne suis-je pas en
situation d'urgence ? Un homme perdu dans le désert est un
homme mort s'il n'a plus moyen de se déplacer. Il pourrait
encore survivre quatre jours sans trop de difficultés.
Au-delà, ses jambes cesseraient de vouloir le porter.
Plusieurs journées supplémentaires seraient
nécessaires pour qu'il en vienne à
véritablement mourir, mais ces
journées-là ne comptaient pas.
Juste pour écouter,
s'ordonna-t-il. S'exprimer inutilement sur la fréquence
appartenait aux grands interdits enseignés aux Humains, mais
toutes les quatre heures, quelqu'un devait s'y exprimer pour y "assurer
la garde", l'espace d'une phrase prononcée sans
émotion, pour témoigner de la
présence, dans un rayon d'une cinquantaine de
kilomètres, d'une personne secourable du même
peuple. Il ne ferait que cela. Il vérifierait l'existence
d'une garde dans le secteur ; par acquit de conscience. Rien ne
l'obligeait à parler, il pouvait se contenter
d'écouter quelques heures, en attente de cette voix, de
cette présence. Il serait toujours temps d'entrer en
communication plus tard, si le besoin s'en faisait sentir. Juste pour
être tranquille. Et s'il n'y avait rien… Il
poursuivrait sa route, jusqu'à passer à
portée de l'un des veilleurs.
Il enfonça la
dernière touche, et se mit à l'écoute.
La ligne était
très brouillée. Il crut au départ
qu'existait dans les parages une source d'interférence
quelconque, peut-être un très puissant
émetteur laissé ouvert ; on racontait que
certaines catégories de radiations déviaient
toutes les ondes, les distordaient, rendant très difficile
l'usage de la radio.
Le bruit se poursuivit une dizaine
de minutes, pendant lesquelles il se persuada progressivement qu'il
n'entendait pas de simples parasites, que le bruit de fond
était illusoire. Il y avait quelque chose sur la
fréquence, des sons qu'il n'avait su identifier sur
l'instant, mais en lesquels il reconnut successivement un bruit de
moteur, et plus léger, si peu audible qu'on avait du mal
à le discerner, un bruit de respiration, haletant.
Ses jambes, qui l'avaient
jusqu'à présent poussé à
avancer, mécaniquement, comme menées par une
volonté propre, s'étaient bloquées. Il
se sentait paralysé, cloué au sol. Impossible
qu'il en soit déjà au stade hallucinatoire. Il
devait en être encore très
éloigné !
C'est alors que la voix,
féminine, terrifiée, s'exprima sur la radio :
"Ils me poursuivent
toujours… J'ai encore trois jours de carburant, mon
véhicule est plus rapide, mais je sens le sommeil
m'envahir… Aidez-moi, je vous en supplie, ils vont me tuer
ou pire s'ils me rattrapent… Aidez-moi… Je suis
sur la route 32, peu après South Key, je ne sais pas si la
prochaine ville est proche ou
éloignée… Aidez-moi…"
Il resta comme
pétrifié. Cette voix exprimait une peur si
totale, si intolérable, qu'il se serait jugé, en
comparaison, hors de tout danger. Elle avait vraiment besoin d'aide. Et
lui aurait pu essayer de la secourir s'il n'y avait eu cette panne de
buggy… Au lieu de se voir réduit au
rôle de spectateur impuissant. Il reprit son chemin, furieux,
avec une vivacité renouvelée.
Quatre heures plus tard il
apercevait à l'horizon les reflets du bitume, dansant au
regard à la manière des mirages sous l'effet de
l'intense chaleur. Il n'avait qu'une vague idée de l'endroit
où il se trouvait ; sans point de repère, il
avait sans doute dévié de son chemin de plusieurs
degrés, il pouvait aussi bien s'agir de la route 30 que de
la 31, ou de la… 32. Il décida d'en suivre le
tracé ; au moins avait-il ainsi des chances accrues
d'atteindre, dans un délai raisonnable, une ville
où trouver quelque secours… Ou du moins, assez
d'eau pour continuer quelques jours plus avant, toujours plus
à l'intérieur des terres, avec en point de mire
la destination pour laquelle il avait quitté Sydney.
Marcher sur le goudron avait
quelque chose de désagréable une fois
accoutumé à la masse presque liquide du sable.
Chaque pas résonnait comme un coup, ébranlant
chacun de ses os. Mais cela avait un goût de civilisation et
d'humanité, et la route apparaissait comme un rempart, une
digue dressée contre les dangers du désert, cet
ennemi fait de silice.
Il perçut les vibrations
parcourant l'air bien avant que le véhicule ne vienne
poindre à l'horizon. Cela faisait partie de ses
capacités personnelles : il savait remarquer chaque
mouvement d'air, chaque vibration, d'autant plus facilement que le
bruit de fond était faible, et il était proche du
néant dans cet espace que seuls lui et quelques bestioles
habitaient.
Un buggy,
pensa-t-il. Mais pas un modèle aussi simple que celui qui
l'avait lâché en plein désert.
Plutôt un modèle capable de rouler à
cent kilomètres à l'heure, voire plus. Il savait
que certains fous bricolaient des moteurs susceptibles d'atteindre les
trois cent kilomètres à l'heure sur des pistes de
bonne qualité. Il en avait déjà vu
à l'œuvre, consommant des quantités
impressionnantes de carburant. Comme si le temps
représentait la denrée la plus
recherchée en ce monde !
Il arriva en vue quelques instants
plus tard, déboulant comme il s'y était attendu
à plus de cent kilomètres à l'heure.
Le conducteur, solitaire, appartenait aux Sympathiques, l'un des seuls
peuples majeurs à s'entendre avec les Techs, comme
d'ailleurs avec chacun des peuples composant le monde actuel. Leur
caractère, invariablement, se faisait coulant, s'adaptait
à la personnalité de chacun pour ne jamais
heurter, ne jamais blesser. Cependant il s'en méfiait.
Difficile de dire ce que dissimulaient ces dehors aimables, d'autant
que les activités des Sympathiques ne s'accordaient pas
forcément avec leurs apparences. Celui-là pouvait
accepter de l'aider sans contrepartie, aussi bien que lui
réclamer, après avoir sondé sa
personnalité pour ne pas aller à l'encontre de
ses préceptes personnels, un service exorbitant dont il
serait obligé de s'acquitter… La parole des Techs
appartenait aux mots d'ordre de leur éducation de base. Il
devinait sans mal que les Sympathiques en avaient connaissance, et de
ce fait, les prenaient en priorité pour cibles. Qu'ils
puissent être considérés comme un
peuple ami relevait presque de l'imposture… Selon lui.
Debout sur le bord de la route, il
soupira, et leva le pouce comme un simple auto-stoppeur. Le
Sympathique, un homme de petite taille à la peau plus noire
que l'ébène, freina à son approche, et
effectua un arrêt millimétré, la
portière du côté passager exactement
devant le Tech.
"Je vous dépose quelque part ? fit le Sympathique, un
sourire ironique plaqué sur ses traits.
- Pas de refus, répondit-il. J'ai perdu mon chemin. .
- Ahhh, j'ai toujours dit que le désert était si
mal balisé, quelques panneaux indicateurs ne feraient pas de
mal !"
Il eut un unique mais
très appuyé coup d'œil pour l'arme de
l'Humain. A mi-chemin entre le pistolet basique et le fusil, un calibre
capable de traverser un mur de part en part, rangé dans la
poche extérieure de sa veste. Sa main gantée
balançait négligemment à quelques
centimètres de sa crosse. Un œil non
aiguisé ne l'aurait jamais cru sur ses gardes. Mais le
Sympathique connaissait les siens ; un Tech se baladant ainsi dans le
désert ne commettrait pas une telle
négligence… Au moindre signe d'agression de sa
part, il dégainerait et tirerait - sans viser de point vital
- avant qu'il ait pu tenter quoi que ce soit.
Le Tech le regardait dans les yeux,
du moins le supposait-il car son regard était
dissimulé par des lunettes aux verres rectangulaires, trop
fumés pour qu'on puisse distinguer les pupilles au travers.
Il attend que je l'invite à monter, supposa le Sympathique.
"Mon nom est Harcos.
- Plutôt bref pour un Sympathique, fit avec prudence le Tech.
Ah, c'est cela,
pensa le Sympathique. Il veut que je m'identifie d'abord, au
cas où je ne serais pas ce que j'ai l'air d'être.
- Mes parents avaient l'esprit pratique, expliqua-t-il. Mon nom complet
est Harcos-Destrèriera, mais ce tiret décomposant
mon nom me permet de raccourcir les présentations. Je suis
un Sympathique, ajouta-t-il selon l'une des formules
consacrées.
Nul ne pouvait mentir sur sa
nature. Question de fierté. On ne renie pas son peuple. Cela
était inscrit, non seulement dans les préceptes
de l'éducation de leurs deux clans, mais aussi dans ceux de
tous les peuples majeurs. Nul ne chercherait à leurrer
l'autre.
Le Tech parut très
légèrement se détendre.
- Mon nom est Kest. Je suis un Tech.
- Eh bien, monte donc à bord, Kest, je devine qu'il n'est
pas dans tes désirs de servir de pâture au
désert."
Kest s'exécuta. Il prit
place sur l'unique siège passager, tout en prenant soin de
répertorier les objets présents dans le
véhicule. Il retint chacun d'entre eux, les tria dans les
compartiments de sa mémoire comme s'il s'était
agi d'un jeu de patience pour enfant, dans lequel il faudrait placer
différentes formes dans les boîtes
appropriées. Ce qui pouvait lui être utile, ce qui
pouvait servir d'arme, et tout ce qui lui donnait des indices sur la
personnalité propre du conducteur, quoique l'exercice
fût périlleux dans le cas d'un Sympathique.
Harcos tourna la clé de
contact, et l'engin partit au quart de tour.
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