I - Au cœur du Désert

par Ehryx

- Par toi-même tu survivras
(Précepte des Techs)


Balayés par le vent, les grains de sable brûlants mitraillaient son visage, s'aggloméraient sur les recoins de ses lunettes, d'où ils tentaient vainement de lui boucher la vue. Ce n'était qu'une petite tempête de sable, mais il n'en retirait pas moins cette impression persistante que le désert tout entier se voulait son ennemi et avait juré sa mort. Il avait beau s'admonester, se dire qu'il ne faisait que chercher de superstitieuses excuses à chacun de ses malheurs, l'impression demeurait. Les dunes se dérobaient sous ses pieds, les tempêtes le poursuivaient, les rares villages perdus dans le Simpson Desert se dérobaient à lui. Pas même un mirage pour lui faire miroiter un espoir, aussi illusoire fût-il, il n'y avait que l'étendue de silice à perte de vue.
Il maudissait le désert pour l'avoir obligé à finir son trajet à pied. Son buggy ne l'avait jamais lâché au cours des dix dernières années, et alors qu'il avait atteint le point de non-retour, après un jour et demi de route en plein cœur du désert oriental, la mécanique s'était soudain enrayée, le moteur avait cahoté, et bientôt les différents indicateurs de son tableau de bord s'étaient affolés, indiquant mille pannes présentes ou à venir.
Ses connaissances dans ce type de mécanique se révélèrent trop minces pour déceler l'origine de la panne - ou des pannes - et il s'était retrouvé ainsi, penaud, perdu au quart à peine de son chemin, sans autre solution que de poursuivre par ses propres moyens. Les coups de pied rageurs infligés à l'engin n'y changèrent rien. Il avait pris les quelques objets utiles chargés à l'arrière du véhicule, les avait logés dans les différentes poches de sa veste de cuir, et s'était lancé en grommelant, sans essayer de penser à la traversée qui l'attendait.
Les propriétés réfrigérantes de ses vêtements ne parvenaient jamais à estomper tout à fait la sensation d'étouffement, la conviction d'être comme une volaille grillée dans un four. Et pas même un acacia pour s'ériger à l'horizon, à la manière d'un salut du désert à son courageux visiteur. Il n'y avait guère qu'une poignée de créatures autochtones, s'enfuyant à son approche, pour accompagner son voyage.
Le désert me fait un bras d'honneur, pensa-t-il. Il s'efforçait de ne pas penser à ses maigres réserves d'eau et à la longue route encore à parcourir. Il y arriverait, ou non… Mais il devait reconnaître, malgré tout, qu'il se sentait encore confiant.
Il le fut déjà moins en trouvant sa boussole brisée, probablement depuis qu'il avait manqué heurter la roche à demi dissimulée par le sable, et fait une embardée avec son véhicule. La malchance, une fois de plus. S'il s'était agi d'une boussole magnétique, comme il en existait dans les anciens temps, l'accident serait sans doute resté sans conséquence, mais le pôle magnétique était devenu comme fou au cours des dernières générations, puis avait brusquement cessé d'émettre sa force d'attraction, rendant caduque l'existence de toutes les boussoles traditionnelles. Un nouveau mécanisme plus moderne avait été mis au point, supposé les repérer par rapport à un émetteur électromagnétique situé à Brisbane, mais cette nouvelle sorte de boussole n'était plus qu'un petit appareil électronique trop fragile, et en l'occurrence, déjà affaibli par la multitude de chocs l'ayant précédé.
Il le jeta à terre de dépit, puis s'assura que le reste de son matériel n'avait pas subi le même genre de dégât. Il n'en était rien. Radio, pistolet, compteur Geiger, le reste de son équipement de survie pour voyageur solitaire était en parfait état de marche. Une nouvelle facétie du désert ?

Les grains les plus pulvérulents s'insinuaient inlassablement entre ses vêtements pour venir le démanger, mais il n'en avait cure, il ne pouvait commencer à se soucier de détails aussi triviaux alors que ses réserves d'eau étaient déjà à sec le troisième jour. Les Techs figuraient parmi les peuples capables de survivre le plus longtemps sans absorber liquide ni nourriture, mais leur résistance, sous un soleil de plomb et en marchant dix-huit heures par jour, n'était pas non plus sans bornes. Il repoussa l'idée qu'il puisse laisser sa peau ici à cause d'un stupide ennui mécanique de son buggy, et commença à vérifier les fréquences radios publiques, une par une.
Toujours rien, évidemment. Il n'y avait qu'au sein des regroupements de population que des conversations crépitaient sans cesse sur les ondes, parfois entrecoupées de brefs appels à l'aide. Cela ne lui était d'aucune utilité, devait-il reconnaître. Il était fort probable qu'il ne se trouve encore qu'à une très longue distance de la ville la plus proche. Les regroupements plus réduits, ou itinérants, n'usaient jamais des canaux principaux, préférant communiquer sur leurs propres fréquences.
Il reprit la radio dans sa veste, l'entrouvrant le moins possible, pour ne pas laisser la chaleur extérieure y pénétrer. Il hésita ; puis au lieu d'y ouvrir l'un des canaux préprogrammés - ceux que chacun était libre d'utiliser - il se mit à tapoter le clavier numérique, et y rentra les neuf premiers chiffres d'un code. Il s'interrompit avant de presser la dernière touche, pris d'une subite bouffée d'anxiété mêlée de culpabilité.
Le canal réservé des Techs. En faire usage pour autre chose qu'une raison d'urgence, revenait à s'exposer plus qu'à des réprimandes, à de véritables représailles… Une seule question se posait à lui : suis-je ou ne suis-je pas en situation d'urgence ? Un homme perdu dans le désert est un homme mort s'il n'a plus moyen de se déplacer. Il pourrait encore survivre quatre jours sans trop de difficultés. Au-delà, ses jambes cesseraient de vouloir le porter. Plusieurs journées supplémentaires seraient nécessaires pour qu'il en vienne à véritablement mourir, mais ces journées-là ne comptaient pas.
Juste pour écouter, s'ordonna-t-il. S'exprimer inutilement sur la fréquence appartenait aux grands interdits enseignés aux Humains, mais toutes les quatre heures, quelqu'un devait s'y exprimer pour y "assurer la garde", l'espace d'une phrase prononcée sans émotion, pour témoigner de la présence, dans un rayon d'une cinquantaine de kilomètres, d'une personne secourable du même peuple. Il ne ferait que cela. Il vérifierait l'existence d'une garde dans le secteur ; par acquit de conscience. Rien ne l'obligeait à parler, il pouvait se contenter d'écouter quelques heures, en attente de cette voix, de cette présence. Il serait toujours temps d'entrer en communication plus tard, si le besoin s'en faisait sentir. Juste pour être tranquille. Et s'il n'y avait rien… Il poursuivrait sa route, jusqu'à passer à portée de l'un des veilleurs.

Il enfonça la dernière touche, et se mit à l'écoute.

La ligne était très brouillée. Il crut au départ qu'existait dans les parages une source d'interférence quelconque, peut-être un très puissant émetteur laissé ouvert ; on racontait que certaines catégories de radiations déviaient toutes les ondes, les distordaient, rendant très difficile l'usage de la radio.
Le bruit se poursuivit une dizaine de minutes, pendant lesquelles il se persuada progressivement qu'il n'entendait pas de simples parasites, que le bruit de fond était illusoire. Il y avait quelque chose sur la fréquence, des sons qu'il n'avait su identifier sur l'instant, mais en lesquels il reconnut successivement un bruit de moteur, et plus léger, si peu audible qu'on avait du mal à le discerner, un bruit de respiration, haletant.
Ses jambes, qui l'avaient jusqu'à présent poussé à avancer, mécaniquement, comme menées par une volonté propre, s'étaient bloquées. Il se sentait paralysé, cloué au sol. Impossible qu'il en soit déjà au stade hallucinatoire. Il devait en être encore très éloigné !
C'est alors que la voix, féminine, terrifiée, s'exprima sur la radio :
"Ils me poursuivent toujours… J'ai encore trois jours de carburant, mon véhicule est plus rapide, mais je sens le sommeil m'envahir… Aidez-moi, je vous en supplie, ils vont me tuer ou pire s'ils me rattrapent… Aidez-moi… Je suis sur la route 32, peu après South Key, je ne sais pas si la prochaine ville est proche ou éloignée… Aidez-moi…"
Il resta comme pétrifié. Cette voix exprimait une peur si totale, si intolérable, qu'il se serait jugé, en comparaison, hors de tout danger. Elle avait vraiment besoin d'aide. Et lui aurait pu essayer de la secourir s'il n'y avait eu cette panne de buggy… Au lieu de se voir réduit au rôle de spectateur impuissant. Il reprit son chemin, furieux, avec une vivacité renouvelée.

Quatre heures plus tard il apercevait à l'horizon les reflets du bitume, dansant au regard à la manière des mirages sous l'effet de l'intense chaleur. Il n'avait qu'une vague idée de l'endroit où il se trouvait ; sans point de repère, il avait sans doute dévié de son chemin de plusieurs degrés, il pouvait aussi bien s'agir de la route 30 que de la 31, ou de la… 32. Il décida d'en suivre le tracé ; au moins avait-il ainsi des chances accrues d'atteindre, dans un délai raisonnable, une ville où trouver quelque secours… Ou du moins, assez d'eau pour continuer quelques jours plus avant, toujours plus à l'intérieur des terres, avec en point de mire la destination pour laquelle il avait quitté Sydney.
Marcher sur le goudron avait quelque chose de désagréable une fois accoutumé à la masse presque liquide du sable. Chaque pas résonnait comme un coup, ébranlant chacun de ses os. Mais cela avait un goût de civilisation et d'humanité, et la route apparaissait comme un rempart, une digue dressée contre les dangers du désert, cet ennemi fait de silice.
Il perçut les vibrations parcourant l'air bien avant que le véhicule ne vienne poindre à l'horizon. Cela faisait partie de ses capacités personnelles : il savait remarquer chaque mouvement d'air, chaque vibration, d'autant plus facilement que le bruit de fond était faible, et il était proche du néant dans cet espace que seuls lui et quelques bestioles habitaient.
Un buggy, pensa-t-il. Mais pas un modèle aussi simple que celui qui l'avait lâché en plein désert. Plutôt un modèle capable de rouler à cent kilomètres à l'heure, voire plus. Il savait que certains fous bricolaient des moteurs susceptibles d'atteindre les trois cent kilomètres à l'heure sur des pistes de bonne qualité. Il en avait déjà vu à l'œuvre, consommant des quantités impressionnantes de carburant. Comme si le temps représentait la denrée la plus recherchée en ce monde !

Il arriva en vue quelques instants plus tard, déboulant comme il s'y était attendu à plus de cent kilomètres à l'heure. Le conducteur, solitaire, appartenait aux Sympathiques, l'un des seuls peuples majeurs à s'entendre avec les Techs, comme d'ailleurs avec chacun des peuples composant le monde actuel. Leur caractère, invariablement, se faisait coulant, s'adaptait à la personnalité de chacun pour ne jamais heurter, ne jamais blesser. Cependant il s'en méfiait. Difficile de dire ce que dissimulaient ces dehors aimables, d'autant que les activités des Sympathiques ne s'accordaient pas forcément avec leurs apparences. Celui-là pouvait accepter de l'aider sans contrepartie, aussi bien que lui réclamer, après avoir sondé sa personnalité pour ne pas aller à l'encontre de ses préceptes personnels, un service exorbitant dont il serait obligé de s'acquitter… La parole des Techs appartenait aux mots d'ordre de leur éducation de base. Il devinait sans mal que les Sympathiques en avaient connaissance, et de ce fait, les prenaient en priorité pour cibles. Qu'ils puissent être considérés comme un peuple ami relevait presque de l'imposture… Selon lui.
Debout sur le bord de la route, il soupira, et leva le pouce comme un simple auto-stoppeur. Le Sympathique, un homme de petite taille à la peau plus noire que l'ébène, freina à son approche, et effectua un arrêt millimétré, la portière du côté passager exactement devant le Tech.
"Je vous dépose quelque part ? fit le Sympathique, un sourire ironique plaqué sur ses traits.
- Pas de refus, répondit-il. J'ai perdu mon chemin. .
- Ahhh, j'ai toujours dit que le désert était si mal balisé, quelques panneaux indicateurs ne feraient pas de mal !"
Il eut un unique mais très appuyé coup d'œil pour l'arme de l'Humain. A mi-chemin entre le pistolet basique et le fusil, un calibre capable de traverser un mur de part en part, rangé dans la poche extérieure de sa veste. Sa main gantée balançait négligemment à quelques centimètres de sa crosse. Un œil non aiguisé ne l'aurait jamais cru sur ses gardes. Mais le Sympathique connaissait les siens ; un Tech se baladant ainsi dans le désert ne commettrait pas une telle négligence… Au moindre signe d'agression de sa part, il dégainerait et tirerait - sans viser de point vital - avant qu'il ait pu tenter quoi que ce soit.
Le Tech le regardait dans les yeux, du moins le supposait-il car son regard était dissimulé par des lunettes aux verres rectangulaires, trop fumés pour qu'on puisse distinguer les pupilles au travers. Il attend que je l'invite à monter, supposa le Sympathique.
"Mon nom est Harcos.
- Plutôt bref pour un Sympathique, fit avec prudence le Tech.

Ah, c'est cela, pensa le Sympathique. Il veut que je m'identifie d'abord, au cas où je ne serais pas ce que j'ai l'air d'être.
- Mes parents avaient l'esprit pratique, expliqua-t-il. Mon nom complet est Harcos-Destrèriera, mais ce tiret décomposant mon nom me permet de raccourcir les présentations. Je suis un Sympathique, ajouta-t-il selon l'une des formules consacrées.

Nul ne pouvait mentir sur sa nature. Question de fierté. On ne renie pas son peuple. Cela était inscrit, non seulement dans les préceptes de l'éducation de leurs deux clans, mais aussi dans ceux de tous les peuples majeurs. Nul ne chercherait à leurrer l'autre.
Le Tech parut très légèrement se détendre.
- Mon nom est Kest. Je suis un Tech.
- Eh bien, monte donc à bord, Kest, je devine qu'il n'est pas dans tes désirs de servir de pâture au désert."


Kest s'exécuta. Il prit place sur l'unique siège passager, tout en prenant soin de répertorier les objets présents dans le véhicule. Il retint chacun d'entre eux, les tria dans les compartiments de sa mémoire comme s'il s'était agi d'un jeu de patience pour enfant, dans lequel il faudrait placer différentes formes dans les boîtes appropriées. Ce qui pouvait lui être utile, ce qui pouvait servir d'arme, et tout ce qui lui donnait des indices sur la personnalité propre du conducteur, quoique l'exercice fût périlleux dans le cas d'un Sympathique.
Harcos tourna la clé de contact, et l'engin partit au quart de tour.

A suivre...

LA ROUTE DE DARWIN : Tous les épisodes sur Bopy.net

RETOUR