Thallénaël

II - L'appel du Béjala.

par Claude Jégo

Illustration : Gueseuch

Dans les jours qui suivirent leur atterrissage forcé, chaque membre d'équipage dut délaisser ses tâches habituelles pour s'employer aux diverses réparations. Dionne n'étant qualifié ni pour la mécanique, ni pour les travaux de tôlerie, il fut affecté au rangement.
Un nombre incalculable d'objets s'étaient retrouvés projetés sur le sol au moment de l'atterrissage ; quelques-uns avaient résisté au choc, le reste était devenu inutilisable. Dionne déambulait donc d'un compartiment à l'autre, traînant derrière lui un carton qu'il remplissait au fur et à mesure avant d'aller le vider dans la cabine de Matthew, désormais inoccupée. Edrann avait expliqué à son fils que lorsqu'un équipage s'efforçait de survivre en milieu hostile - ce qui était leur cas - chacun se devait d'être solidaire des autres. Dès lors, Dionne prit son travail très au sérieux et oublia la petite fille entrevue lors de leur arrivée sur K 712.
Les vérifications établirent que les stocks de nourriture n'avaient pas souffert et que les ordinateurs de bord avaient traversé ces épreuves sans dommages. Ainsi rassuré sur l'état général du Vargo, et les chances de survie de son équipage, Edrann autorisa Schuker à exercer son véritable métier : étudier la planète K 712.
Un atelier improvisé fut installé un peu à l'écart du Vargo sous de grandes bâches de toile grise. Le matériel nécessaire débarqué et les multiples connexions effectuées, l'ensemble devint opérationnel.
Les premiers relevés réalisés par le planétologue ne se révélèrent guère encourageants. Du sable à perte de vue, des roches d'une banalité affligeante ; K 712 ne différait en rien de milliers d'autres mondes flottants dans l'univers. Schuker utilisa ensuite une technique plus élaborée : les mouchards. C'est ainsi qu'avaient été surnommés ces petits satellites qui, après leur mise sur orbite, effectuaient des rotations autour de la planète ; les informations qu'ils transmettaient fournissaient une description plus poussée du terrain et permettaient parfois d'en révéler les secrets les mieux cachés.
Lorsque Schuker eut effectué la synthèse des résultats obtenus, il demeura perplexe ; c'était tellement inattendu. Et si éloigné du but de ses recherches ! Contrarié, le planétologue tapa du poing dans une caisse de matériel. Est-ce qu'il n'y avait pas eu assez d'imprévu jusqu'à maintenant sans que cette... catastrophe vienne se rajouter ! Il décida d'informer Edrann sans attendre et le trouva dans le poste de pilotage, plongé en pleine discussion avec Snoof.
- Laissez-moi vous montrer ma dernière trouvaille !

Schuker déroula le plan qu'il avait apporté avec lui sur la planche de travail et il s'apprêtait à parler lorsque Dionne déboula, traînant toujours son carton. Schuker ne parut pas apprécier cette interruption :
- Dionne ! Pitt est à l'extérieur en train de se livrer à des vérifications, va lui filer un coup de main !

Dionne aurait aimé répondre que le second et lui ne s'entendaient pas vraiment mais le ton utilisé par Schuker n'admettait aucune réplique. Ce qui intrigua Snoof.
- Ne me dis pas que tu as déniché une source miraculeuse d'énergie sous ce tas de sable ? lança-t-il une fois l'enfant parti.
- Non. De ce côté-là, c'est un zéro pointé, répondit Schuker. Tant pis pour la Prospect and Co. Mais pas contre, le gibier que j'ai débusqué me paraît beaucoup plus intéressant.

Il fit glisser son index sur les différentes couleurs de la carte et les accompagna d'explications :
- Voici la plaine où nous nous situons actuellement, et là, ce sont les hautes falaises qui la bordent sur tout le flanc droit. A l'avant, on peut voir ces zones, qui sont ici représentées en rose.
- Ca ressemble à s'y méprendre à des lits de rivières asséchées, suggéra Edrann.
- Exact, confirma le planétologue. Cette planète a disposé d'eau en quantité extrêmement importante et je suis persuadé qu'il subsiste des sources cachées en abondance dans son sous-sol. Maintenant, regardez ! Ici, les infrarouges montrent une multitude de points regroupés à cet endroit précis. Sur ce deuxième relevé effectué par un mouchard un peu plus tard... (Schuker superposa une autre carte avant de poursuivre) les points ont progressé vers le nord-ouest, toujours en rangs serrés. Et soudain, sur le dernier, plus aucune trace ; ils se sont littéralement volatilisés au contact de ce haut plateau. Le problème c'est que je n'arrive pas à récolter la moindre information sur cette zone. Les caméras de mes mouchards deviennent aveugles et mon ordinateur reste muet. Bien entendu, tout fonctionne, j'ai vérifié.

Snoof jeta un coup d'oeil agacé au planétologue :
- Tu as besoin de tout ce charabia pour nous dire qu'il y a des bestioles sur ce caillou ?
- C'est beaucoup plus gros, Snoof, répondit Schuker tandis que Edrann demeurait silencieux.
- D'accord. Des "grosses bêtes", ça te convient ? rectifia Snoof.
- Snoof, Je crois que tu négliges un paramètre important, objecta Edrann.
- Oh ! Je n'aime pas quand tu parles comme ça, grogna le vieux pilote. Ca signifie que les ennuis ne sont pas loin.
- Ces points, ou plutôt ces êtres vivants, se sentant repérés, ont gagné une zone qui les mettait hors de portée de nos mouchards, récapitula Edrann. On ne peut en conclure qu'une seule chose : ces "habitants" de K 712, puisqu'ils faut bien les nommer ainsi, sont dotés d'une intelligence et disposent d'une technologie qui leur permet de détecter nos satellites et de les neutraliser. On pourrait dire qu'ils tiennent à leur anonymat mais je n'ai pas vraiment envie de plaisanter avec ça.

Snoof se redressa, la mine renfrognée. Cette éventualité ne lui plaisait pas du tout.
- C'est peut-être un simple hasard. Oh, Schuker, on te demande ton avis ?

Le planétologue tapota du doigt la zone grise qui représentait le haut plateau sur la carte :
- Je n'ai rien pu obtenir concernant ce lieu. Il s'agit, vraisemblablement, de leur sanctuaire et ils préfèrent qu'il reste inviolable. Je suis d'accord avec leur anonymat. S'ils souhaitaient entrer en contact avec nous, ils l'auraient déjà fait. Je pense quand même qu'ils ont dû venir rôder autour du Vargo, histoire de voir si on représentait un risque pour eux, et ils nous aurons trouvés sans intérêt.

Sa réponse laissa d'abord le vieux pilote sans voix mais cela ne dura pas :
- Ben mon gars, je souhaite que tu aies raison parce que si un danger nous menace sur cette planète, on ne risque pas de se tirer ailleurs.
- Schuker le sait, Snoof, dit Edrann. On va instituer un couvre-feu dès ce soir et connecter le système d'alarme, je ne l'avais pas jugé utile jusqu'à présent, j'avais tort. Si quelqu'un tente de pénétrer à l'intérieur du Vargo, nous serons avertis.

Schuker approuva, et Snoof se demanda ce qui pouvait encore leur tomber sur la tête. Une telle avalanche de mauvaises nouvelles ne pouvait être le fait du hasard. L'un des membres d'équipage traînait avec lui le mauvais oeil et le pilote aurait aimé savoir lequel.

Bousculé par Schuker, Dionne avait quitté le poste de pilotage pour se retrouver à l'extérieur. Il jeta un regard désolé sur le Vargo qui reposait, le ventre enfoncé dans le sable ; seul un appareil moderne comme le PC 25 pourrait le dégager de cette position inconfortable. Quoi qu'en dise Snoof, le Vargo était un vieux modèle et la poussée de ses quatre moteurs lui était indispensable pour effectuer un décollage vertical.
Pitt se livrait à une inspection de la carlingue, il ne prêta guère attention à l'enfant. De son côté, le jeune garçon préféra prendre ses distances.
Après s'être éloigné, Dionne repéra à nouveau ces petites pierres qui brillaient si fort à la surface du sable et l'intriguaient tant. Il s'était accroupi pour les observer de plus près quand un ruban rouge se mit à gigoter sous son nez à la manière d'un serpentin.
Du coin de l'oeil, Pitt vit l'enfant se relever mais le second regretta aussitôt de s'être laissé distraire car une vive douleur lui transperça la main. Au creux de sa paume, il découvrit une entaille sanglante. Après avoir noué serré un mouchoir autour de la plaie, il chercha une pince parmi les outils et s'en servit pour dégager un fragment de métal noir, fiché dans la turbine du moteur trois. En l'examinant, Pitt comprit pourquoi le fameux moteur leur avait procuré des sueurs froides durant l'atterrissage. A première vue, l'objet mesurait quatre centimètres sur deux et ne ressemblait à rien de précis et pourtant, dans le cerveau du second, une lumière rouge venait de s'allumer. Pitt comprit que quelque chose cherchait à remonter du fin fond de sa mémoire mais, malgré ses efforts, la réponse persistait à lui échapper.

Thaëlle tentait, depuis plusieurs jours, de revoir le jeune garçon aux cheveux sombres mais, jusqu'à présent, son attente avait été déçue. La fillette rôdait à nouveau dans les environs quand, enfin, elle l'aperçut ; il semblait si absorbé qu'il ne leva pas la tête tout de suite, et puis... Il la vit qui se tenait devant lui avec ses grands yeux verts remplis de curiosité :
- Tu veux visiter ma planète ? lui demanda-t-elle.
Comme il hésitait, elle le prit par la main et l'entraîna. En sentant la chaleur de sa peau, Dionne comprit qu'elle était bien réelle, qu'il n'avait pas eu d'hallucination le jour de leur arrivée.
Elle le questionna à nouveau :
- Dès que ton vaisseau sera réparé, tu repartiras ?

Dionne secoua la tête pour dire non :
- On est obligé d'attendre les secours, l'avarie est trop grave.
- Dans combien de jours ?
- Plusieurs semaines.

Thaëlle sentit une onde de bonheur parcourir son corps ; elle allait pouvoir conserver son nouvel ami très longtemps. Mais peut-être que lui n'était pas satisfait ?
- Tu aurais préféré continuer à parcourir les galaxies ? reprit-elle.
- Oui, non. Je m'en fiche.
- Pourquoi ?
- Mon père m'a emmené sur le Vargo parce qu'il voulait qu'on soit ensemble mais il n'a jamais le temps de s'occuper de moi. C'est comme ça depuis la mort de ma mère.

Thaëlle posa sur lui un regard inquiet :
- Tu veux dire que tu vis "tout seul" sur la Terre ?
- Non, bien sûr que non. J'habite chez ma tante Luce. Elle a huit enfants.
- Huit garçons comme toi ?
- Non. Huit frères et sœurs, cinq garçons et trois filles.

Cette explication parut vivement intéresser Thaëlle.
- Il n'existe pas de "frère et sœur" chez les Cybiades. Tous les enfants sont uniques. C'est comment huit "frère et sœur" ?

Dionne réfléchit avant de répondre :
- C'est bruyant et parfois ça donne envie de filer sur une autre planète.
- Oh ! fit Thaëlle. Je suis bien contente de ne pas avoir un "frère et soeur".

Dionne acquiesça ; lui aussi appréciait.
A l'évidence, Thaëlle se promenait souvent seule sur sa planète sans craindre de s'égarer. Elle marchait d'un pas vif, en se dirigeant grâce à des points de repère qu'elle apprenait à son nouvel ami : trois pierres rectangulaires fichées dans le sol, un sentier en arc de cercle, un rocher fendu en son milieu. Ainsi quand il lui faudrait regagner le Vargo, Dionne pourrait se déplacer en terrain connu.
Après plusieurs minutes passées à parcourir ce paysage rougeâtre et monotone, les deux enfants grimpèrent une légère pente qui les mena au sommet d'un promontoire rocheux et Dionne réalisa, qu'en prenant de la hauteur, il pouvait admirer un décor métamorphosé.
A leurs pieds s'étirait une vaste étendue dont il n'aurait jamais soupçonné l'existence quand il longeait, quelques instants plus tôt, les interminables rangées de buissons pétrifiés. L'endroit se révélait surprenant avec un sol - plat ou bosselé ? - qui disparaissait sous de larges écharpes de brume, tantôt roses, tantôt bleutées, parcourues de lentes ondulations. De cette écume bicolore émergeaient, tous les vingt mètres, d'imposants dômes noirâtres et leurs lourdes masses brisaient la féerie du lieu. Dans cette mer de la Tranquillité, seule une brise malicieuse s'évertuait à mettre un peu d'agitation. Elle frôlait, en sifflant, les roches sombres, surfait sur les vagues bleues et roses, avant de s'élancer à l'assaut du promontoire pour décoiffer les enfants et leur remplir les oreilles de sons inquiétants.
Dionne se sentit impressionné mais pour rien au monde il n'aurait voulu le laisser paraître ; Thaëlle l'observait du coin de l'œil.
- C'est un drôle d'endroit ! s'exclama-t-il.

Et il était sincère. Quant à dire si c'était joli ou sinistre…
La petite fille parut satisfaite de sa réponse. Elle lui expliqua que, pour les Cybiades, ce lieu revêtait un caractère sacré.
- Ce domaine appartient aux Esprit des Sunayades, lui expliqua-t-elle. Ils possèdent d'immenses pouvoirs mais mon peuple a toujours vécu en harmonie avec eux. Si nous sommes dans la détresse ou qu'un danger nous menace, nous implorons leur protection et les Esprits interviennent pour que la paix continue à régner sur cette planète.
- Tu veux dire que si tu les interroges, ils te répondent ?
- Je ne sais pas, je n'ai jamais essayé, répondit avec franchise la petite fille. Certains Cybiades prétendent que si on ose s'aventurer au milieu des brumes, les âmes se mettent à gémir.

Il y eut un long silence... les enfants tendaient l'oreille.
- Ca ne me plairait pas beaucoup, dit Dionne.
- Moi non plus, répondit Thaëlle en secouant plusieurs fois la tête pour confirmer son propos.

Et les deux enfants repartirent en courant sans se retourner.
Leur escapade finit par les conduire au pied de la haute falaise que Dionne avait assimilée à une sorte de forteresse imprenable ; en la contemplant de près, il réalisa que la roche, lisse, formait un véritable rempart, impossible à escalader ; Thaëlle révéla pourtant à son jeune ami qu'il existait un passage secret.
- Ici commence le monde des Cybiades, avoua-t-elle. C'est assez différent du tien mais je crois que tu l'aimeras. Viens ! Je te sers de guide.

Elle l'attira à l'intérieur d'une faille indécelable au premier abord et, durant plusieurs minutes, ils se faufilèrent dans une succession de couloirs rocheux.
A cet instant, tandis qu'il suivait sa jeune amie, Dionne avait oublié son père et le Vargo. Pour la première fois de sa courte vie il se trouvait plongé au coeur d'une aventure passionnante et son seul souhait était qu'elle n'ait pas de fin.
Brusquement, les murailles s'élargirent, et Dionne eut l'impression de ne pas avoir assez de ses yeux pour savourer le paysage qui s'offrait à lui : c'était une vallée d'une beauté à couper le souffle, une immensité ocre, mouchetée de bulles verdorées bordées d'un liseré nacré, qui s'étirait jusqu'aux rives d'un lac. Mais celui-ci ne ressemblait en rien à ceux que Dionne avait pu voir sur Terre. L'étendue de son eau limpide s'apparentait à un immense miroir dans lequel un ciel bleu vif se reflétait. A l'arrière-plan, se profilaient des vallons et des monts aux arrondis recouverts d'un épais gazon vert turquoise.
Thaëlle éclata de rire devant le visage médusé de son nouvel ami ; mais le jeune garçon pensait, à cet instant, au vieux pilote qui se plaignait d'accumuler autant de sable dans ses chaussures qu'il y en avait sur K 712.
- Pauvre Snoof ! s'exclama-t-il. Comme il serait heureux de contempler cela.

La découverte du peuple des Cybiades fut un moment merveilleux pour le jeune garçon et Dionne garderait, pour toujours, imprimé au plus profond de lui-même cette première rencontre. Leur ressemblance avec Thaëlle était saisissante : la même peau transparente, les mêmes yeux de jade et ces cheveux blancs, si longs ; ils étaient vêtus de la tunique ivoire fermée aux poignets et aux chevilles par des rubans de couleur, et une sérénité absolue émanait de toute leur personne.
A sa grande surprise, le jeune terrien réalisa que sa présence parmi eux ne provoquait qu'une tranquille indifférence. C'est à peine s'il attira quelques regards.
- Ils ne veulent pas savoir qui je suis ? demanda-t-il à Thaëlle.
- Mais ils connaissent déjà tout de toi, lui répondit-elle avec son charmant haussement d'épaules.

En voyant l'air déçu de son jeune ami, elle eut un petit rire taquin :
- Par contre, mes parents sont impatients de te rencontrer.

Thaëlle conduisit Dionne vers leurs habitations troglodytes ; celles-ci n'offraient qu'un confort très relatif mais il était suffisant pour leur apporter une vie agréable.
- Nos ancêtres, expliqua Sillémaél le père de Thaëlle, comprirent très vite que le superflu était inutile et n'engendrait qu'envie et dissension. Seul l'essentiel doit subsister. C'est pourquoi nous demeurons un peuple heureux car nous ne cherchons pas à nous procurer plus que ce que notre planète peut nous accorder.

Dionne apprit aussi qu'il n'existait aucune arme sur Cybiade - les Esprits des Sunayades assuraient la protection de la planète - et pas davantage de vaisseaux. A quoi auraient-ils pu servir ?
- L'univers vient à notre rencontre, expliqua Sillémaél, grâce aux voyageurs de l'espace qui acceptent de nous faire partager leurs savoirs. Ces échanges sont enrichissants pour chacun d'entre nous.

Dionne se rappela que le jour où il avait connaissance avec Thaëlle, la fillette lui avait parlé de la Terre, alors que lui ignorait tout de K 712.
Mélaëlle, la mère de sa jeune amie, prit la parole à son tour pour lui confier que l'atterrissage du Vargo avait été l'objet de toute leur attention.
- Nous nous sommes assurés que l'équipage était sain et sauf et, en cas de nécessité, nous serions intervenus. Thaëlle n'était pas la seule Cybiade présente aux abords de la plaine ce jour-là. Notre centre d'Observation avait détecté votre vaisseau bien avant qu'il ne rentre dans notre atmosphère.

Et les échanges se poursuivirent longtemps, très longtemps.

Pitt ne savait plus quoi dire à Edrann pour s'excuser. C'est vrai qu'il aurait dû vérifier que l'enfant était bien remonté à bord du Vargo "surtout qu'à cet âge-là, avait-il pensé, ils ne savent faire que des bêtises !" mais jamais il n'aurait supposé que l'enfant se volatiliserait sans avertir quiconque. Son absence remontait à trois bonnes heures maintenant et ils en étaient réduits à guetter son retour ; personne ne sachant dans quelle direction orienter d'éventuelles recherches.
Tous les quarts d'heure, Edrann ressortait du Vargo pour inspecter les alentours et son inquiétude ne cessait de croître lorsque son fils réapparut soudain.
- Dionne, te voilà enfin ! s'exclama-t-il en se précipitant à sa rencontre. Est-ce que tu vas bien ?
- Euh...Oui, répondit l'enfant un peu surpris par cet accueil.

Dionne avait la tête encore pleine de ses échanges avec les Cybiades et il lui semblait que, s'il fermait les yeux, l'extraordinaire paysage caché au sein du haut plateau réapparaîtrait, plus fabuleux encore. L'enfant n'avait qu'une hâte : se retrouver seul dans sa cabine pour pouvoir se replonger, par la pensée, dans ce nouveau monde.
- Tu es sûr que tu n'as rien ? reprit Edrann en posant affectueusement ses mains sur les épaules de son fils.

Son geste de sollicitude agaça le jeune garçon qui recula pour se dégager.
- Je t'ai dit que oui, rétorqua-t-il sèchement avant de poser un pied sur la rampe d'accès du Vargo.
- Tu peux m'expliquer d'où tu viens ? insista Edrann. Figure-toi que je me suis fait du souci pour toi.
- Je me suis baladé. Et il était inutile que tu t'inquiètes, j'ai l'habitude de me débrouiller seul.

Laissant là son père interloqué, Dionne tourna les talons et s'engouffra dans le vaisseau où il passa, sans un mot, devant le reste de l'équipage avant de s'éloigner dans le couloir. Schuker interrogea Edrann, qui arrivait à son tour.
- Je n'ai rien pu en tirer, avoua celui-ci. Il prétend que ça ne me regarde pas.

Snoof, Pitt et Schuker se concertèrent du regard puis firent mine de reprendre leur occupation ; il valait mieux ne pas envenimer les choses. Mais Edrann était énervé :
- D'accord, je ne représente pas le père idéal, mais je suis tout de même son père !

Pitt lui conseilla de se calmer :
- Ca n'arrangera pas les choses si tu te disputes avec lui. Laisse-le se reposer et demain tu lui feras la leçon. Après ça, il ne recommencera pas.

Schuker donna raison au second :
- On a un problème urgent à régler. Le système de ventilation a des ratés et s'il tombe en panne, cette boîte de conserve deviendra vite irrespirable.
Je t'en ficherai des boîtes de conserve, pensa Snoof qui garda sa réflexion pour lui.
- Sans compter, que malgré les vingt-huit degrés de cette planète, personne ne tient à dormir dehors à cause de... qui vous savez, ajouta Pitt.

Edrann reconnut qu'ils avaient raison et ils s'occupèrent des réparations. La ventilation ronronnait gentiment quand ils partirent se coucher.

* * *

Le module spatial filait, poussé par toute la puissance de son propulseur. A son bord, un Rowak et un Kuau à bout de nerfs. La lourde masse du Kuau fut secouée par un spasme et son œil globuleux s'enfonça à l'intérieur de sa tête pour ressortir de l'autre côté. Tandis que l'œil guettait, à travers le hublot, l'apparition d'un engin dans leur sillage, le corps gélatineux continuait à frissonner, et le Rowak lui jeta un regard dégoûté. Quel fichu compagnon d'échappée il avait embarqué !
- On ne l'a pas aperçu depuis des heures, on l'a sûrement lâché ! grinça le Kuau, mais son œil demeura grand ouvert à l'arrière de sa tête.
- C'est ça, t'as raison ! répliqua le Rowak. Alors pourquoi tu ne te mets pas en veille au lieu de bondir à chaque instant ?
Le Kuau fit entendre un nouveau grincement :
- Peut-être que celui-là est moins doué que les autres et qu'il perdra notre trace.

Le Rowak ne répondit pas ; il connaissait les Béjalas et, jusqu'à présent, il avait réussi à éviter d'entrer en conflit avec l'un d'entre eux. Et puis il y avait eu ce stupide Kuau !
Le Rowak eut envie de se défouler un peu aux dépens de son partenaire exécré.
- On dit des Béjalas qu'ils possèdent des facultés d'adaptation extraordinaires, expliqua-t-il à son compagnon. Ils peuvent subir toutes les pesanteurs ou respirer n'importe quoi, même du gaz carbonique. Il ne nous lâchera pas.
- Pourquoi tu ne le tues pas ? couina le Kuau et l'épaisse membrane qui recouvrait sa masse vira au vert, démontrant ainsi une peur intense. On ne va pas rester indéfiniment dans ce foutu engin ? Après tout, c'est ce que tu sais faire de mieux, massacrer ceux qui te gênent !

Le Rowak ne réagit pas car le Kuau disait la vérité : un Rowak ne s'embarrassait jamais de sentiment. Il faut dire que son cerveau était inversement proportionnel à son poids et le Rowak pesait dans les cent trente kilos. Mais il prenait toujours en compte la valeur de son adversaire, et le Béjala était redoutable. Face à lui, le Rowak se donnait une chance sur dix d'en sortir vivant, pas plus.
Le Rowak jeta un coup d'œil sur le tableau de bord.
- Je n'ai plus de carburant et si on ne laisse pas ce machin refroidir, il va finir par exploser. Regarde droit devant ! On a de la chance.

Le Kuau découvrit un point blanc à courte distance.
- On va s'arrêter là ? crissa-t-il.
- Bien obligé. On fera le plein et on repartira dès qu'on pourra. Ca nous laissera un peu de temps pour nous reposer.

Le petit engin plongea vers la planète.
Kaossa n'était pas vraiment un lieu paradisiaque - un climat alternant les moins vingt-cinq degrés la nuit et les plus dix le jour, un paysage fade et grisâtre - mais, dans la galaxie, il y avait pire.
Elle était peuplée de quelques habitants plutôt accueillants qui tenaient un relais pour les voyageurs de passage où l'on pouvait s'alimenter et se reposer, à condition de disposer de quelque monnaie d'échange. Le Kuau n'avait pas de quoi payer mais avec sa bonne vieille technique - il étouffait sa victime sous sa masse - pas besoin d'autre chose, et il n'avait pas l'intention de changer ses habitudes. D'ailleurs, c'est ainsi que les ennuis avaient commencé : il avait payé à sa façon en laissant des cadavres derrière lui. Comment aurait-il pu savoir que la planète était sous la protection d'un groupe de Béjalas ? C'est vrai que le Kuau n'était pas très malin - le Rowak ne cessait de le lui rappeler - mais ça arrive à tout le monde de faire une bourde.
Pendant que le Rowak se débrouillait avec leur engin spatial, le Kuau loua un module où était installé une sorte de grand caisson réfrigéré dans lequel il coula son corps flasque ; un peu de repos lui ferait le plus grand bien. Le Kuau couina de satisfaction puis il se mit en veille, son œil rentré à l'intérieur de sa tête. Quelques minutes venaient de s'écouler quand un bruit insolite lui fit ressortir son œil. La dernière chose qu'il vit fut une longue silhouette noire. Et ensuite, plus rien. Le Kuau venait de quitter ce monde, définitivement.
Le Béjala se glissa hors du module et chercha sa proie du regard... Sans prendre d'élan, il effectua un bond dans les airs et retomba sur le toit du relais ; de là-haut, il pourrait scruter les environs. Un peu plus loin, des habitants s'agitaient autour des débris d'un aérolithe qui s'était écrasé la veille sur la petite planète ; Kaossa n'était, hélas, pas à l'abri de ce genre de mésaventure même s'il y avait rarement des victimes puisqu'elle était peu peuplée. Derrière le relais, quelques enfants s'amusaient à dresser des limaces, de taille monstrueuse, qu'ils espéraient utiliser comme montures. Le Béjala repéra, à côté d'un hangar, le module spatial des deux proies qui avait été abandonné ; à l'issue de cette course-poursuite effrénée le propulseur avait rendu l'âme, il dégageait d'ailleurs quelques volutes de fumée noire. Mais où donc se cachait le Rowak ? Soudain il y eut les cris d'un homme et, presque aussitôt une soucoupe jaillit du hangar pour s'élancer dans le ciel, et disparaître rapidement. Des habitants se précipitèrent pour aider l'homme qui venait de s'écrouler, le visage couvert de sang.
Le Béjala ne s'attarda pas davantage. Il retrouva le sol et fonça vers son Slouwo ; un arc-en-ciel jaillit du tableau de bord et le vaisseau décolla. Le Rowak se révélait plus difficile à coincer que son compagnon, qu'il venait d'ailleurs d'abandonner ; à moins qu'il n'ait réalisé qu'il ne pouvait plus rien pour lui.

Le Rowak manquait décidément de chance. D'abord il venait de perdre son co-équipier - mais après tout : bon débarras ! - ensuite, peu habitué à piloter ce genre d'engin, il avait heurté une paroi du hangar au décollage et faussé un aileron. Inutile de se faire d'illusions : il ne sèmerait pas le Béjala. Le radar avait beau demeurer silencieux, le Rowak savait que le Slouwo se déplaçait dans son sillage. Il fallait en finir, et vite, pendant qu'il en avait encore la force. Le seul moyen consistait à tendre un piège auquel le Béjala ne survivrait pas ; le Rowak en connaissait un rayon sur la question, c'était même sa spécialité : il était fourbe par nature. Il repéra une planète déserte et s'y posa.

"Dépêche-toi ! Vite, vite !" se répéta le Rowak tout en bricolant quelque chose dans le tableau de bord. Trente secondes plus tard, il sautait hors de la soucoupe et s'éloignait en courant pour se fondre dans le paysage.

Cinq ou six minutes s'écoulèrent...
Le Béjala abandonna son Slouwo à proximité de la soucoupe et jeta un coup d'oeil alentour ; le Rowak ne pouvait pas être loin.
Au premier abord, il ne semblait y avoir aucune trace sur le sol mais, grâce à sa vue hors du commun, le Béjala repéra de légères stries et les identifia comme provenant des pieds écailleux de sa proie. Il suivit la piste et progressa sans bruit, durant plusieurs centaines de mètres, avant de se heurter à une multitude de rochers entassés les uns sur les autres dans un désordre indescriptible. Pauvre planète ! Elle ne résisterait plus longtemps à un tel bombardement cosmique. Les empreintes s'arrêtaient là.
Brusquement, il y eut un bruit de moteur, celui de la soucoupe. Le Béjala pensa, à la première seconde, que sa proie tentait à nouveau de lui échapper et, à la deuxième, qu'il s'agissait d'une habile tentative de diversion. Il sentit la mort toute proche.
Aussitôt, il se jeta à plat ventre, échappant de peu au rayon laser qui pulvérisa un rocher. Avant qu'il n'ait eu la possibilité de se redresser une ombre le recouvrit : le Rowak était déjà sur lui. Le Béjala se rejeta sur le dos et tira sans viser. Un seul coup. C'était fini pour le Rowak qui se désintégra, ne laissant sur le sol qu'un tas d'écailles dans une flaque jaunâtre.
Le silence revint sur la planète. Oppressant.
Au prix d'un douloureux effort, le Béjala parvint à se mettre à genoux puis il se releva, chancelant ; il n'avait pu esquiver qu'en partie le laser et son flanc droit le brûlait horriblement. Il aurait dû se méfier, les Rowaks étaient des spécialistes de ce genre de coup fourré.
Surmontant la souffrance, le Béjala réussit à rejoindre son vaisseau, sa seule chance de survie dans ce lieu désert. Il utilisa la lévitation pour réintégrer son siège de pilote et ses trois doigts saisirent la chaîne en or que l'enfant lui avait donnée ; lui seul était assez proche pour lui porter secours. Il réunit ses dernières forces et concentra sa pensée. Le Slouwo décolla et après avoir décrit un superbe arc de cercle pour effectuer un demi-tour, il prit la direction de la planète Cybiade. Le Béjala sombra alors dans l'inconscience.

* * *

A bord du Vargo, les hommes de l'équipage dormaient d'un profond sommeil. Enfin… presque tous, car l'un d'entre eux souffrait apparemment d'insomnie. L'homme quitta sa couchette pour gagner, sur la pointe des pieds, un compartiment envahi de cartons où il s'installa devant un ordinateur. Il pianota quelques secondes sur le clavier, appuya sur la touche "entrée", puis attendit. Le message obtenu en retour eut l'air de le satisfaire. Il entra alors les coordonnées de la planète K 712 et y ajouta un bref message qui se terminait par un point d'interrogation. Après la seconde réponse, il se leva, et allait se diriger vers le couloir quand un bruit le mit en alerte ; apparemment, il n'était pas le seul à déambuler, solitaire, dans le vaisseau. Si quelqu'un le surprenait...
Il n'avait plus le temps de refermer la porte et les veilleuses du couloir jetaient une lueur faible mais suffisante pour identifier son visage. Il se plaqua contre une armoire et retint son souffle. Une silhouette passa devant la porte entrouverte - c'était Pitt ! - et poursuivit son chemin. Soulagé, l'insomniaque en profita pour regagner sa couchette sans plus s'attarder.
Edrann était plongé dans un profond sommeil lorsque quelqu'un alluma la lumière dans sa cabine avant de le secouer sans ménagement.
- Bon sang, Edrann, réveille-toi ! Comment peut-on avoir le sommeil aussi lourd ?

Réussissant à soulever une paupière, Edrann découvrit le visage de son second penché sur lui.
- Pitt ? Tu sais l'heure qu'il est, tu es sûr que tu ne préfères pas retourner dormir ?

Le second s'assit sur le bord de la couchette et il glissa sa paume de main, largement ouverte, sous le nez de son supérieur.
- Regarde ça ! C'est une ailette métallique.
- Oui...On peut en parler demain ? suggéra Edrann qui venait d'ouvrir le deuxième œil.
- Je n'arrêtais pas de me demander où j'avais vu ce truc-là, poursuivit le second. Et ça a fini par me revenir. C'est mon neveu qui avait rapporté ce genre de souvenir d'un de ses voyages. Tu parles d'une idée ! C'est une nouvelle arme utilisée par je ne sais quels barbares ! Les ailettes sont placées dans une petite sphère avec un détonateur. Lors de l'explosion, elles sont projetées avec une telle puissance qu'elles détruisent tout sur leur passage. Seulement quand tu cherches des traces de sabotage, tu n'en trouves aucune. Pas de détonateur, il s'autodétruit. Quand aux ailettes, elles sont réduites en bouillie, et se confondent avec les autres débris métalliques. Tu comprends ?

Edrann frotta son visage dans ses mains pour essayer d'évacuer un reste de sommeil et cacher sa perplexité. Il commençait à s'interroger sur la santé mentale de son second.
- Oui. Une ailette qui provient d'une arme de guerre. Pitt, pourquoi tu me racontes ça en pleine nuit ?
- Oh, zut ! lâcha Pitt en se souvenant tout à coup : C'est vrai que j'ai oublié de te dire… Je l'ai trouvée plantée dans le moteur trois, ce qui explique les ratés qu'on a eus à l'atterrissage. Ce bout de métal devait provoquer un court-circuit avec l'alimentation électrique. En tout cas, cette saleté n'est pas arrivée là toute seule.

D'un bond, Edrann fut hors de sa couchette.
- Un sabotage ! Mais comment ? Personne n'a approché le Vargo depuis notre départ.
- Quand je pense que je te trouvais trop prudent, avoua Pitt qui contempla à nouveau l'ailette dans sa main : C'est toi qui avais raison.

Désormais complètement réveillé, Edrann chercha ce qui ne tournait pas rond dans cette histoire. D'abord, il y avait eu cette agression manquée contre Pitt - le second avait fait un rapport précis à son supérieur - on pouvait la mettre sur le compte de mercenaires prêts à tout pour se remplir les poches.
- Ils ont dû me prendre pour le commandant du Vargo, suggéra le second. Snoof m'a appelé "chef" à plusieurs reprises pour plaisanter, et toi tu étais flanqué d'un gosse. Il y a eu méprise.

Edrann concéda que c'était une bonne explication, puisque sans son commandant, le vaisseau n'aurait pu poursuivre sa route. Mais poser une bombe à bord du Vargo amenait une question autrement plus importante : qui ?
Pitt avait dû cogiter une partie de la nuit sur le sujet car il avait son idée :
- Personne de l'extérieur n'ayant pu monter à bord du Vargo il s'agit forcément de l'un de nos hommes, affirma-t-il. L'agression contre moi, enfin... contre toi, ayant échoué, ILS décident de se débrouiller d'une autre façon. Supposons qu'ILS filent une bombe à notre saboteur en lui affirmant que ça ne provoquera que des dégâts mineurs sur un moteur. En réalité, le vaisseau disparaît et le saboteur avec. Et voilà... Pitt se frotta les mains l'une contre l'autre pour appuyer sa théorie : Pas vu, pas pris.

Le visage d'Edrann refléta une intense stupéfaction :
- Tu songes à Matthew ? Non ! Jamais il n'aurait trempé dans une histoire pareille, il adorait son travail.
- Il a peut-être accepté de mettre sa conscience professionnelle en sourdine contre un gros paquet de dowashs, laissa tomber Pitt. En tout cas, je n'ai pas l'intention de pleurer sur son sort, on lui doit d'être bloqués ici.

Edrann se sentait les idées un peu embrouillées. Quelque chose le dérangeait.
- Puisque tu as réponse à tout, Pitt… Tu me donnes la raison d'un tel déploiement d'énergie ?
- Qu'est-ce que tu veux dire ? Je viens de tout t'expliquer.
- D'accord ! Alors écoute-moi bien, je résume la situation : nous sommes à bord d'un vaisseau bon pour la casse, qui bourlingue depuis six mois dans l'espace sans avoir récolté autre chose que de la poussière et des cailloux. Et la question est : pourquoi nous éliminer ?

Pitt passa une main sur sa barbe naissante et son regard s'assombrit :
- Ah, évidemment, je n'avais pas envisagé les choses sous cet angle.

Pendant que Pitt tenait un conseil de guerre dans la cabine de son supérieur, une troisième personne se déplaçait dans les couloirs du vaisseau.
En se hâtant de regagner sa couchette après son escapade chez les Cybiades, Dionne avait esquivé les questions embarrassantes de son père. Et puis à quoi bon décrire K 712 ou révéler l'existence de Thaëlle si c'était pour s'entendre répéter qu'il avait trop d'imagination. D'ailleurs, c'était agaçant cette façon qu'avaient les grandes personnes de ne jamais croire les enfants !
Dionne avait été tiré, une première fois, de son sommeil par des pas dans le couloir. Un instant plus tard, le fait se répétait pourtant le pas était différent, plus lourd ; et puis le silence à nouveau. L'enfant aurait fini par se rendormir si, tout à coup, une lueur rouge n'avait envahi sa cabine, d'abord faiblement, puis si fort qu'elle l'illumina complètement. Dionne se redressa et regarda ses vêtements qu'il avait jetés, sans le moindre soin, au pied de sa couchette : la pierre rouge du Béjala brillait à travers la poche de son pantalon. L'enfant plongea sa main pour la récupérer et la contempla, intrigué ; elle semblait battre comme un cœur. Il sentit monter en lui une sourde angoisse ; le Béjala appelait à l'aide.
L'enfant s'habilla vivement, puis il sortit de la cabine après s'être assuré qu'il n'y avait pas d'autres promeneurs nocturnes. Une fois rendu dans le poste de pilotage, il déconnecta le système d'alarme pour éviter de rameuter l'équipage et se glissa à l'extérieur du vaisseau. Il n'y avait pas de véritable nuit sur Cybiade, juste une relative obscurité qui permettait de s'orienter quand on savait dans quelle direction se diriger. Après une brève hésitation, Dionne partit en courant.
Très vite, il dut ralentir, gêné par le manque d'oxygène mais il poursuivit en marchant à grands pas, guidé par une force invisible. Sur sa droite, il reconnut les brumes des Sunayades et, dans le lointain, la muraille qui délimitait le domaine des Cybiades ; malgré la pénombre, on ne pouvait ignorer sa masse imposante. Dionne sortit à nouveau la pierre de sa poche ; elle ne brillait presque plus, il se rapprochait du but.
Il lui fallut franchir une barrière naturelle, formée de hautes stalagmites de terre brune, avant d'apercevoir le vaisseau, immobile et silencieux, suspendu dans le vide à plusieurs mètres de hauteur. Dionne eut beau chercher de tous côtés, il n'y avait nulle trace du Béjala. Il l'appela, sans obtenir de réponse.
L'enfant leva la tête... Il ne restait plus que le Slouwo. Mais comment monter à son bord ? Bien sûr, dans les soutes du Vargo, il dénicherait sûrement une corde avec un grappin mais, pour cela, il lui fallait rebrousser chemin et perdre un temps peut-être précieux pour la vie de son nouvel ami.
"Réfléchis, Dionne ! s'encouragea l'enfant en serrant les poings. Il doit y avoir une solution ?"

Seul le silence lui répondit.
Quand il réalisa son impuissance, Dionne sentit la colère monter en lui :
- Je n'y arriverai pas ! s'écria-t-il. Il faudrait que je vole !

A peine avait-il fini de formuler sa pensée que ses pieds quittèrent le sol. Il s'éleva doucement dans les airs pour venir se poser sur l'aile de l'appareil. Aussitôt la bulle du cockpit coulissa, révélant le Béjala, inanimé, toujours sanglé sur son siège de pilote. Dionne se laissa glisser à ses côtés, le secoua dans l'espoir d'obtenir une réaction. Avant d'apercevoir l'entaille qui lui zébrait le ventre.
Il a besoin de soins, songea Dionne et le Vargo s'imposa à nouveau à son esprit.

Mais il valait mieux éviter de mêler son père à cette histoire. L'enfant pouvait, sans difficulté, imaginer la réaction d'Edrann quand il apprendrait que son fils s'était lié d'amitié avec un Béjala. Dionne finirait son séjour sur K 712 surveillé nuit et jour ou, pire encore, reclus dans sa cabine. Non merci. Thaëlle ! C'est elle qu'il devait prévenir.
Dès qu'il eut regagné le sol, il ressortit de l'enceinte des stalagmites et prit la direction des Sunayades ; il lui fallait rejoindre Thaëlle par le plus court chemin. Quant il eut atteint le promontoire, les paroles de Thaëlle lui revinrent en mémoire : On peut parfois entendre des gémissements.
La pénombre dessinait des formes inquiétantes et la brise taquine s'était muée en chuintement lugubre. Dionne serra les poings et s'engagea sur la pente. Lorsque ses pieds et ses chevilles disparurent sous la brume bleuâtre, il se força à regarder droit devant lui en se concentrant sur chacune de ses enjambées. "Trente-et-un, trente-deux, trente-trois..."
Dionne préférait ne pas savoir quels étaient ces sons étranges que ses oreilles ne pouvaient s'empêcher de capter. Chuchotis ou râle, gazouillis ou plainte ? Et ne pas se retourner, surtout pas.

Il franchit les derniers mètres en courant et, une fois de l'autre côté, se hâta vers la muraille. Il restait pourtant une inconnue : si Dionne était à peu près certain de retrouver l'entrée, il ignorait comment s'orienter à travers le dédale des couloirs.
Mais les Cybiades possédaient un système de surveillance très au point et l'arrivée du jeune garçon ayant été repérée, il fut conduit auprès de sa jeune amie. Dionne expliqua à Thaëlle et à ses parents la raison de son équipée nocturne et bientôt les enfants repartirent en emportant de quoi prodiguer des soins au blessé.
Après leur départ, Sillémaél se rendit au centre d'Observation où il eut une discussion avec les Cybiades affectés à ce poste. Un deuxième vaisseau venait d'atterrir sur leur planète en quelques semaines et, s'il y avait peu à craindre d'un Béjala blessé, les Cybiades devaient toutefois rester vigilants. Leur sécurité en dépendait.
Durant le trajet du retour - en contournant cette fois le domaine des Sunayades - Dionne raconta à Thaëlle sa première rencontre avec le Béjala et dans quelles circonstances particulières, il venait de le retrouver. Quand ils furent à proximité du Slouwo, Dionne utilisa à nouveau la pensée pour les élever, tous les deux, dans les airs et les déposer sur l'aile du vaisseau.
- Aide-moi à l'allonger, Thaëlle. Il sera plus à l'aise.

Les deux enfants installèrent le Béjala en travers des deux sièges qui se transformèrent aussitôt en banquette ; puis ils nettoyèrent sa blessure et le pansèrent. Ils venaient de terminer lorsqu'une lueur s'alluma dans les yeux du blessé.
- Ne bougez pas ! dit Dionne en appuyant ses mains sur le torse du Béjala pour mieux se faire comprendre. Vous avez besoin de repos sinon votre blessure ne pourra pas guérir.

Il y eut un silence.
- Il n'a plus la force de parler, se désola Thaëlle.
- Bien sûr que si, rétorqua Dionne. Tu ne l'as pas entendu nous remercier ? Et là il demande… Elle s'appelle Tha… Dis-lui toi ! Moi, je n'arrive pas à retenir ton nom.

La fillette dévisagea l'être à la peau noire :
- Thallénaël-Cybiade. Mais Dionne préfère Thaëlle.
- Il faut dormir, reprit Dionne. On reviendra plus tard.

Les deux enfants regagnèrent le sol et Thaëlle jeta un coup d'œil en coin à son petit compagnon avant de le questionner :
- Tu entends ce qu'il dit alors qu'aucun son ne sort de sa bouche, fit-elle remarquer. Et puis d'abord, il n'a même pas de bouche. Il est bizarre.
- Comment ça ?
- Oui. D'ailleurs, tu lui ressembles beaucoup. Mis à part la peau, bien sûr.
- Moi, je suis bizarre ? s'étonna Dionne et cette idée semblait l'amuser. Et pourquoi donc ?
- Tu communiques avec lui par télépathie, et tu as utilisé la lévitation pour nous faire monter à bord du vaisseau. Tu penses vraiment que tu es normal ?
- Et c'est toi qui oses me dire ça ? A notre première rencontre, Snoof ne te voyait pas alors que tu te trouvais sous son nez, Thallénaël-Bizarre !

Thaëlle fit la grimace en entendant Dionne déformer son nom de cette façon :
- Très bien, je me rends. Il est comme toi et moi, ça te va ?

La petite fille décida de rentrer chez les siens mais Dionne, après réflexion, choisit de ne pas quitter le Béjala.
- Il faudra que je refasse son pansement et puis, il peut avoir besoin d'aide. Ramène-nous de la nourriture, Thaëlle ! Je ne sais pas s'il aura faim, mais moi, si.

Dionne regarda s'éloigner la jeune Cybiade puis il regagna le Slouwo. Dans un renfoncement situé dans une aile, il dénicha des couvertures ; il utilisa la première pour couvrir le Béjala, et s'enroula dans la seconde avant de se coucher, à même le plancher. Epuisé par les émotions, il s'endormit les paupières à peine closes.

Edrann et Pitt venaient de clore leur discussion en tombant d'accord sur un point fondamental : puisqu'ils ne détenaient aucune preuve de la culpabilité de Matthew dans ce sabotage, il était envisageable que le Vargo leur réserve une autre mauvaise surprise. Devant un risque aussi important, il fallait agir sans attendre.
- Pitt ! Tu réveilles Snoof et Schuker et tu leur expliques la situation. Moi, je vais contacter nos dirigeants pour les informer au sujet de l'ailette et, ensuite je vous rejoins.

Tandis que Edrann enfilait un pantalon et un chandail, Pitt gagna le poste de pilotage. Par interphone, il appela Snoof qui lui répondit par un grognement. Il s'apprêtait à faire de même pour le planétologue quand son regard tomba sur un témoin lumineux du tableau de sécurité. Celui-ci était éteint : quelqu'un avait neutralisé le système d'alarme. Le second vérifia que le sas d'accès du Vargo était bien fermé, puis il regagna son siège pour s'assurer que la caméra de surveillance avait correctement fonctionné. Il récupéra le disque d'enregistrement et l'inséra dans le compartiment de lecture d'un moniteur ; quel que soit l'individu qui avait coupé l'alarme, son visage allait bientôt apparaître sur l'écran.
Snoof déboula dans la salle à cet instant. En vieux baroudeur rôdé aux imprévus, il avait réagi vivement à l'appel de Pitt, ce qu'indiquait d'ailleurs son tee-shirt enfilé à l'envers et qui laissait apparaître les coutures.
- ... qui s'passe ? marmonna-t-il d'une voix encore endormie.
- La sécurité a été coupée, répondit Pitt qui répéta sa phrase à l'adresse de Edrann qui arrivait au pas de course.

Snoof les dévisagea tour à tour et comprit aussitôt que les ennuis continuaient.
- Où est Schuker ? demanda-t-il en regardant autour de lui. Il a le droit de dormir, celui-là ?
- Oh ! Il m'est sorti de la tête, fit Pitt. J'allais l'appeler quand j'ai vu le témoin éteint et...

Snoof arrêta le second qui tendait la main vers un bouton :
- Je m'en occupe et j'en profiterai pour ramener Dionne. Il est concerné lui aussi.

Tandis que le pilote ressortait de la salle de contrôle Pitt proposa à son supérieur de visionner le disque de la caméra.
- Je suis impatient de voir sa tête, dit Pitt.
- Et moi, donc ! ajouta Edrann. Avec tous les ennuis qu...

Une forte explosion empêcha Edrann de terminer sa phrase. Il fut projeté dans les airs à travers un nuage de poussière où voltigeaient des morceaux de métal. Dans ce vacarme assourdissant, il réalisa que le vaisseau se disloquait puis il retomba violemment sur le sol ; une douleur atroce lui transperça la jambe et il perdit connaissance.
Autour de lui, de grandes gerbes d'étincelles illuminaient la destruction du Vargo dans un sinistre feu d'artifices. Soudain le silence et la pénombre revinrent, presque brutalement.

- Edrann, réveille-toi ! Mais, par toutes les galaxies, rouvre les yeux !

Edrann réussit à soulever ses paupières et il découvrit, penché sur lui, un zombie vêtu de poussière et de haillons. Une pâle lueur rose éclairait le ciel de K 712 ; le jour débutait.
Le zombie parut soulagé de le voir retrouver ses esprits :
- Ca me fait sacrément plaisir de te voir en vie.

Edrann se redressa sur les coudes mais une douleur aiguë lui traversa le mollet droit. Le zombie lui fit signe de ne pas insister :
- Tiens-toi tranquille ! Ta jambe est salement amochée mais je crois qu'il n'y a aucune fracture. On a de la chance, enfin c'est une façon de parler, la trousse de soins se trouvait dans une des caisses de Schuker sous les bâches et elles sont toutes intactes. J'ai pu désinfecter ta blessure et te faire un bandage.

Edrann sentit ses idées s'éclaircir.
- Snoof, c'est toi ?

Le zombie parut inquiet :
- Tu n'as pas été touché à la tête, j'ai vérifié, alors pourquoi est-ce que tu ne me reconnais pas ?
- A cause de la poussière, Snoof.

Le pilote regarda ses bras, ses vêtements, et parut s'apercevoir de son aspect insolite.
- Oui, tu as raison, je ne suis pas présentable comme ça.

Avec effort, Edrann réussit à s'asseoir mais ce qu'il découvrit ressemblait à une scène de désastre. Du Vargo il ne restait plus qu'un amas de tôles entouré de milliers de confettis métalliques éparpillés sur un large périmètre.
Snoof avait suivi son regard :
- Il commençait à se faire vieux et puis, ça évitera à la Prospect and Co des dépenses pour le renflouer.

Edrann ouvrit la bouche... mais Snoof prit les devants :
- Pitt est gravement blessé à la tête. Il est là-bas ! Le pilote indiqua du doigt une forme étendue sur le sol quelques mètres plus loin : J'ai fait ce que j'ai pu, mais c'est d'un médecin dont il a besoin.

Edrann agrippa le bras du vieux pilote qui détourna la tête :
- Je ne sais rien pour ton fils, ni pour Schuker. Il n'y a pas la moindre trace de l'un ou de l'autre.
- Tu as cherché ?
- Partout, Edrann, je te le jure. J'ai retourné chaque morceau de tôle, il n'y a pas un débris qui m'ait échappé...

Incapable d'ajouter un mot, Snoof secoua la tête en signe d'impuissance. Edrann sentit ses forces lui manquer ; il se laissa aller sur le sol et ferma les yeux. Snoof en profita pour retourner auprès du second ; son état ne montrait aucune amélioration. Le vieux pilote s'allongea à ses côtés pour prendre un peu de repos ; il éprouvait quelque difficulté à respirer pourtant, à cet instant, il ne redoutait rien pour lui-même - il y a longtemps que la mort ne l'effrayait plus ; le visage de l'enfant s'imposait à son esprit et ne le quittait pas. Enfin, après un long moment, Snoof finit par s'endormir.

Quand le pilote rouvrit les yeux, il faisait grand jour. Avec son aide Edrann put se remettre sur pieds sans trop souffrir de sa jambe. Les premiers soins que le vieux pilote lui avait dispensés se révélaient très efficaces.
- J'ai pris des leçons avec une infirmière bien roulée, essaya-t-il de plaisanter mais le coeur n'y était pas.

Edrann examina les débris du Vargo. En découvrant l'éparpillement de la partie arrière du vaisseau, il comprit que l'explosion s'était produite au niveau des moteurs, tout comme la première tentative après leur départ de Maudréüs. Tandis que l'avant, qui englobait le poste de pilotage, avait en partie résisté et ainsi participé, bien involontairement, à la survie des trois hommes.
Snoof, à qui Edrann venait d'apprendre l'existence de l'ailette trouvée par Pitt, émit la supposition que cette nouvelle bombe avait manqué de puissance pour produire son oeuvre macabre.
- Nos ennemis se seront faits refiler un lot défectueux. Et c'est tant mieux pour nous, ajouta-t-il.
- Il y a des traces de sang ici et aussi un peu plus loin, fit remarquer Edrann et il accompagna ses propos d'un geste fait d'une main tremblante.
- Sans doute les tiennes et celles de Pitt, répondit Snoof mal à l'aise. J'ai dû t'extirper des débris.
- Tu n'as rien...
- Non, Edrann ! s'écria Snoof sans le laisser finir sa phrase. Ecoute-moi ! Rien ne prouve que ton fils soit mort. As-tu oublié que quelqu'un avait coupé l'alarme ? Ca ne peut être que Dionne. Il aura voulu faire une escapade comme la veille et il va revenir, j'en suis certain.

Edrann hocha la tête pour acquiescer mais il se sentait dévoré par l'inquiétude.
- D'accord. Amène-moi auprès de Pitt.

Snoof n'avait pas exagéré en assurant que l'état du second était sérieux ; Pitt avait le teint cireux et son absence totale de réaction laissait craindre un coma profond. Snoof et Edrann gagnèrent ensuite la tente qui servait d'atelier au planétologue ; son éloignement l'avait mise à l'abri des retombées métalliques. Ils y trouvèrent du matériel, des cartes et quelques menus objets que Edrann envoya bouler sur le sol d'un geste rageur.
- Cela ne sert à rien ! gronda-t-il, l'air sombre.
- Et pourquoi ? s'étonna Snoof.
- On ne peut pas survivre sans eau et sans nourriture.
- Tu oublies les secours. Ils vont arriver...
- Dans dix jours, Snoof ! coupa Edrann. On ne tiendra pas jusque là, c'est impossible ! Pitt a besoin de recevoir des soins dans les prochaines heures, sinon il va mourir.

Snoof fit quelques pas en ouvrant largement les bras pour montrer ce qui les entourait :
- Où veux-tu qu'on aille ? Regarde autour de nous ce désert de sable !
- Non, c'est faux. Il y a une vie sur cette planète et Schuker l'a située, avec précision, sur une de ses cartes.

Edrann fouilla dans un carton et exhiba le précieux papier :
- C'est à eux qu'il faut demander de l'aide !

Snoof lui jeta un regard inquiet :
- Tu réalises qu'on ne sait rien de ces… bestioles qui vivent sur K 712. Et s'ils nous tuent ?
- Ca nous épargnerait une longue agonie. Mais ils n'auraient pas attendu pour nous régler notre compte, ils l'auraient fait le jour de notre arrivée.

Malgré son manque d'enthousiasme, Snoof dut reconnaître que les propos de son supérieur étaient pleins de bon sens ; Pitt était en danger de mort et eux-mêmes ne vaudraient guère mieux après avoir passé vingt-quatre heures sans boire une goutte d'eau.
Le visage de l'enfant s'imposa à nouveau au pilote :
- Tu as pensé à ton fils, Edrann ? Que va-t-il devenir quand il réalisera qu'on l'a abandonné ?

Edrann ne faisait que cela "songer à Dionne !" Et quitter le Vargo sans avoir la moindre de ses nouvelles lui était une torture.
- Je vais lui laisser un message indiquant quelle direction nous avons prise. La vie de Pitt est notre priorité. Nous allons vider l'une des caisses de Schuker et nous en servir pour bricoler un brancard. Ce ne sera pas très confortable pour Pitt mais nous n'avons rien de mieux.

Ils s'attelèrent aussitôt à la tâche puis, après avoir terminé leur civière improvisée, ils y déposèrent Pitt qu'ils avaient enroulé dans une bâche. Avant de partir, Edrann fouilla dans les affaires de Schuker et prit un marqueur. Sur l'un des côtés de la tente, il inscrivit en lettres majuscules : Nous sommes vivants. Puis il traça une flèche suivie de trois mots : le haut plateau. Et il signa de son prénom.

Après avoir espéré, jusqu'à la dernière seconde, apercevoir une petite silhouette s'acheminant à leur rencontre, les deux hommes prirent la direction du haut plateau en se fiant aux indications mentionnées sur la carte.
Leur progression se révéla d'abord difficile - alourdis par le poids du brancard ils s'enfonçaient, à chaque pas, dans le sable, - puis ils empruntèrent le lit de l'ancienne rivière et apprécièrent de fouler un sol à peu près plat et ferme. Ils marchèrent ainsi durant plus de deux heures, s'octroyant parfois une courte pause, avant de parvenir aux abords d'une zone aride ceinturée par une végétation repoussante.
Déjà très éprouvés par la fatigue et le manque d'oxygène, Edrann et Snoof déposèrent le brancard et contemplèrent le rempart que des centaines de rangées de buissons d'épineux dressaient entre eux et la falaise. Comment avaient-ils pu proliférer sur cette terre ingrate ?
- C'est de l'autre côté, dit simplement Edrann.

Snoof ne répondit pas ; il vacilla sur ses jambes et Edrann s'empressa de le soutenir avant qu'il ne s'écroule.
- Ca va aller, haleta le pilote. Juste un peu de...fatigue...

Edrann l'aida à s'asseoir aux côtés du second, l'adossant à une butte sableuse.
- Pourquoi ne m'as-tu rien dit, Snoof ? Toi aussi tu es blessé.

Snoof porta la main à sa poitrine, il respirait avec difficulté.
- Pitt... c'était... plus important.

Edrann comprit qu'il n'irait pas plus loin et décida de poursuivre seul.
- Repose-toi ! Je vais chercher de l'aide et je reviens. D'accord ?

Le vieux pilote esquissa une grimace pour toute réponse ; il n'avait plus la force de parler.

Le coeur serré, Edrann se résolut à abandonner ses hommes. Il repéra une ouverture entre les rangées d'épineux et s'y engagea. Deux nouvelles heures s'écoulèrent durant lesquelles il se fraya un chemin au milieu du labyrinthe que les buissons, poussant de manière anarchique, avaient bâti. Plusieurs fois il fut obligé de rebrousser chemin ; à deux reprises, il laissa des bouts d'étoffe, et quelques gouttes de son sang, accrochés aux redoutables aiguillons.
Trempé de sueur, trébuchant sans cesse sur sa jambe douloureuse, Edrann parvint à atteindre la muraille du haut plateau. Epuisé, la gorge en feu, il sentait ses forces faiblir et dut s'appuyer contre la paroi pour se maintenir debout et poursuivre.
Il doit y avoir un passage quelque part. Je le trouve ou bien c'est la mort qui me trouvera.

Se raccrochant à chaque aspérité, il entreprit de longer la falaise, cherchant la brèche. Il finit par ployer les genoux, sa tête tomba sur sa poitrine. Il chercha en vain la force de se relever, puis s'écroula de tout son long, le visage dans la poussière. Il perdit la notion du temps.

Quelqu’un le souleva et l’emporta dans ses bras comme un enfant. A demi inconscient, Edrann se demanda si c’était la mort et songea qu’elle avait des gestes d’une grande douceur. Il sentit qu’on l’allongeait dans un lieu si frais qu’il se mit à trembler, à moins que ce ne soit la fièvre qui le dévorait. Il voulut expliquer qu’il n’était pas seul, que deux de ses hommes allaient mourir. Et il sombra.

* * *

- Ouhou ! Papa, tu ne m’attraperas pas !
- Dionne ? Où es-tu, je ne te vois pas ?
Edrann avait beau écarquiller les yeux, il ne distinguait qu’une dizaine de papillons multicolores qui virevoltaient légèrement dans les airs.
- J’ai choisi de vivre chez tante Luce. Je vais chevaucher une étoile filante pour regagner la Terre. Adieu !

Edrann entrevit une petite ombre parmi les papillons. Il devait retenir l’enfant, l’empêcher de partir à tout prix ! Il tendit le bras mais les papillons s’interposèrent ; leur taille avait changé, s’était étirée, les rendant difformes. Edrann recula, effrayé, et brusquement ils se métamorphosèrent en une centaine de petites ailettes métalliques tournoyant dans un crissement strident.
- Les papillons. Dionne, attention !

* * *

- Edrann ? Oh ! Edrann ?
Edrann ouvrit les yeux et vit le vieux pilote à ses côtés. Encore perturbé par son rêve il éprouva des difficultés à recouvrer sa lucidité.
- Les papillons. Où sont-ils partis ? demanda-t-il en se redressant.
- Ben, ça fait un sacré bout de temps que je n’en ai pas vu, répondit Snoof en dévisageant son supérieur. Et ton gamin... Tu te souviens de l’explosion ?

Les images défilèrent devant les yeux de Edrann : le Vargo broyé, la disparition de Dionne et de Schuker, cette traversée de l’enfer. Lentement ses pensées s’éclaircirent et l’inquiétude le submergea à nouveau.
Snoof posa la main sur l’épaule de son supérieur pour lui apporter un peu de réconfort.
- Ca fait trois jours que nous sommes là, Pitt est hors de danger. (Snoof montra le second allongé un peu plus loin) J’ignore ce que Dionne a pu devenir, pourtant je suis persuadé qu’il est toujours en vie.

Edrann voulait le croire aussi. Il réussit à surmonter son émotion et s’intéressa au lieu où ils se trouvaient. C’était une grotte spacieuse comportant une ouverture sur l’extérieur par où pénétrait une douce clarté. Dans un recoin, différents plats finement ciselés contenant de la nourriture et des fruits inconnus des terriens avaient été déposés sur une table basse. Il y avait aussi une cruche remplie d’eau fraîche et des verres semblables à des coupes.
- A quoi ressemblent-ils ? demanda-t-il à Snoof tout en détaillant le vêtement ivoire, bordé de rouge dont le pilote était revêtu ; il remarqua alors que lui-même portait une tenue identique.
- A vrai dire, je n’en sais rien, répondit Snoof et cela ne paraissait guère le tracasser. Ils profitent de mon sommeil pour venir, ou peut-être pendant que je sors prendre l’air. Il fallait bien que je m’occupe en attendant que toi et Pitt soyez capables de me faire la conversation.

Edrann fut surpris :
- Tu veux dire que tu ne les as jamais vus ?
- Pas une seule fois. C’est plutôt le genre discret comme peuplade. Mais toi tu peux me les décrire, tu es le premier à les avoir rencontrés !

Edrann essaya de rassembler ses souvenirs :
- J’étais à bout de forces. Je me souviens avoir perçu une présence juste avant de perdre connaissance.

Snoof ouvrit largement les bras pour secouer les manches de sa tunique.
- Au moins, on est certain qu’ils ont deux bras comme nous. Et puis ce sont de bons toubibs, Pitt pourra les remercier. Si tu tiens sur tes jambes, je t’emmène le saluer.

Snoof soutint Edrann, encore un peu faible, et ils s’approchèrent du second qui dormait paisiblement sur un lit, le crâne couvert d’un pansement.
- On arrive à échanger quelques mots, raconta Snoof. Juste une ou deux phrases. Il a besoin de temps pour récupérer, il avait été salement amoché. C’est grâce à toi s’il est en vie. Et aussi à ton idée saugrenue de rencontrer les courants d’air qui vivent sur cette planète. Regarde un peu comment ils m’ont déguisé ! Un baroudeur de mon âge.

Edrann ne répondit pas. Ses pensées filèrent à nouveau vers son fils et son visage s’assombrit. Snoof s’en aperçut et l’attrapa par le bras.
- Viens, je te fais visiter ! On se trouve sur une espèce de promontoire d’où on domine une vallée magnifique, un vrai petit paradis. Quand je pense que je maudissais K 712, je promets de ne plus jamais en dire du mal

* * *

Dionne dormait profondément quand l’explosion s’était produite ; mais le Béjala avait l’ouïe fine et malgré la distance, il entendit la déflagration. Peu après, son odorat très développé capta deux odeurs entremêlées qu’il identifia : un mélange de feu et de sang. Lui et l’enfant étaient en sécurité à bord du Slouwo, alors il se rendormit.
Au petit jour, Dionne se réveilla courbaturé - le plancher du Slouwo n’était pas confortable - et il se frictionna le corps en grimaçant. Le Béjala, qui était éveillé depuis longtemps, le regarda faire en silence.
- Snoof dirait que je ne suis pas encore prêt pour faire un bon aventurier, dit Dionne.
- Snoof ?
- C’est le pilote du Vargo. Il a visité des centaines de planètes et il a vu des extraterrestres avec des tentacules et quatre bouches.
- Quatre bouches ?
- Oui. Euh... Je vais refaire votre pansement.

Dionne trouva la blessure à moitié refermée et songea à sa jeune amie.
- Thaëlle a raison quand elle dit que vous êtes étrange.
- C’est la fillette ?
- Oui. C’est une Cybiade. Ca y est, j’ai terminé mais vous devriez éviter de vous agiter.
- J’ai besoin de nourriture, dit le Béjala.
- Thaëlle a promis d’en apporter, dit l’enfant. Elle viendra bientôt. Je dois m’en aller.

D’un bond, Dionne fut sur l’aile du Slouwo avec la ferme intention de rejoindre le Vargo. Il ignorait encore quelle explication il donnerait à son père pour justifier sa longue absence.
- Tu ne dois pas partir, je suis blessé.

Dionne regarda le Béjala d’un air surpris.
- Quelqu’un sur Maudréüs a dit que vous étiez invincible.
- Tant que cette plaie ne sera pas renfermée, tu es responsable de ma vie.

Ces quelques mots ébranlèrent l’enfant.
- Je n’ai pas d’arme, dit-il en montrant ses mains vides. Si on vous attaquait, je ne pourrais rien faire pour vous défendre.

Le fin rayon lumineux étincela entre les fentes.
- Tu as la pierre. Tu n’auras qu’à concentrer ta pensée et la pierre t’obéira.

Dionne comprit soudain d’où lui provenaient ces étranges pouvoirs qui avaient tant surpris sa jeune amie, et il en ressentit une certaine déception.
- C’est d’accord, dit-il, mais je préfère ne pas imaginer ce qui m’arrivera quand mon père me mettra la main dessus. J’espère qu’il ne me renverra pas chez tante Luce.

Le Béjala ne répondit pas, il avait obtenu ce qu’il voulait : que l’enfant reste à ses côtés. Un danger rôdait dans les parages - il le sentait - mais il ignorait encore lequel.

Les jours suivants, la blessure du Béjala se referma sans laisser de cicatrice. Thaëlle venait régulièrement apporter des vivres et s’amuser avec Dionne ; parfois elle parlait de sa vie sur Cybiade, Dionne racontait la Terre et le Béjala les écoutait avec attention. Profitant d’un moment où Dionne se trouvait à bord du Slouwo pour y déposer la nourriture, Thaëlle confia au Béjala que le Vargo avait été détruit.
- Le père de Dionne et deux de ses hommes sont en vie, ajouta-t-elle. Mon peuple les a recueillis et soignés.

Le Béjala fixa son étrange regard sur la fillette aux longs cheveux blancs.
- Pourquoi n’avoir rien dit à ton ami ?
- Sillémaél dit que ce n’est pas un accident. Thaëlle hésita : Je ne veux pas qu’on fasse du mal à Dionne. Cela arriverait peut-être s’il retournait auprès de son père.
- Je l’ignore, dit le Béjala.


Profitant du sommeil de l’enfant, il avait quitté le Slouwo la nuit précédente pour se rendre dans la plaine. A proximité de l’épave, il n’avait eu aucun mal à repérer les traces des survivants puis, à une centaine de mètres de là, des empreintes qui en disaient long sur le saboteur du Vargo. Avant de repartir, le Béjala avait effacé le message laissé par Edrann à destination de son fils. L’adversaire était dangereux. Il ne fallait surtout pas lui donner le plus petit avantage.

Après ces quelques jours passés à proximité du Slouwo, Thaëlle proposa à son jeune ami de repartir à la découverte de Cybiade et de ses étranges paysages. Encouragé par le Béjala, ils s’éloignèrent.
Tout en marchant, l’un à côté de l’autre, Dionne expliqua à sa jeune amie que quelque chose le tracassait :
- Le Béjala peut te voir et pas Snoof. Pourquoi ?
- Toi aussi tu le peux, répondit Thaëlle avec un sourire malicieux.
- Alors pourquoi certains et pas d’autres ?
- Je ne sais pas. Tu es le seul parmi l’équipage du Vargo, pour les autres j’étais invisible. La fillette jeta un regard intrigué à son jeune ami : Tu es certain que ta mère était une terrienne ? Tu te rappelles à quoi elle ressemblait ?

Dionne se mit à réfléchir en faisant une grimace comme si on lui demandait une chose difficile :
- J’étais trop petit quand elle est morte. Je me souviens seulement qu’elle avait des yeux clairs, semblables à deux gouttes d’eau d’un bleu transparent.

Tout en bavardant, les enfants avaient poursuivi leur promenade au gré de leur fantaisie et leurs pas les avaient menés jusqu’au domaine des Sunayades.
- Tu as vraiment traversé la plaine, le soir où le Béjala est arrivé blessé dans son vaisseau ? demanda Thaëlle.
- La vie du Béjala en dépendait, fanfaronna Dionne.

Le jeune garçon savoura le regard admiratif de la jeune Cybiade. Et il passa sous silence quelques détails peu flatteurs pour lui : par exemple, qu’il avait achevé les derniers mètres en courant, ou encore : que ses genoux avaient mis longtemps avant d’arrêter de trembler.
- Tu ne les as pas entendus gémir ? lui souffla-t-elle et elle tendit l’oreille.

Non, Dionne n’avait rien entendu et s’il ne s’était rien passé au coeur de la pénombre, il n’y avait rien à redouter en plein jour.
Il eut un rire moqueur :
- Tu n’es pas obligée de chuchoter, les Esprits ne vont pas te croquer.

La prenant par la main, il voulut l’entraîner vers la plaine mais elle s’arc-bouta des deux pieds pour lui résister.
- Tu as peur ? ironisa-t-il. Tu n’as aucune raison, il n’y a que du brouillard et des cailloux. On t’a raconté des histoires, les grandes personnes adorent faire peur aux enfants.

Il l’abandonna sur le promontoire et dévala la courte pente.
- Regarde-moi ! lui cria-t-il. Et, pour mieux la convaincre, il s’accroupit pour brasser la brume avec de grands gestes : Je t’attends, Thaëlle la trouillarde !

Vexée, la fillette entreprit de le rejoindre, mais quand ses pieds disparurent sous un rose cotonneux, elle se figea sur place.
- Aaaaahh ! hurla soudain Dionne en agitant les bras. Ils m’ont attrapé par les chevilles, ils veulent m’entraîner avec eux. Pitié, lâchez-moi !

Thaëlle poussa un cri et remonta sur la pente tandis que Dionne éclatait de rire.
- Je t’ai eu, Thaëlle la peureuse !

La jeune Cybiade se mit à trépigner de colère. Décidément, ce terrien était agaçant et elle allait lui faire ravaler ses insultes.
- Non, je ne crains rien, ni personne, lui lança-t-elle piquée au vif. Et je vais te le prouver.

Elle chercha du regard le dôme le plus proche et se dirigea vers lui d’un pas qui se voulait décidé, feignant de ne pas voir la brume qui s’enroulait autour de ses jambes. Enfin, quand elle fut à proximité d'un dôme noir, elle prit une profonde inspiration et, après une dernière hésitation, elle tendit la main pour l’effleurer ; à sa grande surprise, son bras s’enfonça dans la paroi sans rencontrer de résistance.
D’un geste vif, elle le retira et vérifia qu’il était intact allant même jusqu’à recompter ses doigts. Intrigué par ce qui venait de se produire, Dionne accourut.
- C’est peut-être un passage secret, suggéra-t-il à sa jeune amie et une lueur de curiosité s’alluma dans son regard.

Sans attendre de réponse, il engagea la tête et les épaules dans la masse sombre et puis tout son corps. A la seconde suivante, Thaëlle, horrifiée à l’idée de rester seule, bondit à l’intérieur du dôme à son tour.
- Dionne ? Où es-tu, je ne vois plus rien.
- Je suis là, près de toi, répondit le jeune garçon qui chercha sa main à tâtons et la serra dans la sienne ; cela rassura Thaëlle, qui regrettait déjà de s’être laissé entraîner dans pareille aventure.

Petit à petit, les deux enfants s’habituèrent au clair-obscur qui les entourait ; ils découvrirent qu’ils avaient pénétré dans une cavité aux contours indéfinissables.
- Qu’est-ce que c’est ? dit Thaëlle en sursautant et elle se serra contre le jeune terrien.
- On dirait un murmure, répondit Dionne. Tu entends ?

Oui, Thaëlle entendait et cela n’apaisait pas ses craintes.
- C’est là-bas, reprit Dionne. Viens, on va aller voir !

Avançant à pas feutrés, ils se laissèrent guider par le doux gazouillis qui alla s’amplifiant jusqu’à ce que, subitement, un nuage de bulles irisées se précipite à leur rencontre et les plonge au centre d’un tourbillon effervescent. Cela ne dura que quelques secondes.
Voyant que les bulles commençaient à se disperser, Dionne captura l’une d’elles d’un geste vif et appuya son poing contre l’oreille de sa jeune amie.
- Ecoute, Thaëlle ! Elle chante.

Une délicieuse mélodie s’échappait de la bulle irisée tandis qu’elle bondissait comme une folle dans la main du jeune garçon. A l’instant où elle retrouva sa liberté, elle explosa en une dizaine de nouvelles bulles qui s’enfuirent en se bousculant.
Les enfants échangèrent un sourire complice ; les Esprits des Sunayades les accueillaient avec bienveillance dans leur domaine.
- Le dôme est plus grand qu’il n’y paraît de l’extérieur, fit remarquer Dionne tandis qu’ils marchaient toujours. A moins qu’il ne s’étire au fur et à mesure que nous avançons.
- Voici à nouveau la clarté ! s’exclama Thaëlle. La sortie est sans doute proche. Quel dommage !

La déception de la jeune Cybiade ne dura pas. Elle réalisa que le halo blanchâtre provenait d’une multitude de lucioles qui volaient, éclairant ainsi la semi pénombre. A l’approche des enfants, elles refluèrent comme deux vagues, de part et d’autre, révélant une magnifique psyché bordée d’un cadre en argent richement travaillé. Thaëlle s’approcha et une silhouette apparut dans le reflet du miroir. C’était une jeune femme d’une grande beauté. Son visage était délicat et sa peau diaphane contrastait avec l’intensité de ses yeux de jade. De longs cheveux blancs entrelacés de rubans rouges lui tombaient jusqu’aux reins.
Dionne fut le premier à comprendre. Il vint derrière elle, posa ses mains sur ses épaules :
- Thaëlle, c’est toi ! Regarde comme tu es belle.
- Moi ! s’exclama la fillette en posant une main sur sa gorge.

Et la jeune femme du miroir fit le même geste au même instant.
Puis le reflet se brouilla avant de s’éclaircir à nouveau pour renvoyer l’image d’un jeune homme au regard franc, vêtu de gris et arborant deux larges insignes argentés accrochés au revers de ses manches.
Dionne sourit en se découvrant avec quelques années de plus :
- Je porte l’uniforme des pilotes. Si tante Luce me voyait ! Elle serait tellement heureuse que son voeu devienne réalité.

La psyché, les lucioles, s’effacèrent... laissant les enfants hors du dôme, les pieds dans la brume tandis que la brise sifflait, à nouveau, à leurs oreilles. A regret, ils s’éloignèrent du domaine des Sunayades, accompagnés un court instant par quelques lucioles facétieuses.
- J’aurais aimé en garder trois ou quatre, dit Dionne en les voyant s’éloigner. Je les aurais accrochées aux ailes du Slouwo. Tu imagines la tête du Béjala ?

Mais Thaëlle ne put lui répondre. Une ombre, tapie derrière un monticule, venait de surgir et, saisissant la fillette à la gorge, elle les menaça :
- Vous allez mourir tous les deux. Je vais vous tuer !



Fin du second chapitre


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