Thallénaël

III - Les Sunayades

par Claude Jégo

Illustration : Gueseuch

L’homme avait empoigné Thaëlle et Dionne reconnut le planétologue.
– Lâchez-la ! lui cria-t-il tout en se demandant comment il pouvait voir la jeune Cybiade.
Mais Schuker exhiba une arme-laser et gronda :
– Tu n’as pas d’ordre à me donner, sale morveux ! Dis-moi comment tu as réchappé de l’explosion ?
– De quoi parlez-vous ? Lâchez Thaëlle ! Vous lui faites mal.
– Elle ne souffrira pas longtemps, répondit Schuker. Je vais la tuer et toi ensuite. Je ne laisserai aucune trace sur K 712.

La première chose qui s’imposa à l’esprit de Dionne était que l’homme avait perdu la raison ; les propos décousus qu’il tenait ne laissaient aucun doute. Mais comment venir à bout d’un fou furieux armé ? La pierre rouge ! Grâce à elle, il sauverait Thaëlle mais il fallait détourner l’attention du forcené.
– Je ne comprends rien à ce que vous racontez, Schuker. Vous délirez complètement.
– La bombe a tout détruit ! Le Vargo et l’équipage au grand complet, tous réduits en bouillie.

Alors qu’il refermait ses doigts sur la pierre, Dionne se figea. Il avait dû mal comprendre !
– Mon père…
– Lui comme les autres. Tous les éliminer, ne pas en laisser un seul. Pas de traces.

Dionne sentit un frisson glacé le parcourir de la tête aux pieds.
– Mon père serait mort ? Non, vous mentez.
– Il reste un tas de cendres, lâcha Schuker dans un ricanement sadique. Et tu vas le rejoindre, je ne voudrais pas séparer un père et un fils.

Tandis que le planétologue parlait, quelqu’un apparut derrière lui et Dionne distingua la tunique ivoire d’un Cybiade qui s’approchait en silence. Le jeune garçon s’évertua à distraire l’attention de Schuker.
– Laissez-nous la vie, nous ne dirons rien, promit le jeune garçon. Nous ne représentons aucun danger pour vous.

Dionne disait la vérité. Le planétologue était maître de la situation, il n’avait rien à redouter de deux enfants. D’ailleurs, Schuker semblait penser la même chose car il relâcha Thaëlle et la poussa brutalement vers le jeune garçon.
La fillette avait les larmes aux yeux ; elle éprouvait des difficultés à reprendre son souffle et sa gorge portait une vilaine trace bleuâtre. Mais Dionne s’était trompé sur les intentions du planétologue, celui-ci pointa son arme dans leur direction :
– Désolé ! J’ai toujours détesté les gosses.

Avant que Schuker n’ait pu mettre sa menace à exécution, Edrann s’élança et d’une manchette derrière la nuque, il l’envoya s’étaler à plat ventre dans la poussière.
Snoof se précipita à son tour. Il s’empara de l’arme et l’agita sous le nez de Schuker :
– Vas-y, bouge un seul de tes cheveux ! Allez ! Donne-moi le plaisir d’éclater ta sale tête de traître !

Tandis que Snoof s’occupait du planétologue, Dionne se jeta dans les bras de son père, soulagé de constater que Schuker avait menti.
– Il a dit qu’il vous avait tous tués ?
– Il a bien failli réussir, répondit Edrann. Et sans les habitants de cette planète il y serait parvenu. Mais toi, où étais-tu durant ces trois jours ?

Dionne jeta un regard interrogateur à son amie Thaëlle mais la petite fille lui fit comprendre d’un geste que ni Edrann, ni Snoof ne pouvaient la voir.
– C’est à cause du Béjala, expliqua l’enfant.
– De qui parles-tu ? s’étonna Edrann. Tu ne connais aucun de ces êtres.
– Je l’ai rencontré sur Maudréüs 4, continua Dionne. Je m’étais approché de son vaisseau alors que tu discutais avec Danehy. Le Béjala est venu me rejoindre sur K 712 parce qu’il était blessé et c’est pour lui venir en aide que j’ai quitté le Vargo pendant que vous dormiez. Si je t’avais demandé la permission, tu aurais refusé.
– Tant mieux, laissa tomber Snoof, toujours un œil sur Schuker. C’est bien la première fois que ça doit faire plaisir à ton père d’apprendre que tu lui as désobéi.
– Je l’ai soigné et je suis resté auprès lui parce qu’il me l’a demandé. J’ignorais que le Vargo avait été détruit.
– Moi, je le savais, dit soudain une voix grave.

L’apparition de la longue silhouette noire provoqua un moment de stupeur.
Edrann dévisagea avec curiosité cet être qu’il avait toujours redouté de rencontrer. Danehy avait utilisé le terme exact en parlant de cauchemar ; ce visage n’avait rien d’humain. Quant à Snoof, il serra un peu plus fermement l’arme entre ses doigts. Lui aussi connaissait la réputation des Béjalas et d’en voir un d’aussi près, ne lui disait rien qui vaille.
Schuker en profita pour se relever mais il se figea en voyant luire le regard du Béjala.
– A bord du Slouwo, l’enfant ne craignait rien. J’ignorais encore la forme réelle du danger.

Edrann se demanda dans quelle langue le Béjala s’exprimait :
– Je ne comprends pas. Vous pouvez être plus clair ?
– Il raconte n’importe quoi ! hurla soudain Schuker. Lui aussi sera exterminé. ILS ne laisseront aucun survivant derrière eux.
– Il commence à me chauffer les oreilles, celui-là, s’énerva Snoof. Tu ferais mieux de te taire, Schuker !

Mais Edrann voulait des réponses aux questions qui se bousculaient dans sa tête.
– Au contraire, Snoof, qu’il parle ! Il a des explications à nous donner. L’agression contre Pitt sur Maudréus, c’était toi ?
– Non ! Matthew, avoua Schuker. ILS lui ont offert de l’argent pour neutraliser le Vargo et comme cet imbécile était toujours fauché, il a accepté. Il a cru qu’il suffirait de te casser une jambe pour interrompre la poursuite de la mission. Seulement, les deux idiots qu’il a engagés se sont trompés de cible et s’en sont pris à Pitt.
– Et la bombe qui a détruit le moteur quatre ? C’était aussi Matthew ?
– Non, ces petites merveilles, c’est ma spécialité, ricana Schuker. C’est idéal si l’on veut qu’un vaisseau disparaisse sans laisser de traces compromettantes. Si cet empoté de Matthew n’avait pas entendu un bruit anormal, tout aurait bien fonctionné ! La bombe devait vibrer, ou je ne sais quoi d’autre, et quand il a trouvé mon joujou il a voulu jouer au héros. Il ne pouvait plus stopper la minuterie, alors il a tenté d’éjecter la bombe dans l’espace en utilisant le sas d’urgence placé sous le moteur quatre. A quelques secondes près, il aurait réussi. Décidément, ce minable n’était qu’un poissard.

Snoof dut faire un gros effort sur lui-même pour ne pas balancer son poing dans la figure de Schuker.
– Tu n’es pas plus doué que lui, s’écria-t-il. Ni comme tueur, ni comme planétologue d’ailleurs. Nous sommes bien vivants et il n’y a rien sur cette planète à part ce maudit sable.

Schuker fit un signe négatif de la tête :
– Vous vous trompez, cette planète possède une réserve d’énergie considérable ! Tout est là devant vous ! dit-il en montrant le domaine des Sunayades qui s’étalait à leurs pieds. Bientôt, ILS arriveront et ILS se serviront avant de pulvériser la planète et vous tous par la même occasion.
– Il est fêlé jusqu’à la moelle ? s’inquiéta Snoof. Qu’est-ce qu’il raconte ?

Edrann ne savait pas, non plus, comment interpréter les propos de Schuker lorsque la voix du Béjala résonna à nouveau :
– Il nous a appris tout ce que nous devions savoir, dit la longue silhouette noire qui esquissa un geste vers le planétologue.

La réaction de Schuker fut immédiate. Il se jeta à genoux, joignit les mains :
– Pitié ! Ils ont pris ma femme et mes enfants en otages pour m’obliger à leur obéir. Ils les auraient massacrés. Epargnez-moi, je vous en supplie !

L’homme paraissait si pitoyable que Snoof se sentit ému. Il abaissa son arme.
– Personne ne te fera de mal, Schuker, dit Edrann qui s’adressa au Béjala : Vous m’avez bien compris ? Cet homme sera ramené sur Terre pour y être jugé.

Mais le Béjala préférait l’action à la parole.
Un rayon rouge jaillit de ses mains et transperça Schuker qui poussa un cri d’agonie tandis que son corps se désintégrait. Un nombre incalculable de vis, d’écrous et de puces électroniques se répandit sur le sol dans un affreux tintamarre, mélange de grincements et de bruits de tôles écrasées. Un ressort se mit à rebondir plusieurs fois sur le sol avant d’échouer aux pieds de Snoof, médusé.
– Un... une..., bafouilla le pilote qui ne trouvait plus ses mots. Une machine !
– Un droïde, rectifia le Béjala. Programmé pour obéir.
– Voyons c’est impossible. On travaille ensemble depuis des mois ! protesta Snoof. Il faisait bien son boulot même si je m’accrochais parfois avec lui. Un jour, je lui ai mis une droite bien sentie, ça lui a éclaté la lèvre et il a saigné.
– Il a pu être échangé pendant votre escale sur Maudréüs ? suggéra le Béjala.
– Non, on ne s’est pas quittés, commença Snoof avant de réfléchir : Sauf quand Pitt et moi sommes sortis du bar après son agression. Schuker nous a rejoint plus tard, il était allé se chercher à boire. Ca alors ! Je veux bien être jeté dans un trou noir s’il y avait la moindre différence entre le vrai et le faux.

Edrann était aussi surpris que son pilote :
– Comment avez-vous compris ce qu’il était réellement ? Snoof a raison, aucun d’entre nous n’avait relevé d’anomalie dans son comportement.
– J’avais entendu le bruit de l’explosion du Vargo, répondit l’extraterrestre. La nuit suivante, alors que Dionne dormait, je me suis rendu sur place mais vous étiez déjà partis. J’ai repéré vos empreintes et, dans la direction opposée, celles appartenant à un droïde. Le pied gauche laissait une trace grasse très révélatrice.

Snoof n’en crut pas ses oreilles :
– Schuker avait une fuite d’huile ? Franchement, ça ne me donne pas envie de rire du tout.

Le regard du Béjala étincela et se posa sur les deux enfants qui semblaient pétrifiés par ce qu’ils venaient de voir et d’entendre. A leurs pieds gisaient les restes de Schuker, éparpillés.
Le Béjala ne put refouler les images de son passé que son subconscient faisait ressurgir ; un ciel qui s’obscurcissait jusqu’à devenir ténèbre et des langues de feu qui jaillissaient des entrailles de la terre. Eclairées par ces lueurs d’agonie, des silhouettes. Elles couraient, hurlaient leur peur, mais c’était trop tard : la destruction de leur monde était imminente.
– Le droïde a parlé de danger de mort, dit le Béjala. Il faut fuir cette planète.
– Ca ! c’est une bonne idée, gronda Snoof furieux de s’être laissé berné par un vulgaire tas de boulons et qui avait besoin de passer ses nerfs sur quelqu’un. Le problème c’est que notre vaisseau n’est pas tout à fait en état de marche, si vous voyez ce que je veux dire !
– Le mien, si, rétorqua le Béjala. Allons récupérer votre compagnon et partons.

Snoof se tourna vers Edrann. Le vieux pilote ne bougerait pas sans un ordre de son supérieur.
Mais c’est Dionne qui se planta fermement devant le Béjala :
– Non, il n’en est pas question ! Je ne partirai pas d’ici parce que les Cybiades sont mes amis, et vous ne devriez pas oublier que Thaëlle vous a sauvé la vie. C’est elle qui m’a aidé à vous soigner, elle qui vous apportait de la nourriture.

Snoof et Edrann échangèrent un regard interloqué :
– Dionne, intervint Edrann. Si tu nous expliquais qui est cette Thaëlle dont tu parles ?

Le vieux pilote se passa la main sur le visage :
– Oui, parce que je commence à être sacrément embrouillé.
– C’est mon amie, répondit le jeune garçon et il mit son bras autour des épaules de la jeune Cybiade.

En voyant Dionne un bras tendu dans le vide, Snoof se pencha vers Edrann et lui glissa à l’oreille :
– Il s’est peut-être cogné la tête…

Le Béjala, d’habitude peu loquace, comprit qu’il allait encore devoir éclaircir la situation :
– Thaëlle est une jeune Cybiade, c’est ainsi que se nomment les habitants de cette planète. Je suis capable de la visualiser et ce droïde le pouvait aussi, puisqu’il disposait d’un détecteur adapté. Par contre, pour vous terriens, elle échappe à toute perception.
– Ben oui, expliqué comme ça c’est tellement plus clair ! marmonna le pauvre Snoof qui se sentait de plus en plus dépassé par les événements. Dis donc, Edrann, si pour nous elle n’est pas visible, pourquoi ton fils, lui, il arrive à...
– On en reparlera une autre fois, Snoof, tu veux bien ? l’interrompit Edrann mal à l’aise.
– Pas de problème, acquiesça le vieux pilote, mais prévois deux bonnes heures, qu’on reprenne tout depuis le début.

Edrann n’était pas, non plus, décidé à s’en aller.
– Mon fils a raison, nous ne pouvons pas abandonner ces Cybiades alors qu’un danger les menace. Nous aussi, nous leur devons la vie.
– Alors, préparez-vous à mourir, dit le Béjala. Les Cybiades sont des êtres pacifistes, ils ne possèdent ni armes, ni vaisseaux. Le mot « violence » n’existe pas dans leur langue.
– Quelle chance ils ont ! grommela Snoof en songeant que la poisse se refusait à les lâcher. Alors on se bat avec quoi ? Parce que de ce côté-là, on serait plutôt limité par le nombre, si tu vois ce que je veux dire, Edrann...

Et le regard de Snoof se posa sur Dionne avec insistance. L’enfant était encore trop jeune pour mourir.
La même pensée dut traverser l’esprit de Edrann qui s’adressa au Béjala :
– Emmenez Dionne jusqu’à Maudréüs 4 ! Vous le confierez à Danehy, le responsable de la plateforme, c’est un ami. Il le fera rapatrier sur Terre.

Mais le jeune garçon fut outré par cette idée.
– Je refuse de m’enfuir ! protesta-t-il. Ce serait de la lâcheté.
– Tu m’obéiras, c’est un ordre !
– Tu n’as aucun ordre à me donner, je n’appartiens pas à ton équipage. Je reste ici avec Thaëlle.

La jeune Cybiade écoutait cette dispute sans comprendre pourquoi elle avait lieu car, malgré son jeune âge, elle possédait déjà la qualité qui caractérisait son peuple : la sagesse.
– Oublies-tu que les Cybiades n’ont rien à craindre, rappela-t-elle au jeune terrien. Les Esprits veillent sur nous depuis que le premier souffle de vie est apparu sur notre planète.
– Thaëlle...
– Nous attendrons, à l’abri derrière la haute muraille. Nous avons déjà été confrontés à d’autres menaces et aucune d’entre elles n’a pu vaincre notre peuple.

Snoof et Edrann avaient suivi l’échange entre Dionne et Thaëlle mais la langue utilisée par la jeune Cybiade leur était inconnue. Dionne s’empressa de traduire ses propos.
– Les Esprits les protègent ? s’exclama le vieux pilote. Manquait plus que ça ! Je préférerais avoir une caisse remplie d’armes et avec ça, on leur montrerait à ces sauvages de l’espace de quoi on est capables !
– Des armes ! Mais il y en a sur Maudréus 4, s’écria soudain Edrann. Danehy m’avait parlé d’un stock dont il voulait se débarrasser parce qu’il craignait pour la sécurité de sa plateforme.

Edrann raconta l’anecdote que lui avait confiée son ami et qui lui était sortie de l’esprit jusqu’à cet instant :
– Il s’agissait d’un cargo qui transportait un chargement d’armes. Il était piloté par un Xiil, seul à bord, qui voyageait dans l’espace depuis plusieurs mois. Son ordinateur central était tombé en panne et, pour payer la réparation, il a donné toutes les armes, qui ne lui appartenaient pas d’ailleurs. Il n’avait qu’une hâte : rentrer chez lui.

Snoof se gratta la tête, puis le menton ce qui exprimait chez lui une certaine perplexité :
– Voilà une bonne nouvelle, mais on s’y prend comment pour aller les chercher, ces armes ?

Pour Dionne, la réponse était évidente :
– On utilisera le Slouwo ! Tu es d’accord pour nous aider ?

Le Béjala eut un bref mouvement de tête.
– Le… , il a dit oui, souffla Snoof à l’oreille de son supérieur. On fait quoi maintenant ?

Le regard de Edrann croisa celui de son fils et il n’eut plus le moindre doute. Dionne avait pris sa décision, rien ne le ferait changer d’avis.
– On part pour Maudréüs ! répondit Edrann. Après tout, on pourra peut-être trouver de l’aide, et contacter le vaisseau de secours.
– Vous viendrez seul avec moi, dit le Béjala à Edrann, puis s’adressant aux enfants : Avertissez les Cybiades !

Sur ces mots laconiques, il tourna les talons. Edrann s’apprêtait à le suivre quand Snoof l’apostropha, pas très rassuré :
– Tu es sûr que ça ira ? C’est quand même un... , enfin tu me comprends.
– Ne t’inquiète pas pour moi, répondit Edrann. Mais s’il y avait un imprévu, je te confie Dionne. Je sais que tu sauras veiller sur lui.

Snoof regarda Edrann et le Béjala s’éloigner, et il songea que c’était la pire des responsabilités qu’on lui ait jamais confiée. Lui demander de s’occuper d’un gamin qui fait ami-ami avec un Béjala et une fillette invisible. Alors qu’il était à deux doigts de la retraite ! A ce souvenir, Snoof fronça les sourcils. Il préférait ne plus penser à ça. Et c’est ainsi qu’escorté de Dionne et de Thaëlle, il prit la direction du haut plateau.

Pendant qu’ils marchaient, le pilote se mit à raconter aux enfants la terrible nuit où le Vargo avait été détruit. Et comment, à la seule force de ses poignets, il était parvenu à extraire Pitt et Edrann de la carcasse broyée. Puis il enchaîna avec leur long cheminement sur cette terre hostile et ce pauvre Pitt, blessé et inconscient sur son brancard de fortune.
Snoof était un conteur de talent. Le morceau de bravoure fut pour la fin. Edrann, au bord de l’épuisement, rampant vers la haute muraille et vers ce peuple inconnu qui pouvait les sauver ou les anéantir. Quel courage il lui avait fallu !
Dionne acquiesça et, au plus profond de lui-même, il ressentit une certaine fierté à l’égard de son père.
– C’est comme ça que je me suis réveillé dans la grotte auprès de mes deux compagnons d’infortune, termina Snoof. C’est dommage que les Cybiades soient invisibles, j’aurais bien voulu les rencontrer pour les remercier.

Le pilote jeta un regard à droite, puis à gauche, en cherchant à deviner la présence de la jeune Cybiade :
– Dis-moi, Dionne, à quoi est-ce qu’ils ressemblent ? Snoof hésita avant de poursuivre car il savait que Thaëlle les écoutait : Enfin, par rapport au Béjala... Tu vois ce que je veux dire ?

Un large sourire éclaira le visage du jeune garçon :
– Oh, ils sont beaucoup plus beaux ! affirma-t-il. Et assez semblables aux terriens.
– Ah bon ! fit Snoof visiblement soulagé. Parce que ton copain, il est pire que ma cousine Amélia qui était pourtant ce que j’avais vu de plus laid à ce jour.

Thaëlle pouffa de rire. Elle s’était rapprochée du pilote pour l’observer de plus près, elle le trouvait si amusant à écouter.
Et Snoof continuait, intarissable :
– En tout cas, quel sacré malin ! Tu as vu comment il a démasqué Schuker ? (Snoof poursuivit sans attendre la réponse) Mais ce rayon rouge qu’il a utilisé pour le réduire en pièces, tu crois que c’est une arme secrète ou plutôt une sorte de pouvoir naturel ?

Snoof et les enfants étaient arrivés au pied de la muraille. Snoof retrouva, sans hésiter, la faille par laquelle lui et Edrann étaient sortis quelques heures plus tôt, puis il se dirigea vers un amas de buissons qui dissimulait un large escalier taillé dans la pierre. C’est ainsi qu’ils remontèrent jusqu’à la grotte où eurent lieu les retrouvailles avec Pitt. Le second du Vargo fut heureux de revoir le jeune garçon sain et sauf, et Snoof ne se fit pas prier pour reprendre, depuis le début, le déroulement des derniers événements.

Tandis qu’il suivait, à grandes enjambées, le Béjala, Edrann prit conscience des étonnantes facultés d’adaptation de l’extraterrestre qui se déplaçait avec aisance sur K 712.
Quand ils eurent franchi la barrière de stalagmites, Edrann reconnut le Slouwo qui avait tant plu à Dionne lors de leur escale sur Maudréus 4. Une fois à proximité de l’appareil, le terrien sentit ses pieds quitter la terre ferme et bientôt il se retrouva assis, dans le vaisseau, à côté de l’extraterrestre. Une fois sanglés sur leurs sièges, le Béjala fit jaillir un arc-en-ciel du tableau de bord et le Slouwo quitta K 712 pour rallier Maudréus. Le voyage fut court – le Slouwo atteignait des vitesses prodigieuses – et la plateforme-relais, nichée dans sa bulle, leur apparut bientôt.
– J’ignore où sont entreposées les armes, dit Edrann. Mais Danehy nous les donnera aussitôt que je l’aurai informé de la situation. C’est un vieil ami, j’ai une absolue confiance en lui.
– Vous avez tort, répondit le Béjala. C’est à partir de Maudréüs que vos ennuis ont débuté. L’agression contre Pitt et la disparition de Schuker remplacé par un droïde prouvent qu’ILS ont des espions sur la plateforme-relais. L’un d’eux a eu accès à votre plan de vol et il a découvert que votre trajectoire vous conduirait à approcher Cybiade.
– Mais cette planète n’a jamais fait partie de mes objectifs, je vous assure !
– ILS l’ignoraient, ILS ne voulaient prendre aucun risque. ILS ont donc tenté de vous éliminer, seulement rien ne s’est déroulé selon leurs prévisions. Au contraire, cela s’est retourné contre eux.

Edrann sentit la colère grandir en lui. Lui et son équipage avaient affronté deux explosions et perdu Matthew et Schuker, sans jamais avoir vu cet ennemi qui tenait tant à leur mort.
– Je n’y comprends plus rien ? s’énerva-t-il. La Sécurité Galactique a ordonné une enquête après la disparition des deux vaisseaux et les patrouilles de Surveilleurs ont parcouru la galaxie sans relâche sans aucun résultat. Pourtant ces tueurs existent alors ils doivent laisser des traces derrière eux, des indices même infimes !

Le Béjala aurait préféré garder le silence mais puisqu’il n’avait pas le choix :
– Une rumeur se propage, qui finira par arriver jusqu’à vos Surveilleurs. Ces « tueurs », comme vous les nommez, seraient des Troms. On raconte que leur planète agonise depuis que leur soleil s’est consumé. Elle se couvre de glace et ne sera bientôt plus qu’une terre morte. Ces Troms tentent de se procurer, par tous les moyens, de l’énergie qu’ils injectent dans un satellite artificiel afin de remplacer leur astre. Si ce faux soleil s’éteint à son tour, ils devront s’exiler.
– Vous êtes en train de me dire que c’est pour obtenir de l’énergie qu’ILS nous massacrent ?
– Quand on perd sa terre, on devient un errant jusqu’à la fin des temps.

Edrann jeta un regard noir au Béjala mais celui-ci avait prononcé sa phrase sur un ton totalement neutre.
– Il vaut mieux être un errant qu’un assassin ! gronda Edrann.

Le Slouwo était proche du premier sas de Maudréüs qui s’ouvrit, puis se referma aussitôt après son passage :
– Dissimulez-vous à l’intérieur d’une aile ! ordonna le Béjala. Il vaut mieux que personne ne sache que vous êtes en vie.

Une fois le second sas franchi, le Slouwo gagna le quai S2 où il finit par s’immobiliser. Un peu plus tôt, le Béjala avait contacté les responsables de la plateforme et obtenu d’y faire une courte halte sous le prétexte de se procurer de la nourriture. Personne ne lui poserait la moindre question ; sa mauvaise réputation n’était plus à faire, elle tenait les autres à distance. Enfin, profitant du peu d’agitation qui régnait sur le S2, le Béjala fit signe à Edrann de le rejoindre et tous deux quittèrent le quai sans attirer l’attention.
Ils eurent rapidement l’explication de ce manque d’intérêt envers eux : des dizaines de voyageurs se bousculaient à la sortie du module R7. Les molosses, débordés par le nombre, tentaient de canaliser cette foule qui se déployait à travers la plateforme, à la recherche des bars de Maudréüs. Quand au personnel en tenue verte, il s’affairait, sans relâche, autour des grands vaisseaux spatiaux qui avaient convoyé cette multitude.
S’éloignant petit à petit de ce brouhaha, Edrann et le Béjala purent ainsi atteindre le central sans jamais être inquiétés.
Après un dernier coup d’oeil alentour, le Béjala se glissa dans le local, Edrann sur ses talons. Le central de communications était organisé sur le même schéma que Maudréüs – le matériel s’empilait un peu partout dans le désordre le plus absolu – et l’employé, affairé derrière un mur d’écrans, dut tendre le cou pour apercevoir ses visiteurs. De se trouver face à un Béjala ne lui plut pas du tout. Il protesta que l’endroit était interdit aux étrangers et qu’il allait appeler les molosses... D’un geste vif, le Béjala appuya ses trois doigts contre la gorge de l’homme ; celui-ci s’affala dans les bras de l’extraterrestre qui l’allongea derrière une pile de cartons, à l’abri des regards.
Edrann le regarda faire interloqué :
– Vous ne l’avez pas tué, j’espère ?
– Cherchez où se trouvent les armes. Dépêchez-vous !

Edrann prit place devant l’ordinateur et pianota sur le clavier. Il ne mit pas longtemps pour obtenir une réponse :
– Dans le module CK15. Non ! Elles sont en cours de chargement à bord d’un appareil Muxong sur le R8. On est arrivés trop tard.
– Il nous reste une chance, puisqu’il est encore à quai, objecta le Béjala. Votre vaisseau de secours est-il suffisamment proche pour nous venir en aide ?

Edrann appuya sur quelques touches :
– Le voilà, le PC 25 en provenance de Silandras. Malheureusement, il est encore à plusieurs jours de distance de Maudréus. On va devoir se débrouill...
– Là ! dit le Béjala en pointant l’un de ses doigts sur l’écran.

Edrann lut la ligne :
– Xulty 96599. Il s’agit d’un vaisseau qui doit faire escale dans les prochaines quarante-huit heures.
– Vérifiez sa provenance !
– Il me faut quelques secondes... Tiens, il manque des précisions sur sa fiche signalétique. Il y a seulement planète Xulty et le numéro ne correspond à rien. C’est surprenant.
– Xulty n’existe plus depuis bien longtemps. Une comète l’a percutée et décrochée de son orbite. Partons d’ici !

Le Béjala entrouvrit la porte et ils quittèrent le local pour se diriger vers le module R8. La vague de voyageurs qui avait déferlé sur Maudréüs leur facilita la tâche ; ils s’y mêlèrent et leur présence passa inaperçue.
Bientôt, ils se retrouvèrent à l’entrée du R8 où le Béjala neutralisa le détecteur de présence. Il ne leur restait plus qu’à localiser le vaisseau mais Edrann songea que le plus difficile resterait encore à faire quand ils l’auraient trouvé.
Le module n’était guère fréquenté mis à part deux soucoupes volantes, une navette, un transgalactique et, un peu à l’écart, le vaisseau des Muxongs gardé par deux molosses. En s’abritant derrière les larges gaines de ventilation, Edrann et le Béjala s’approchèrent jusqu’à se retrouver à quelques mètres à peine, tapis derrière un empilement de caisses.
– Les Muxongs ne sont pas encore remontés à bord, murmura Edrann. Sinon les molosses auraient quitté leur poste.
– Comptez jusqu’à dix et attirez leur attention !
– Et attend... , tenta de protester Edrann mais le Béjala avait disparu.
« Un, deux, trois, dans quelle galère je me suis fourré, songea le terrien qui chercha autour de lui ce qu’il avait à portée de main : Quatre, cinq, six, attirez leur attention et avec quoi je fais ça ? L’une des caisses était mal fermée, Edrann y plongea la main. Sept, huit, neuf et... »

A dix, Edrann lança de toutes ses forces une poignée de boulons qui tombèrent sur le sol dans un joyeux tintamarre. Mais ce fut peine perdue. Les molosses, impassibles, n’eurent aucune réaction.
« Ce n’est pas possible, pensa Edrann qui sentit la panique le gagner. Deux sourds et il a fallu que ça tombe sur moi. Vite, une idée !... »

Surgissant de sa cachette, Edrann bondit sous le nez des molosses en se livrant à de grandes gesticulations. Les deux gardes empoignèrent leurs armes mais un rayon rouge les frappa avant qu’ils n’aient pu faire feu.
– Vous êtes toujours aussi lent ? demanda le Béjala tandis qu’ils traînaient les corps inertes dans un sombre recoin. Puis il se dirigea vers le vaisseau et s’y introduisit, Edrann toujours sur ses pas.

La première chose que vit le terrien fut des portes, hautes et larges, par dizaines. A croire que c’était la seule chose que l’on puisse trouver à bord !
Il rattrapa le Béjala et le stoppa en l’attrapant par le bras.
– On n’aura jamais le temps d’ouvrir toutes ces... , murmura-t-il en retirant sa main car le contact était étrangement froid.

D’un geste, sans équivoque, le Béjala lui fit comprendre qu’il allait se servir de son flair, et Edrann chercha, dans ses souvenirs, s’il ne lui restait pas une courte prière pour les situations désespérées.
Ils s’engagèrent dans un couloir, puis parvenu à son extrémité, ils en découvrirent un second, perpendiculaire au premier. Ils poursuivirent. Soudain, le Béjala s’arrêta devant une porte et Edrann retint son souffle. Il n’était pas difficile d’imaginer ce qui arriverait si, en l’ouvrant, ils se retrouvaient face aux Muxongs ; ceux-ci leur feraient méchamment regretter de s’être invités à bord.
Ils entrèrent et découvrirent un compartiment qui servait de lieu de stockage ; tout y était réparti, rangé, ordonné, étiqueté, de façon méthodique. Les Muxongs manifestaient donc des petites manies, en l’occurrence une organisation rigoureuse. Après avoir découvert ce qu’il cherchait dans trois casiers remplis à ras bord, le Béjala choisit plusieurs armes qu’il fourra au fond d’un sac trouvé sur place. Il y eut quelques secondes de silence, le Béjala écoutait... mais il n’y avait aucun bruit suspect. Ils firent donc le chemin en sens inverse pour gagner la sortie.
Ils n’étaient plus qu’à quelques mètres de la passerelle quand le Béjala stoppa net et fit volte-face. Par réflexe, Edrann fit de même : deux Muxongs se ruaient sur eux. Edrann cueillit le premier d’un coup de genou au ventre tandis que le second était stoppé net par un rayon rouge qui le projeta contre la paroi avec une telle force qu’il resta encastré dans la cloison.
C’est au pas de course et sans plus prendre la peine de se dissimuler, qu’Edrann et son compagnon quittèrent le module R8 pour réintégrer le Slouwo. Il valait mieux mettre de la distance entre eux et Maudréüs 4 qui s’avérait, décidément, être un endroit peu fréquentable.

Durant le trajet du retour, Edrann jeta un coup d’oeil sur les armes subtilisées ; il en avait déjà vu de semblables, elles étaient maniables et faciles à utiliser. Il ne put s’empêcher d’en renifler une et crut sentir une vague odeur assez indéfinissable ; le Béjala devait avoir un odorat particulièrement développé. Pour l’instant, il se concentrait sur le pilotage de son Slouwo et Edrann songea que son fils s’était déniché un drôle de camarade de jeux. Sans compter cette « Thaëlle » à laquelle il tenait si fort qu’il était prêt à mettre sa vie en danger pour elle.
– Tout à l’heure, vous avez parlé des Troms ? demanda Edrann au Béjala. Vous en avez déjà rencontrés ?
– Non. Mon Slouwo a intercepté un message entre deux engins galactiques.
Edrann trouva amusante cette façon de résumer les choses. Ainsi le Slouwo espionnait les conversations des autres vaisseaux ! Etrange machine.
– Vous semblez beaucoup voyager, vous n’avez pas un endroit précis où faire une halte parfois ?
– ....
– Je veux dire, vous avez bien une planète d’où vous êtes originaire ? insista Edrann.
– Alnégardia, répondit le Béjala. Elle se situe à mi-distance de Mentus et d’Osmée, dans la galaxie Nahïbrom.

Il y eut un silence.
« Ca m’apprendra à poser des questions idiotes », pensa Edrann qui n’avait jamais entendu parler de la galaxie Nahïbrom et devait admettre que la conversation avec un Béjala manquait d’intérêt.
– Votre fils... Sa mère n’était pas une terrienne, dit le Béjala.

Le visage de Edrann s’assombrit ; le souvenir d’un joli visage remonta à sa mémoire.
– Elle est morte quand il savait à peine marcher. Je m’étais porté au secours d’un vaisseau en perdition dans l’espace. Je ne sais plus ce qui s’était passé, il avait été endommagé par une collision avec un débris quelconque. Mon équipage et moi avons recueilli les quelques survivants, et elle en faisait partie. Je l’ai aimée tout de suite, dès le premier regard, et je l’ai ramenée sur Terre grâce à de faux papiers. Nos galaxies étaient différentes, il aurait fallu que j’obtienne une autorisation pour qu’elle puisse me rejoindre. Cela aurait pris trop de temps, et on ne voulait pas être séparés l’un de l’autre.
– Dionne le sait ?
– Non. Je crois que je ne sais pas très bien m’y prendre avec mon fils. Je n’ai jamais eu le courage de lui avouer au sujet de sa mère.
– La vérité est simple.
– Oui, sans doute. Mais c’est toujours difficile de dire les choses les plus simples à ceux que l’on aime.

Edrann se souvint des dons singuliers dont faisait preuve son épouse. Au fil des années, il avait fini par se persuader que Dionne ne les avait pas hérités. C’était une erreur.
– Son amie, « Thaëlle », à quoi est-ce que...
– Les Cybiades vous ressemblent, vous n’avez rien à craindre d’eux.

Cette phrase laissa Edrann perplexe. A moins que le Béjala n’ait lu dans ses pensées.

A leur retour sur K 712, le Béjala posa son Slouwo derrière la barrière de stalagmites, puis Edrann et lui reprirent le chemin de la falaise et bientôt ils retrouvèrent Dionne, Thaëlle, Pitt et Snoof.
Pendant leur absence, Pitt avait écouté le récit de Snoof et les surprises ne manquaient pas ; d’abord, il y avait ces Cybiades invisibles et, surtout, la présence d’un Béjala. En dépit de la mise en garde du vieux pilote, Pitt éprouva un choc lorsqu’il fit face à l’extraterrestre pour la première fois.
Loin de rester inactif durant l’absence de son supérieur, Snoof était allé à la rencontre des Cybiades et, grâce à Dionne et à Thaëlle qui avaient servi d'interprètes, il avait pu converser avec eux.
– J’ai tout raconté aux Cybiades : Schuker qui était en réalité un droïde à la solde de l’ennemi, l’énergie contenue dans le sous-sol de leur planète et, le plus important, ces maudits sauvages qui veulent nous anéantir en totalité. Je pensais avoir été convaincant mais les Cybiades prétendent qu’ils n’ont rien à craindre et nous non plus si nous restons, bien sagement avec eux, à l’intérieur de ces falaises jusqu’à ce que tout danger ait disparu. Je me suis retrouvé à court d’arguments sans compter que Dionne s’est mis de leur côté. Allez, gamin, dis-leur comment tu as laissé tomber ton vieux copain Snoof !

Dionne répéta pour la cinquième fois – les quatre premières étaient pour Snoof – qu’il fallait faire confiance aux habitants de cette planète.
– Je suis persuadé que les Cybiades sont sincères, dit Edrann, mais ceux qui ont tué Matthew ne tarderont plus à arriver et je compte bien déjouer leurs sales manigances.

Edrann fit alors le récit de l’expédition menée sur Maudréüs. Après avoir montré les armes « empruntées » aux Muxongs dans des conditions périlleuses, il passa aux mauvaises nouvelles : l’équipage du Vargo devrait agir seul, le PC 25 se trouvant encore à plusieurs jours de voyage. Puis il répéta cette histoire des Troms entendue par le Béjala, sans oublier de mentionner ce vaisseau suspect en provenance d’une planète disparue.
– Ces sauvages, je vais leur faire regretter d’avoir détruit mon Vargo, grommela Snoof. Mais, même avec des armes, ce ne sera pas joyeux comme affaire. Sans Pitt, qui tient à peine debout, on va se retrouver à... Snoof jeta un coup d’oeil en direction du Béjala qui fit un bref signe de tête : Trois.
– Je veux aller me battre avec vous, protesta Dionne. Je suis assez grand pour ça.
– Hors de question ! répondit Edrann. Tu resteras avec Pitt et... euh, Thaëlle.
– J’aimerais bien savoir comment tu vas t’y prendre ? s’inquiéta Pitt. Ces Troms seront plus nombreux que vous et ils ne mettront pas longtemps à s’en apercevoir.
– Pas forcément, répondit Edrann. Le Béjala a sa petite idée sur la question... Edrann regarda le Béjala, qui garda le silence, et Edrann poursuivit : Eh bien, il suppose qu’il n’y aurait que quelques Troms à bord du vaisseau parce qu’ils viennent s’emparer d’une source d’énergie et non pour nous tuer. Grâce à leur droïde ils se croient débarrassés de notre présence.
– Oui, cela se tient, dit Pitt. Et ainsi vous auriez l'avantage de la surprise.
– Ils vont voir à quoi ressemblent des terriens en colère, gronda Snoof. On va leur faire regretter d’être nés à ces euh...
– Troms, souffla Dionne.
– Oui, ces machins-choses. Je leur dirai deux mots avec mes poings et je te garantis qu’ils comprendront la langue que je leur parlerai.

Malgré la gravité de la situation, Edrann, Pitt et Dionne ne purent retenir un sourire. Quant au Béjala, s’il restait silencieux, c’était sans doute parce qu’il s’efforçait d’interpréter les propos du vieux pilote.

L’attente débuta et, pour éviter que les heures ne paraissent interminables, l’équipage du Vargo et le Béjala choisirent de quitter la grotte et de descendre se mêler aux Cybiades. Snoof et Edrann aidèrent Pitt à marcher jusqu’au bord du lac, puis Edrann profita de ce moment de détente pour s’isoler avec son fils ; il était bien décidé à avoir avec lui une conversation qu’il repoussait depuis trop longtemps.
Un peu plus loin, Snoof observait le père et son fils, et comme le Béjala faisait de même, il le prit à témoin.
– C’est la première fois que Edrann lui consacre un peu de son temps, lui confia le vieux pilote. J’ai bien cru qu’il n’y arriverait jamais.
– Il lui parle de sa mère.

Snoof eut l’air pensif. Le comportement du jeune garçon l’avait intrigué et il n’avait pas manqué d’en tirer des conclusions.
– Ce n’était pas une..., commença-t-il en cherchant ses mots. Je veux dire qu’elle n’était pas tout à fait comme nou..., comme moi ! Enfin, comme Edrann. J’espère que ça ne fera pas de peine au petit.
– Vous pensez que ça pourrait le choquer ?

Snoof lança un regard furtif au Béjala :
– Huuum, je ne sais pas.

Le vieux pilote n’en dit pas plus et le Béjala n’eut pas besoin d’utiliser la télépathie pour savoir ce qu’il pensait à cet instant. S’il avait pu, il en aurait presque souri.

Le centre d’Observation des Cybiades était équipé d’un système de détection très perfectionné ; il avait signalé l’arrivée du Vargo quelques semaines plus tôt, puis celle du Slouwo. Une trentaine d’heures après le retour de Edrann et du Béjala sur K 712, le même système repéra l’approche d’un nouvel appareil aux abords de la planète. Sillémaél fit prévenir Snoof, Edrann et le Béjala qui vinrent le rejoindre.
– Un vaisseau est en train de survoler Cybiade, expliqua le père de Thaëlle tandis que le Béjala servait d’interprète. Il semble effectuer une reconnaissance du terrain. Le voici !

Le vaisseau des Troms apparut soudain devant leurs yeux, projeté sous forme d’hologramme ; l’immatriculation Xulty 96599 apparaissait nettement sur son flanc. Le Béjala avait vu juste.
– C’est quoi ce truc ? s’étonna Snoof en découvrant la forme cylindrique qui évoluait dans le paysage cybiade. Comment ça peut voler un engin pareil !
– Oui, son aspect est surprenant, confirma Edrann.

Le vaisseau engagea une série de figures circulaires au-dessus de la plaine de sable rouge où reposaient les débris du Vargo.
– A quoi est-ce qu’ils jouent ? demanda Snoof intrigué.
– Ils cherchent peut-être le meilleur endroit pour atterrir, suggéra Edrann.
– Il y a toute la place nécessaire. Leur pilote n’a pas besoin de s’y reprendre à plusieurs fois ou alors il ne connaît pas son boulot.
– De toute façon, nous en avons assez vu, dit Edrann. Il est temps de passer à l’action !

Les terriens et le Béjala quittèrent le centre d’Observation et ils sortaient, à peine, de l’enceinte des hautes falaises, quand un spectacle étonnant se produisit : le lourd vaisseau Trom se scinda en deux morceaux distincts. La majeure partie de l’appareil commença à s’éloigner tandis que la partie restante – une sorte de soucoupe aplatie – se posa rapidement, aux abords de la plaine.
– Cette manoeuvre doit bien avoir un but ? s’inquiéta Edrann. Mais lequel ?
Snoof ne lâchait pas des yeux le cylindre qui avait pris la direction du sud ; sa forme lui rappelait quelque chose :
– On dirait un réservoir. Regardez ! Le voilà qui se dirige vers cette brumasse bicolore.
– Exact, Snoof, acquiesça Edrann. Si on pouvait savoir ce qu’ils préparent...
– Le réservoir..., commença le Béjala en désignant du doigt le cylindre dans le lointain.
– Oui, c’est ce que j’ai dit, confirma Snoof. En tout cas, ça y ressemble.
– Et le poste de commande, termina l’extraterrestre en tendant le doigt en direction de la plaine.
– Oh ! C’est bien vu, mon gars, s’exclama le pilote.

Edrann acquiesça :
– Oui, c’est une excellente déduction. Snoof, tu vas surveiller du côté des Sunayades pendant que le Béjala et moi, on s’occupe de la soucoupe. Ensuite, on te rejoindra.
– D’accord. Je fais quoi si je croise un Trom ?

La réponse du Béjala fusa :
– Tuez-le !

Snoof les regarda s’éloigner et il songea que si l’extraterrestre n’était pas très bavard – ce qu’il regrettait – en revanche, il débordait d’efficacité. Puis le vieux pilote se dirigea vers le domaine des Sunayades en se frottant les mains ; une bonne petite bagarre, il n’y a rien de tel pour entretenir la forme et il avait bien l’intention de ne pas laisser passer pareille occasion.
Edrann et le Béjala entreprirent de rallier la plaine et ils touchaient au but lorsque le Béjala s’arrêta pour écouter. Edrann fit de même. Après quatre ou cinq secondes, il capta un bruit, sans parvenir à l’identifier... Contrairement au Béjala qui le poussa soudain derrière une rangée de buissons pétrifiés.
Dans l’impossibilité d’apercevoir l’ennemi qui s’approchait, Edrann dut se contenter de tendre l’oreille. Il entendit d’abord des sons gutturaux qu’il interpréta comme un moyen de communication, et aussi une sorte de raclement qui le rendit perplexe. Enfin, les bruits s’estompèrent.
Edrann et le Béjala sortirent de leur cachette et le terrien se pencha sur les empreintes laissées dans le sable ; elles étaient profondes et irrégulières. A l’évidence, les Troms éprouvaient des difficultés pour se déplacer sur un sol meuble, ce qui expliquait ce raclement que devait provoquer leurs pieds ou, du moins, ce qui leur servait à avancer.
– Les Troms recherchent leur droïde, expliqua le Béjala.
– Une surprise les attend, répondit Edrann. On aurait peut-être pu les neutraliser tout de suite ?
– Non, c’est trop tôt. Il faut savoir combien ils sont et évaluer la situation.
– D’accord, acquiesça Edrann qui réalisa soudain qu’il obéissait sans discuter à un Béjala mais, après tout, il n’avait guère le choix.

Parvenus en lisière de la plaine, ils s’attardèrent pour observer le module immobilisé. Il n’y avait aucun mouvement alentour.
– Les deux Troms sortaient de ce poste de commande ? demanda Edrann et le Béjala répondit d’un signe de tête affirmatif. Comment savoir combien sont encore à l’intérieur ?
– En allant voir par nous-mêmes.

Edrann scruta le vaste terrain plat sur lequel ils allaient devoir s’aventurer.
– On va leur offrir de belles cibles, dit-il et c’était la pure vérité.
– Ils ne nous attendent pas, répondit le Béjala toujours imperturbable.
– Je l’espère pour nous ! Sinon, je ne donne pas cher de notre peau.

A plat ventre, ils rampèrent vers le module, progressant avec précaution mais leur approche ne déclencha aucune réaction. Quand ils touchèrent au but, Edrann se releva et empoigna l’arme glissée dans sa ceinture.
– J’y vais, souffla-t-il au Béjala.

Edrann contourna le module jusqu’à ce qu’il aperçoive le sas d’accès, grand ouvert et sans surveillance. Le Béjala avait vu juste : les Troms ne se tenaient pas sur leurs gardes.
Edrann se glissa à l’intérieur du module ; il repéra trois Troms affairés autour de tableaux lumineux. En les examinant, il comprit pourquoi ceux-ci devaient se contenter de borborygmes pour s’exprimer : l’étrange tuyau rigide, qui leur servait de bouche, ne facilitait pas l’articulation. Edrann ne parlait pas le Trom mais il savait qu’une attitude menaçante vaut tous les discours. Il fit un pas dans leur direction et pointa son arme sur eux.
– Ne bougez pas ou je tire !

La suite se déroula très vite. Edrann ressentit une vive douleur à l’épaule juste avant que le Béjala ne le plaque au sol. Il y eu un bref échange de rayons rouges et de flashs éblouissants, un bruit sourd, et le silence revint. D’un bond, le Béjala fut debout et il aida Edrann à se relever. Celui-ci avait l’épaule gauche maculée de sang.
– Je vous avais dit de les tuer, dit le Béjala calmement.
– Je suis désolé, je croyais qu’ils allaient se rendre, répondit Edrann. Je n’ai pas l’habitude de tirer de sang-froid sur quelqu’un. Vous pouvez comprendre ça ?

Le Béjala déplia un carré de tissu – Edrann se demanda d’où il le sortait – qu’il plaça sur la blessure du terrien.
– Cela stoppera le sang, dit-il.

Il alla se pencher sur le corps des Troms et récupéra sur l’un d’eux un petit boîtier noir qu’il montra à Edrann.
– Un détonateur. Une seconde de plus et ils se faisaient exploser. Et nous avec.

Edrann sentit un frisson lui parcourir l’échine.
– Pourquoi ? Ca ne rime à rien !
– C’est simple, dit le Béjala. Les Troms éliminent tous ceux qui leur barrent la route.
– Et eux par la même occasion, c’est ça que vous trouvez simple ?

La lueur se mit à luire entre les fentes des yeux.
– Vous êtes naïf, dit sobrement le Béjala.
– Et vous, vous êtes un tueur, rétorqua Edrann. Je ne comprends pas que mon fils ait pu se lier d’amitié avec vous.

Il s’ensuivit un silence qui fit regretter à Edrann son élan de colère. Puis la silhouette noire pointa l’un de ses trois doigts vers un écran de contrôle sur lequel apparaissait l’immense cylindre. Celui-ci flottait désormais au-dessus du domaine des Sunayades et de son ventre sortait un large faisceau lumineux qui se prolongeait jusqu’au sol. Soudain, l’image se brouilla.
– Le processus de récupération d’énergie est amorcé, dit le Béjala. Avec une telle puissance, il leur faudra peu de temps. Nous devons agir et vite !

Edrann examina les tableaux lumineux et se risqua à effleurer quelques touches au hasard ; sans obtenir de résultat.
– Je n’y parviens pas, maugréa-t-il. C’est trop complexe. Il doit pourtant y avoir un moyen de stopper cette maudite machine ?

Le Béjala montra le petit boîtier noir qu’il tenait toujours entre ses doigts et Edrann acquiesça :
– Je dois admettre que vous êtes très efficace.

Ils ressortirent du module et, dès qu’ils furent à bonne distance, le Béjala appuya sur le détonateur ; l’explosion pulvérisa l’appareil. Dans l’art de la démolition, les Troms étaient passés maîtres !
Persuadés d’avoir réglé, de manière rapide et efficace, le problème des Troms, Edrann et le Béjala firent demi-tour mais alors qu’ils arrivaient en vue des Sunayades, leur attente fut déçue. Contrairement à ce qu’ils espéraient, la disparition du module n’avait pas entraîné la chute du cylindre ; celui-ci poursuivait son action malfaisante et, au sol, la brume bicolore semblait en effervescence.
– Je ne comprends pas, s’étonna Edrann. Dès la destruction du centre de commande, le réservoir aurait dû cesser de fonctionner ?
– Sauf si, à ce stade de l’opération, il devient autonome, suggéra le Béjala qui cherchait, lui aussi, une explication à ce phénomène. Il pourra ainsi repartir seul vers sa destination finale dès que l’énergie aura été emmagasinée. Et, en cas d’interception par une patrouille de Surveilleurs, il sera impossible d’établir un lien avec les Troms.

Edrann comprit qu’ils avaient couru des risques inutiles pour détruire le module.
– Je refuse de les laisser continuer à agir en toute impunité, gronda-t-il. On doit mettre un terme à leurs méfaits et si nous échouons, j’espère au moins pouvoir alerter les Surveilleurs. Il faut retrouver Snoof !

Ils se remirent en marche. Quand ils arrivèrent aux abords du domaine, ils firent un bref arrêt pour observer le réservoir qui les surplombait ; sa taille était si impressionnante que, malgré la distance, ses parois bosselées – preuves de ses innombrables voyages – apparaissaient, visibles à l’oeil nu. Un grondement sourd leur parvint, qu’ils attribuèrent à la forte puissance du rayon.
Pendant que Edrann se demandait de quelle façon ils allaient s’y prendre pour neutraliser pareille masse, le regard affûté du Béjala balaya les alentours rocheux et localisa, à une vingtaine de mètres, une masse difforme dépassant d’une butte. Ils se précipitèrent pour découvrir le corps sans vie d’un Trom.
– Snoof a plus de bon sens que vous, lâcha le Béjala. Dépêchons-nous de le rejoindre !

Tandis que se déroulaient ces derniers événements, Dionne et Thaëlle étaient demeurés dans la grotte, en compagnie de Pitt. Trop faible pour pouvoir se montrer d’une quelconque utilité, le second du Vargo s’était vu confier la garde des enfants, ou du moins celle de Dionne puisqu’il ne pouvait contrôler les allées et venues de Thaëlle. Mais son état de fatigue était tel qu’il lui arrivait de s’assoupir, au cours de la journée.
C’est ce qui se produisit alors qu’il venait de s’étendre ; ses yeux se fermèrent, sa bouche s’entrouvrit, et il se mit à ronfler.
Intriguée, Thaëlle s’approcha pour écouter.
– Est-ce que ça lui fait mal ?
– Mais non, s’esclaffa Dionne. Pitt ronfle dès qu’il s’endort. Sur le Vargo, c’était facile de savoir où se trouvait sa cabine.

La fillette venait de prendre une couverture pour en couvrir le second lorsque le bruit d’une lointaine déflagration les fit tressaillir. Dionne gagna l’entrée de la grotte et tendit l’oreille...
– Ils ont peut-être besoin d’aide. Pitt ne craint rien, il est à l’abri dans cette grotte, tandis que là-bas, on ignore ce qui se passe.
– Tu veux qu’on aille voir ? demanda la fillette qui semblait se passionner pour le bruyant sommeil du second.
– Oui, dit Dionne, mais tu n’es pas obligée de m’accompagner. Il peut y avoir du danger.
– Partout où tu vas, je vais avec toi, répondit Thaëlle et elle le précéda vers la sortie.

Dionne chercha au fond du sac une arme récupérée sur Maudréüs 4, puis les deux enfants prirent la direction du domaine des Sunayades. Ce n’est qu’en découvrant le réservoir suspendu dans les airs, que Dionne prit pleinement conscience de la gravité de la situation.
– On ne peut pas rester là et les regarder faire, protesta le jeune garçon avec force. Thaëlle, tu m’entends ? Après tout, c’est ta planète qu’ils veulent détruire !

Un peu agacée, Thaëlle secoua ses longs cheveux blancs :
– Les terriens n’écoutent donc jamais quand on leur parle ? Ces êtres échoueront comme tous ceux qui ont essayé avant eux puisque les Esprit veillent sur nous. Tu peux faire rentrer ça dans ta tête, oui ou non ?

La fillette paraissait si sûre d’elle, sa voix était si ferme, que Dionne sentit fondre son inquiétude :
– Tu crois ? tenta-t-il une dernière fois.
– Oui. Et tu devrais jeter cette arme, elle te donne l’air stupide.

Dionne abaissa les yeux sur la longue barrette luisante qu’il avait glissée dans sa ceinture ; une simple pression des doigts suffisait à en faire jaillir un tir mortel. Il la laissa tomber, avec dégoût, sur le sol ; de toute façon, il aurait été bien incapable de tuer qui que ce soit.
Thaëlle l’avait regardé faire.
– Tu viens ? lui dit-elle. Sur l’autre versant, il y a un monticule d’où on pourra tout admirer.

Et, le prenant par la main, elle l’entraîna jusqu’à son point d’observation.
– Ouvre grands les yeux ! lui dit-elle. Les Esprits vont nous montrer leur toute-puissance et ce sera fantastique.
– Thaëlle ! Ce n’est pas un jeu.
– Chut ! Viens auprès de moi.

Les deux enfants s’assirent côte à côte et, tête levée, ils attendirent.

Après le départ de Edrann et du Béjala, Snoof avait contourné le marais brumeux en gardant un oeil sur ce maudit réservoir qui l’intriguait mais qui, a priori, ne présentait aucun danger immédiat. Pourtant, le vieux pilote savait, par expérience, que pour rester en vie il valait mieux être prudent.
C’est d’ailleurs grâce à sa vigilance que Snoof put surprendre un Trom et le neutraliser, sans difficulté, mais il fallait reconnaître que l’ennemi lui avait facilité la tâche. Il s’était montré si bruyant au cours de ses déplacements que Snoof n’avait eu qu’à l’attendre au détour du chemin avant de le « rectifier ». Le vieux pilote resta toutefois sur ses gardes ; les sons émis par le Trom indiquaient qu’il cherchait à être entendu ; il avait donc des camarades dans les parages.
Un peu perdu dans ce paysage brumeux, Snoof avait fini, au fur et à mesure de sa progression, par se rapprocher des deux enfants sans s’en apercevoir. Mais voilà que, subitement, un incroyable phénomène accapara toute son attention.

L’attente lui paraissant longue, Dionne avait fini par perdre patience. Contempler les méfaits des Troms sans réagir n’était pas dans sa nature. Il avait tenté, une nouvelle fois, de convaincre sa jeune amie qu’il valait mieux se mettre à l’abri pendant qu’il en était encore temps. Ce qui n’avait pas du tout plu à la jeune Cybiade.
– Tu devrais avoir honte de toi ! lui avait-elle lancé.
Dionne avait soupiré et l'attente s'était poursuivie.
Subitement, Thaëlle poussa un cri de surprise et elle écarta ses mains, ses bras tout en contemplant son corps d’un air ravi. Alors, Dionne ressentit, lui aussi, cette vibration qui montait du sol et se diffusait à travers ses pieds, ses jambes, envahissant tout son être. Elle allait s’amplifiant, accompagnée d’un grésillement qui finit par couvrir le grondement émis par le réservoir.
A son tour, la brume frissonnante entra en mouvement.
Bousculée par un vent invisible, elle se mit à s’agiter, d’abord lentement, puis des crêtes apparurent, des vagues se formèrent qui grossirent et enflèrent démesurément. Soudain l’une d’elles, surpassant les autres, déferla avec force sur plusieurs dizaines de mètres et se rua à l’assaut du faisceau. Dans un éclaboussement de bleu et de rose, elle le percuta de plein fouet et s’y agrippant fermement, elle s’enroula autour de lui, avalant le rayon, se hissant vers le réservoir. Aussitôt qu’elle l’eut atteint, elle le submergea de brume bicolore, l’engloutissant totalement et, durant plusieurs minutes un énorme nuage ondulant et cotonneux flotta dans les airs.
– Comme c’est joli ! s’extasia Thaëlle, les yeux écarquillés de bonheur.

Mais déjà la brume se laissait glisser pour redescendre, comme un ruban qui se défait, dévoilant un support désormais invisible : le réservoir et le rayon avaient disparu.
– Waouh ! Elle a tout englouti, s’écria Dionne. C’est incroyable !

Thaëlle se lança dans une série de bonds en criant que les Esprits étaient les maîtres de l’univers tandis que Dionne, partagé entre l’émotion et le soulagement, la regardait faire d’un air amusé.
Autour d’eux, le domaine des Sunayades reprenait son allure paisible, doucement bercé par la brise.
Thaëlle entraîna Dionne derrière elle et les enfants dévalèrent le monticule pour entreprendre une course échevelée entre les dômes ; riant aux éclats, ils mimèrent une poursuite mouvementée dans l’espace, les bras tendus comme des ailes d’avion.
Partis à la recherche de leur droïde, les deux Troms, que Edrann et le Béjala avaient croisés, s’étaient séparés afin de multiplier leurs chances de le retrouver. L’un d’eux avait fini par tomber sur un amas de boulons, de ressorts et de puces électroniques. Il n’avait pas du tout apprécié. Il avait donc tenté de rejoindre son compagnon, sans y parvenir jusqu’ici, et tous ces contretemps l’avaient mis de fort méchante humeur.
A bout de souffle, Thaëlle s’arrêta pour se reposer et elle vit Dionne faire de même à proximité d’un dôme... et d’une ombre mouvante. Une expression de terreur s’inscrivit sur le visage de la fillette quand elle réalisa qu’il s’agissait d’un Trom. Elle poussa un cri d’effroi.
Surpris, Dionne tourna la tête vers elle et lui fit un petit signe de la main, juste avant de comprendre le danger qui le menaçait. Mais il était trop tard pour fuir. Il chercha l’arme à sa ceinture et se souvint qu’il s’en était débarrassé. C’était une mauvaise idée ! pensa-t-il. Puis il se rappela la pierre du Béjala ; il avait peut-être une chance s’il pouvait s’en saisir avant que le Trom...

Après l’évaporation du réservoir, Snoof s’était traité de tous les noms. Comment avait-il pu rester le nez en l’air durant... Dix ? Quinze minutes ? Peut-être même davantage en oubliant le danger qui rôdait ! Furieux contre lui-même, il avait repris sa marche, bien décidé à ne plus se laisser distraire, et il avait fini par repérer des traces inhabituelles dans le sable. Elles étaient toutes fraîches, le vent ne les avait pas encore effacées, il se mit à les suivre.
Persuadé que l’ennemi ne devait pas être loin, Snoof progressait maintenant avec prudence. Et quand il entendit, à nouveau, ces vilains borborygmes, il sut qu’il le tenait. Plus que quelques mètres à faire.
L’ennemi lui tournait le dos, Snoof en profita pour se rapprocher en silence. Le Trom se comportait bizarrement, il semblait figé. Peut-être attendait-il ses « copains » ? Le pilote s’avança en frôlant un dôme – il valait mieux savoir combien ils seraient avant de les affronter – puis il risqua un coup d’oeil. C’est alors qu’il vit l’enfant, seul face au Trom. Sans réfléchir, Snoof se jeta devant lui à l’instant où l’autre tirait. Snoof distingua le flash argenté en même temps qu’il sentit l’impact dans son corps. Une douleur terrible lui brûla la poitrine et le vieux pilote s’écroula, sans un cri.
Dans un geste désespéré, Dionne lança la pierre à la tête du Trom. Un panache de fumée l’enveloppa aussitôt, le transformant en une torche rouge qui gesticula quelques secondes avant de se désintégrer, ne laissant sur le sol que des lambeaux grisâtres.
Le premier instant de stupeur passé, Dionne et Thaëlle se tournèrent vers Snoof, toujours à terre. Le pilote allait se relever et pousser les pires jurons qu’il connaissait ! Il ne pouvait en être autrement.
Mais Snoof ne bougeait pas et une large tache rouge s’étalait sur son tee-shirt. Les enfants s’agenouillèrent auprès de lui et Dionne prit son poignet pour sentir le pouls, il tenta de percevoir sa respiration... Thaëlle fut la première à comprendre, elle se mit à pleurer en silence. Dionne, la gorge nouée, l’entoura de ses bras et la serra contre lui.
Les deux enfants restèrent ainsi un long moment, auprès du corps inerte où Edrann et le Béjala finirent par les rejoindre.
En quelques mots, Dionne raconta à son père le terrible événement qui s'était produit. Edrann se pencha sur le corps et, avec regret, constata, lui aussi, que Snoof avait cessé de vivre.
Thaëlle prit dans ses petites mains celles du Béjala et l’implora d’utiliser une autre pierre rouge mais celui-ci lui répondit que c’était inutile.
– La pierre possède beaucoup de pouvoirs mais pas celui de rendre la vie, expliqua-t-il.
– Je vous ramène auprès de Pitt, dit Edrann. Ensuite je reviendrai m’occuper de notre brave Snoof.

Edrann dut faire preuve de persuasion pour les convaincre d’abandonner leur ami mais ils finirent par accepter de reprendre le chemin de la grotte où Pitt, qui s’était réveillé entre-temps, attendait leur retour, rongé par l’inquiétude et le remord de s’être endormi.

Les Esprits des Sunayades avaient retrouvé leur douce quiétude, et le vent follet sifflotait à nouveau entre les dômes. Un murmure monta de la brume, léger, guilleret, semblable à un babillage d’enfants. Quelques bulles irisées jaillirent des dômes, aussitôt suivies par d’autres, et d’autres encore, fredonnant et tournoyant sans cesse. Elles se rassemblèrent autour du corps du pilote en un si grand nombre que Snoof s’en trouva bientôt recouvert, au point de disparaître sous ce linceul chatoyant. Une étrange mélodie s’éleva doucement et emplit l’air ; les bulles chantaient à l’unisson.
Une main émergea, puis le bras, et puis ce fut l’autre. Snoof se redressa, ses paupières se soulevèrent et ses yeux reprirent vie. Alors, dans un mouvement harmonieux, les bulles refluèrent en tourbillonnant et s’enfuirent au milieu de doux chuchotis.
Hébété, Snoof regarda autour de lui ; il était incapable de se souvenir de ce qui venait de lui arriver. D’un revers de main, il balaya cette brumasse rose et bleue qui lui enveloppait les jambes et gronda :
– Saleté de guimauve !

Avec lenteur – il se sentait bizarre, c’était une sensation indéfinissable – il se releva et quelques bribes lui revinrent en mémoire. Le Trom, le flash argenté ! Snoof plaqua ses deux mains sur son ventre et se tâta. Il ne souffrait pas. Il baissa la tête et voyant son tee-shirt taché de sang, il le souleva d’un geste inquiet : rien, pas même une égratignure.
– Eh bien, mon vieux Snoof, dit-il en se parlant à voix haute. On dirait que tu t’en es tiré, une fois de plus. Tant mieux, j’aimerais bien profiter de ma retraite pour courir les filles. Et maintenant, il est temps de retrouver les autres. Je me demande pourquoi ils m’ont laissé seul ? Ils ne m’ont quand même pas oublié ? C’est moi qui vieillis et c’est eux qui ont des trous de mémoire, c’est pas joyeux tout ça.

Un peu groggy, le pilote chercha comment sortir de cet endroit qui ne lui inspirait pas confiance et il finit par reconnaître le chemin qui menait à la grotte. Il était déjà loin lorsque de longs gémissements s’exhalèrent de la plaine, comme un chant funèbre entrecoupé de plaintes déchirantes et de sinistres râles.

Durant le trajet du retour, Edrann avait tenu la main de son fils serrée dans la sienne pour tenter de le réconforter, car l’enfant avait beaucoup de chagrin. Et le Béjala avait porté Thaëlle, la fillette pleurant dans ses bras ; ce qui était déroutant pour un Béjala peu habitué à ce genre de situation.
Après avoir regagné la grotte, il avait fallu apprendre au second la fin courageuse du vieux pilote.
– Pauvre Snoof, murmura Pitt, la gorge serrée par l’émotion. C’était un type bien et ça me peine de savoir qu’il ne repartira pas sur Terre avec nous.
– Nous avions tous beaucoup d’amitié pour lui, répondit Edrann. Je dois retourner là-bas pour récupérer son corps. Le Béjala va demander l’aide des Cybiades pour que l’on puisse l’enterrer. Dionne, tu restes avec Pitt. Pitt... ? Ca ne va pas, tu es livide ?

Les yeux exorbités, la bouche grande ouverte, Pitt tendit un index tremblant vers l’entrée de la grotte. Edrann, le Béjala, Dionne et Thaëlle se retournèrent et découvrirent Snoof, debout sur ses deux jambes, le tee-shirt ensanglanté.
Ravi de l’effet de surprise provoqué par son arrivée, le pilote ouvrit grands les bras et s’écria :
– Me voilà et je suis en pleine forme. Regardez !

Le pilote montra son tee-shirt taché.
– J’ai une sacrée bonne étoile qui veille sur moi ! s’exclama-t-il sans remarquer la stupeur qu’il provoquait. Je me demande encore comment j’ai pu échapper à ce Trom. Et attendez que je vous raconte la suite. J’étais si pressé de vous rassurer sur mon sort que je me suis mis à courir et me voilà devant vous, frais comme un bambin.

A cet instant, Snoof prit conscience du silence qui accueillait ses propos :
– Je vous dis que j’ai l’impression d’avoir vingt ans, et c’est tout ce que ça vous fait ? demanda-t-il. Mais, bon sang ! si vous me disiez ce qui se passe ?
– Tu as vingt ans, Snoof, dit Edrann d’une voix étrange.

Et Thaëlle, toujours invisible pour le pilote, acquiesça avec force.
– Oui, c’est ce que j’ai dit, fit Snoof. J’ai l’impression d’…
– Non, Snoof, l’interrompit Edrann. Tu n’as pas compris : tu AS vingt ans ! Je ne sais pas comment c’est possible mais ça l’est. Nous t’avons vu mort tout à l’heure et te voilà vivant et rajeuni. C’est incroyable !

Pas convaincu, Snoof se mit à tâter son visage et sa peau était lisse : ses rides avaient disparu. Il attrapa sa frange, tira dessus pour amener devant ses yeux une mèche d’un beau brun roux, et c’est à pleines mains qu’il empoigna l’épaisse chevelure qui avait remplacé ses fins cheveux blancs.
– Par toutes les géantes rouges de la galaxie ! s’exclama le pilote.

Et durant de longues minutes, il fut incapable d’ajouter un mot.

* * *

Quelques jours plus tard, un vaisseau de la « Prospect and Co » fit son apparition dans le ciel de K 712.
Dionne et Thaëlle allèrent faire leurs adieux au Béjala qui s’apprêtait à quitter la planète. Le Béjala rendit à l’enfant sa médaille en or.
– Si, un jour, j’ai besoin de ton aide, il me suffira d’utiliser la pensée pour te retrouver, et il en sera de même pour toi.
– Tu ne veux pas m’accompagner sur Terre ?
– Non, mais un jour, peut-être, nos chemins se croiseront à nouveau, répondit le Béjala. Ton père est un homme courageux, tu le sais ?

Dionne acquiesça doucement : Oui, il le savait.
Alors, le Béjala se tourna vers la fillette :
– Veille bien sur lui, Thallénaël-Cybiade.

Les deux enfants suivirent l’envol du Slouwo qui fut rapidement hors de leur vue.
Thaëlle posa ses grands yeux sur Dionne qui paraissait songeur. Il gardait la médaille serrée au creux de sa main.
– Tu ne la remets pas ? demanda Thaëlle.
– Non, lui répondit-il avant de la lui passer autour du cou : Désormais, elle t’appartient.

Thaëlle regarda la médaille.
– Elle est belle. Tu me la laisses pour que je ne t’oublie pas ?
– Tu as tout faux, lui dit Dionne avec un petit sourire. Je te promets que je reviendrai sur Cybiade.

Les yeux de la fillette se mirent à briller.
– Quand ?
– Je dois d’abord devenir pilote, lui dit le jeune garçon. Ensuite j’embarquerai à bord d’un vaisseau qui me ramènera sur Cybiade, et on ne se quittera plus jamais.
– C’est vrai ? dit Thaëlle.
– C’est juré, lui répondit Dionne.

* * *

– Tout va bien, Edrann ?
– Oui, je vous remercie commandant. J’avoue que je suis content de regagner la Terre, après avoir vécu autant de péripéties. J’aurais aimé les épargner à mon fils.
Bowler, commandant du PC 25, comprenait sans peine la réaction de son collègue.
– Il ne semble pas trop éprouvé et à cet âge-là, on récupère vite. J’ai contacté la Sécurité Galactique et je leur ai transmis les renseignements que vous aviez en votre possession. Ils ont envoyé des patrouilles de Surveilleurs à la poursuite des Troms et, avec un peu de chance, ils les rattraperont. Au sujet de Schuker, votre planétologue, aucune trace de son passage n’a été retrouvée sur Maudréüs 4, il semble s’être évaporé dans la nature. Hélas, pour lui.
– Je le regrette. Dans cette aventure j’aurai perdu deux de mes hommes, Schuker et Matthew. Ils ne méritaient pas une si triste fin.
– J’en suis certain. Mais n’oubliez pas que Pitt, votre second va bien grâce à vous. Le médecin m’a affirmé qu’il ne garderait aucune séquelle. J’ai une question à vous poser au sujet de Snoof. J’avais cru comprendre qu’il prenait sa retraite à la fin de ce voyage, j’ai sans doute confondu avec un autre pilote ? En tout cas, il tient une forme éblouissante. A croire que cette planète possède des vertus particulières.

Edrann se contenta de hocher la tête pour toute réponse. Il lui parut difficile d’expliquer que Snoof avait frôlé la mort quelques jours plus tôt et qu’il devait la vie à des petites bulles chantantes.
Le commandant Bowler partit veiller à la bonne marche de son vaisseau et Edrann en profita pour aller à la rencontre de son fils. Il le trouva le nez collé contre un hublot.
– C’est inutile, Dionne, on ne voit plus K 712 depuis longtemps.

L’enfant acquiesça sans pour autant détacher son regard de l’espace.
– Dionne ? Je voulais que tu saches... A notre retour sur Terre, tu ne retourneras pas chez tante Luce. J’ai rencontré quelqu’un, elle s’appelle Zoanne.
– Oui, et vous allez vous marier.
– Euh...Oui, dit Edrann pris de court. Mais si tu n’es pas d’acc…
– C’est très bien, dit Dionne. Il y a trop de bruit chez tante Luce.
– Bien sûr, dit bêtement Edrann encore sous l’effet de la surprise. Dionne, est-ce que Thaëlle te manque ? Oh, c’est idiot comme question, elle te manque, c’est évident.
– Non, dit Dionne. Ne t’inquiète pas, tout va bien. Je vais tenir compagnie à Snoof un moment.

L’enfant fit mine de s’éloigner.
– Dionne, attends ! fit Edrann. Tu es sûr que tu ne veux pas qu’on parle d’elle ?

Dionne posa sur son père un regard plein d’assurance :
– C’est inutile.

Snoof allait bien, et même très bien. Il chantait à tue-tête dans sa cabine et sa voix traversait les cloisons. Il proposa à Dionne de s’asseoir sur sa couchette, histoire de discuter entre hommes :
– Regarde un peu, mon gars ! dit le pilote en ouvrant sa main.
– Une pierre rouge ! s’exclama Dionne. Le Béjala ?
– Lui et moi, on est devenus de grands copains. Enfin, presque. C’est vrai qu’il est parfois un peu spécial, et pas très causant, mais question « bagarre » il en connaît un sacré rayon, tu peux me croire.

Dionne fouilla dans sa poche et en sortit un ruban.
– C’est Thaëlle qui te l’a donné ? Ca ne m’étonne pas, j’ai su tout de suite que tu avais un ticket avec elle.
– Un ticket ? s’étonna Dionne.

Le pilote lui fit un clin d’œil appuyé :
– Tu m’as très bien compris.

Dionne sourit.
– Alors, c’est quoi la suite ? continua Snoof en le poussant du coude. Tu vas retourner sur Cybiade, c’est ça ?
– Comment tu as deviné ?
– Oh ! Tu sais, malgré mon jeune âge, j’ai déjà pas mal l’expérience de la vie. Je voudrais que tu me promettes une chose… Quand tu seras prêt pour le grand retour, tu me feras signe et on partira tous les deux. D’accord ?

Le pilote tendit sa paume de main à l’enfant qui la frappa avec la sienne.
– C’est promis, Dionne ? Tu ne laisseras pas tomber ton vieux copain ?
– C’est juré, Snoof !

* * *

Au même instant, quelque part dans l’immensité galactique, sur une planète de sable rouge, une petite fille aux longs cheveux blancs et aux yeux de jade serrait une médaille entre ses doigts. Bientôt Dionne serait là !



Fin


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