Thallénaël

I - La planète fantôme.

par Claude Jégo

Illustration : Gueseuch

Le lourd vaisseau glissait paisiblement dans le cosmos sur une trajectoire rectiligne et ennuyeuse. La virtuosité du pilote n'était pourtant pas à mettre en cause, au contraire ; il fallait être pourvu d'une solide expérience pour manoeuvrer ce vieux modèle de l'aérospatiale terrienne dont la carlingue - couverte d'une vague peinture grisâtre usée par des milliers d'heures de vol - arborait clairement son âge ainsi que quelques splendides éraflures. A l'évidence, le Vargo bourlinguait depuis trop longtemps dans l'espace.
Il ne ressemblait à rien de bien défini. C'était une tentative de croisement ratée entre une antique navette et un nouveau propulseur : un large cockpit surmontant un fuselage boursouflé qui s'étirait ensuite pour se retrouver flanqué, de chaque côté, par deux puissants moteurs. Son concepteur avait dû passer de longues nuits d'insomnie à hésiter entre plusieurs ébauches sans jamais parvenir à trancher ; de guerre lasse, ou épuisé par le manque de sommeil, il avait décidé de fusionner l'ensemble. Du moment que cela tenait l'air !
Brusquement, un orbiteur ultramoderne, surgi de nulle part, frôla le Vargo avant de poursuivre, à une vitesse phénoménale, à travers la galaxie Amilillia ; le sillage de l'engin n'alluma que trois échos très brefs sur le radar du vieux vaisseau avant de disparaître dans l'immensité galactique. Un peu plus loin, un débris rocheux, largué par une comète, poursuivait sa route cahotante dans l'attente d'une probable collision avec un objet céleste quelconque. Brève rencontre.
Schuker s'écarta du hublot derrière lequel il avait suivi la scène et secoua la tête, l'air mauvais ; ce fichu orbiteur avait bien failli les percuter, il s'en était fallu d'un cheveu ! Est-ce que ce n'était pas assez dangereux de voyager dans cette... dans ce... - il ne savait plus de quelle insulte qualifier le Vargo - sans devoir, en plus, côtoyer des fous de l'espace ! Comment pouvait-on laisser ces espèces d'inconscients s'amuser avec un engin qui valait, au bas mot, des milliards ? Cette question le dépassait complètement. Quoique, en y réfléchissant bien... Qui donc avait pu prendre la décision de laisser, depuis tant d'années, le Vargo entre les mains du vieux Snoof ? A coup sûr, un haut responsable à l'abri de toute sanction pour son incompétence ; de toute façon, c'était avec la peau des autres qu'il jouait.
Schuker songea qu'il était en train de s'échauffer et que cela ne servait à rien puisque personne ne lui demandait son avis avant de décider de qui pilotait quoi ! Mais c'était regrettable. Il s'efforça de retrouver son calme au prix d'un gros effort... Et c'est alors que ses yeux tombèrent sur une fissure, longue, nette ; son rythme cardiaque grimpa en flèche. Il rajouta ce détail, d'un geste rageur, sur sa liste qui comportait déjà le thermostat - cassé - de la salle de repos et le voyant - grillé - de la porte de la machinerie puis il s'enfila, à grands pas, dans le couloir étroit qui traversait le vaisseau sur toute sa longueur. Au cours de son périple, il buta sur un boulon provenant de... et faillit se prendre les pieds dans un câble décroché d'on ne sait où.
A peine arrivé dans le poste de commandes, il oublia ses bonnes résolutions et explosa de colère :
- Quinze ! On devrait être quinze à bord pour manoeuvrer et entretenir cet engin, et on se retrouve à cinq plus un gosse. Les hublots sont fendus, le système de sécurité annonce toutes les heures qu'il y a un incident dans un coin ou dans un autre, et j'ai failli prendre un boulon sur la tête simplement en marchant. Mais tout va pour le mieux à bord, braves gens puisque Schuker va tout réparer ! Et je les fais quand les réparations ? La nuit au lieu de dormir si je ne veux pas me retrouver éjecté dans le vide parce que la carlingue se sera désintégrée pendant mon sommeil ?

Schuker s'arrêta, histoire de vérifier que ses récriminations étaient bien prises en compte mais...
Snoof le pilote et Pitt le second étaient penchés sur de grandes cartes dépliées sur la planche de travail ; ils discutaient du meilleur plan de route à suivre pour parvenir à leur prochaine destination : la planète 377 B, un lieu inexploré qu'ils devraient étudier en détail afin de répertorier les richesses qu'elle pouvait renfermer. Aux prises avec un léger désaccord, les deux hommes étaient si occupés à échanger leurs arguments qu'ils ne prêtèrent pas attention à la tirade du planétologue. Quand au "gosse", comme l'avait appelé Schuker, assis à la place du copilote il se régalait du spectacle extraordinaire que l'écran vidéo lui offrait. Il ne se retourna même pas.
Schuker ne se retint plus :
- Quand je pense qu'on m'a embauché comme planétologue et que je suis obligé de dépanner cette vieillerie spatiale. Ca me révolte !

Touché !
D'un bond, Snoof se retrouva face à lui, l'index menaçant :
- Si ce vaisseau n'est pas assez bien pour toi, Schuker, je peux t'aider à en descendre, gronda-t-il avec beaucoup de sincérité dans la voix. Ca t'évitera d'attendre qu'il parte en morceaux. C'est un honneur... Schuker eut un haut-le-corps qui n'empêcha pas Snoof de poursuivre : Oui, un honneur de voyager à bord du Vargo. Et je sais de quoi je parle parce que j'étais là, en personne, quand le premier exemplaire est sorti des chaînes de montage. Les télés du monde entier n'avaient pas de mots assez forts pour vanter cette prouesse technique réalisée par nos ingénieurs. Une "merveille technologique" qu'ils disaient dans les journaux ! Les chefs d'état du monde entier accouraient pour l'admirer, ils ont même failli en venir aux mains pour obtenir les premiers appareils.

Pitt serra les lèvres pour ne pas sourire ; Snoof savait enjoliver les faits quand il parlait de "son" Vargo.
Schuker préféra ne pas répondre. Le pilote n'était pas d'une haute stature mais il avait les épaules musclées et il conservait, malgré son âge, un goût prononcé pour la bagarre. Mieux valait éviter de s'y frotter.
Le planétologue observa donc un silence prudent et tendit la liste des réparations au second. Celui-ci fit la grimace en la lisant.
Ne trouvant plus d'écho auprès de Schuker, le vieux Snoof s'installa dans son siège de pilote. A côté de lui, le jeune garçon d'une douzaine d'années avait délaissé l'écran et il semblait attendre la suite du récit. Snoof ne demandait que cela.
- Je venais juste d'avoir vingt ans et mon diplôme de pilote, et voilà que le premier embarquement qu'on m'offre, c'est à bord du Vargo. C'était incroyable ! Tu ne peux pas imaginer ma fierté et celle de ma famille. Figure-toi que j'ai eu ma photo à la Une de tous les journaux en grand uniforme avec les galons et tout le tralala. Des dizaines de filles se jetaient à mon cou pour m'embrasser. Si je les avais laissées faire elles m'auraient plutôt étouffé sous le nombre. Tu imagines ça, gamin ?

Snoof fit un clin d'œil au jeune garçon qui l'écoutait, les yeux remplis d'admiration.
- La plupart d'entre elles étaient sacrément mignonnes, seulement j'ai pas eu le temps d'en profiter. Dommage, hein ?

Le jeune garçon acquiesça avec force. Il aurait donné n'importe quoi pour assister à cette scène mémorable, mais il n'avait pas encore vu le jour quand elle s'était produite.
Justement, Schuker devait penser la même chose car il grommela quelque chose comme quoi "il préférait ne pas savoir la date", puis il effectua un rapide repli vers le couloir avant que le pilote ne jaillisse de son siège pour lui faire ravaler ses insultes.
- Comment ça la date ? protesta Snoof en cherchant le planétologue des yeux, mais celui-ci était déjà hors de sa vue. Pourquoi il a dit ça ? J'ai l'air si vieux ?

Le jeune garçon secoua vigoureusement la tête de gauche à droite. Avec ses yeux gris enfoncés sous les rides, ses cheveux blancs et son tee-shirt arborant une fille en tenue "sexy", le vieux Snoof avait tout de l'aventurier de l'espace. Pour Dionne, il était l'image même du héros.
Cet accrochage avec le planétologue l'ayant ramené à l'époque de sa jeunesse, le pilote décida de ne pas en rester là et de se lancer dans le récit de ses mémoires ; ce qui risquait de prendre un certain temps car Snoof n'était jamais avare de détails et Dionne représentait un auditoire de rêve à lui tout seul. Pitt frémissait à l'idée de devoir subir cette épopée biblique quand il aperçut, à travers la verrière de la salle des commandes, un gros point lumineux scotché dans l'espace.
Le second saisit l'occasion au vol ; il remercierait Dieu ou Zeus, ou peu importe qui, plus tard :
- Snoof ! Maudréüs 4 droit devant, dit-il en haussant la voix. Tu réduis notre vitesse de propulsion !

Après avoir lâché un juron pour toute réponse - Pitt, rôdé à ce moyen d'expression un peu particulier, ne s'en offusquait plus - le pilote se pencha sur ses commandes. Il effleura une touche... le Vargo frémit, puis une autre, et un long gémissement métallique se fit entendre, annonçant que le vaisseau freinait de toute sa structure.
Dans le même temps, Pitt faisait défiler les coordonnées sur son moniteur. Devant les données obtenues, il prit un air satisfait et le Vargo poursuivit sur sa lancée.
Progressivement, le point lumineux s'enfla jusqu'à se métamorphoser en une énorme bulle transparente, suspendue dans le vide spatial. C'est vers elle que le Vargo se dirigeait. Le vaisseau franchit bientôt un premier sas qui ne s'entrouvrit que le bref instant de son passage, puis un second qui se referma tout aussi rapidement. Ce système, assurant l'étanchéité, permettait de conserver l'atmosphère artificielle qui avait été recréée et qui rendait superflue l'utilisation de toute combinaison.
Dès l'amorce de cette approche, Dionne avait quitté sa place pour s'isoler dans un renfoncement du cockpit. Et là, le front collé contre la verrière, il la contempla, flottant au centre de la bulle : la plateforme-relais Maudréüs 4, une sorte de station de dépannage en tout genre sur l'autoroute cosmique. En réalité, un incroyable agglomérat de modules ajoutés les uns aux autres au gré des besoins, avec des contours biscornus, des lignes asymétriques. C'était laid, très laid, et pourtant si enthousiasmant pour l'enfant qui effectuait son premier voyage loin de la planète Terre.
Depuis qu'il séjournait à bord du Vargo - six semaines déjà ! - Dionne avait découvert un monde qui lui semblait extraordinaire. Après la mort prématurée de sa mère, il avait été confié à sa Tante Luce - soeur de son père - et à son mari qui avaient accepté de l'élever au milieu de leurs huit enfants. Il avait grandi en étant aimé et choyé au sein de cette famille qui n'était pas la sienne, loin de son père toujours absent. Au fil des ans, Tante Luce avait pris conscience du fossé qui s'agrandissait entre le père et le fils, et elle avait convaincu Edrann de prendre Dionne à bord, le temps d'une expédition.
Elle ne s'était pas trompée. Malgré les semaines qui venaient de s'écouler, Edrann éprouvait encore des difficultés à renouer le dialogue avec l'adolescent renfermé qu'était devenu son fils tandis que Snoof, le vieux pilote, s'était aussitôt lié d'amitié avec l'enfant ; il suffisait de les voir échanger des clins d'oeil complices pour s'en rendre compte. Mais Dionne appréciait également Matthew, le machiniste, qui lui expliquait ses interventions sur les moteurs avec force détails, même si l'enfant n'y comprenait rien. Et puis les emportements de Schuker, le "planétologue-dépanneur". Pour Dionne c'était un régal ! Cet homme disposait d'une quantité phénoménale de mots désagréables pour dénigrer le Vargo ; en l'absence de Snoof évidemment, car le courage n'entrait pas dans les qualités du planétologue. Il est vrai que Pitt, le second, était beaucoup plus réservé à son égard. Il n'avait guère apprécié qu'un enfant vienne perturber la vie routinière du Vargo, mais il avait su garder pour lui son opinion ; après tout, il s'agissait du fils de son supérieur. Quant à Dionne il s'en était vite accommodé et s'était arrangé pour éviter de croiser trop souvent le second dans les couloirs du vaisseau.
La voix énervée de Pitt arracha Dionne à ses pensées et le ramena dans le poste de pilotage.
- Coupe les moteurs 3 et 4, Snoof, sinon la carlingue va se remettre à vibrer ! Je te rappelle qu'on est encore à bord.

Le vieux pilote émit un grognement qui en disait long sur ce qu'il pensait. Ses doigts glissèrent sur les manettes et le bruit des moteurs diminua sensiblement.
- C'est bon, approuva le second tout en surveillant les images que lui renvoyaient les caméras extérieures accrochées sur les flancs. On y est presque.
- On y serait déjà si on ne nous avait pas affectés au R8, grommela Snoof. J'ai l'impression de manoeuvrer dans un gobelet. Maudréüs est surpeuplé en ce moment ?
- Par pitié, Snoof, tu veux bien faire attention ! Et maintenant, on se rapproche du quai en douceur. Dionne ?... Dionne ?

N'obtenant pas de réponse, le second se détourna de l'écran et son regard parcourut la salle des commandes : quelques vieux ordinateurs, une planche de travail usagée, des tuyaux réparés grossièrement avec du sparadrap... Où était donc passé ce fichu gamin ?
- Je suis là, Pitt.

Le jeune garçon se tenait à quelques pas derrière lui et Pitt se sentit, une nouvelle fois, mal à l'aise.
- Va avertir ton père que nous sommes arrivés, aboya-t-il sèchement.

L'enfant fit demi-tour et Pitt s'en voulut d'avoir été désagréable avec lui.
- Edrann n'aurait pas dû l'embarquer, se murmura-t-il à lui-même.

Mais le pilote l'avait entendu :
- Tu sais combien de temps ce gosse a passé avec son père depuis que sa mère est morte ? Trois mois en mettant bout à bout les différentes escales. Sa tante a bien assez à faire avec ses huit mômes, et il est temps que Edrann reprenne un peu son fils en main. Un adolescent, ce n'est pas facile à élever, tu peux me croire.

Pitt songea qu'un vieux célibataire comme Snoof devait manquer d'expérience dans ce domaine mais il se garda bien de le lui dire.
- Pourtant, Snoof, tu ne m'ôteras pas de l'idée que ce gosse n'a pas sa place à bord.
- Je ne comprends pas ta façon de voir les choses, protesta le vieux pilote. Ce gosse ne dérange personne ! Matthew lui a donné quelques bricoles à faire pour l'occuper, et moi, quand j'ai un peu de temps, je lui apprends les bases du pilotage. D'ailleurs, il se débrouille très bien, il est plutôt dégourdi. Qui sait ? On va peut-être éveiller une vocation.

Pitt leva les yeux au plafond mais, par bonheur, le pilote était, à nouveau, absorbé par la manœuvre.
Alors que le Vargo se trouvait à une dizaine de mètres du quai, deux gigantesques mâchoires sortirent de l'ombre, grandes ouvertes. Sur son moniteur, Snoof suivait le défilement des chiffres : la propulsion était quasiment nulle, encore quelques secondes...
- Coupe tout ! C'est bon comme ça, lança Pitt.

Et Snoof s'exécuta.
Un léger bruit de tôle se fit entendre ; les mâchoires s'étaient refermées, emprisonnant le vaisseau qui demeura suspendu au-dessus du vide. Sans attendre, des employés de Maudréüs - identifiables à leur tenue verte - s'empressèrent autour du Vargo.
- Après tout, c'est peut-être toi qui es dans le vrai, marmonna soudain Pitt. Moi non plus je n'ai pas vu grandir mes enfants. Je connais, par coeur, le nom de dizaines de planètes mais je mélange les prénoms de mes filles. Ce n'est pas une vie normale, c'est... euh...

Pitt cherchait le mot qui convenait ; cette conversation avec Snoof semblait, tout à coup, l'avoir démoralisé. Le pilote prit un air compatissant ; il en avait vu d'autres craquer au cours de sa longue carrière et certains avaient même fini par démissionner.
- Bah, on est bien payé, Pitt, reconnais-le ! C'est vrai qu'avec du transport de passagers, on rentrerait plus souvent chez nous, par contre on gagnerait moins d'argent. Ce n'est pas négligeable après tout.

Pas du tout satisfait par cet aspect des choses, Pitt revint à la charge :
- Et toi, pourquoi tu ne t'es jamais marié ? Avoue que c'était trop difficile de dénicher une femme qui accepte de t'attendre toute l'année...
- Qu'est-ce que tu vas chercher ? protesta mollement le pilote. La vérité, c'est que j'aime bien le changement, ça évite de s'ennuyer. Pourquoi est-ce que je me contenterais d'une seule femme alors que je les fais toutes craquer ? Une blonde ou une brune, une grande ou une petite, une mince ou une ronde, comment choisir ?

Pitt n'ayant pas l'air convaincu par ses arguments, le pilote préféra changer de sujet avant que les plaintes ne reprennent :
- Edrann nous laissera quartier libre pendant cette escale, et je sais où dénicher des filles superbes. Maudréüs 4 est une plateforme très sympa, tu verras et tu pourras te changer les idées. Tu es partant pour une petite virée ?

Le moral de Pitt parut remonter en flèche.
- D'accord. Juste quelques détails à régler et je te retrouve tout à l'heure.

Snoof suivit du regard le second qui quittait la salle des commandes. Après son départ, il ne put s'empêcher de se claquer les cuisses avec les paumes de mains tout en secouant la tête d'un air consterné.
- Mon pauvre Snoof, soliloqua-t-il, tu dois te rendre à l'évidence : les héros ont déserté l'espace ! Ca travaille trop, c'est pas assez payé et ça pleurniche après ses pantoufles. Ah, ils sont pas beaux à voir les nouveaux baroudeurs. Quand je pense que la "Prospect and Co" me met au rebut parce que je suis trop vieux. Trop vieux ! J'en reprendrais bien pour vingt ans au moins, et même j'en serais sacrément content.
- ...Tu vas bien, Snoof ?
- Euh...

Plongé dans ses pensées, le pilote réalisa qu'il n'avait pas entendu revenir Dionne à ses côtés. Celui-ci le dévisageait avec insistance.
- Oui, C'est la grande et pleine forme, répondit Snoof tandis que l'enfant ne le lâchait pas des yeux. Pourquoi tu me demandes ça ?
- Parce que tu parlais tout seul.

Snoof se racla la gorge : "Huuum", le temps de trouver quoi répondre et de ne pas passer pour un vieux radoteur. Mais le pilote n'était jamais à court d'imagination.
- C'est une habitude de loup solitaire, fiston, dit-il en bombant le torse. J'ai parcouru tellement de planètes désertiques qu'il m'est arrivé de me parler à moi-même pour savoir à quoi ressemblait encore le son d'une voix humaine. Tu comprends ?

Les yeux grands écarquillés, l'enfant acquiesça.
- Un jour, cela t'arrivera, reprit le vieux pilote qui poursuivit en baissant la voix : Quand tu seras devenu, toi aussi, un loup solitaire.

Et il ponctua ses derniers mots d'un clin d'oeil entendu.
Le regard de Dionne se perdit dans le vague "Ah ! Parcourir l'immensité galactique, se glisser entre les étoiles, affronter une pluie de météorites, plonger au coeur d'un trou noir..."
Le vieux pilote agita la main devant le visage de l'enfant.
- Par toutes les géantes rouges, Dionne ! Tu veux bien revenir à bord ? Tu dois te rendre avec ton père chez le responsable de Maudréüs, c'est bien ça ?
- Ou...oui, Snoof. Ensuite il va me faire visiter la plateforme.

Snoof retint une grimace. Quelle passionnante distraction pour un gosse de douze ans que d'arpenter ce tas de tôles délabrées ! Et, en plus, il allait certainement adorer.
- Amuse-toi bien, fiston ! Quand on se retrouvera après ta balade touristique, je te raconterai à quoi ressemblaient les filles.

Une fois le Vargo immobilisé, Pitt était allé retrouver Edrann dans sa cabine. Au cours des sept années qu'il venait de passer à bord du vaisseau, Pitt avait appris à apprécier son supérieur ; d'abord pour ses qualités humaines et puis, aussi, pour les longues et passionnantes conversations qu'ils avaient parfois tous les deux.
Edrann aimait évoquer les nombreux voyages d'exploration qu'il avait effectués, au début de sa carrière, pour une importante société scientifique. Il était ainsi entré en contact avec des peuples inconnus et il savait relater la première rencontre et la tentative de communication souvent difficile qui en découlait. Depuis qu'il travaillait à la "Prospect and Co", son travail était beaucoup moins captivant, mais les missions avaient du moins l'avantage de ne durer que quelques semaines. Ainsi Edrann pouvait entrevoir son fils de temps en temps.
- Je viens prendre les ordres ? dit Pitt avant de jeter un coup d'oeil dans la cabine. Où est Dionne ? Il devait te prévenir qu'on arrivait.
- Il l'a fait, confirma Edrann qui ajouta avec un sourire : Et tu aurais dû le croiser dans le couloir. Bon, au sujet du hublot abîmé, j'ai contacté le responsable de Maudréüs. Ses employés vont se charger de la réparation et nous préparer le plein de provisions. Mais je veux que tu laisses un homme de garde, je ne tiens pas à ce qu'un indésirable s'introduise à bord du Vargo.
- Je croyais qu'on pourrait tous se changer les idées, s'étonna Pitt. Surtout après six semaines sans escale. Qu'est-ce qu'il y a ? Tu ne fais plus confiance aux molosses de Maudréus pour assurer la sécurité ? C'est pourtant leur boulot, on les paye pour ça.
- Ils sont payés pour en faire le moins possible, rétorqua Edrann. Si le Vargo se désintègre en mille morceaux, c'est nous qui finirons éparpillés dans l'espace, pas eux. Tu préviens Matthew, c'est son tour.

Edrann et son équipage étaient employés par la "Prospect and Co", une compagnie spécialisée dans la recherche de ces énergies nouvelles qui faisaient si cruellement défaut sur la Terre et qui s'avéraient pourtant irremplaçables. Dans ce secteur, il existait des sociétés concurrentes capables d'acharnement pour décrocher un contrat, mais toujours dans le respect des lois. La situation s'était subitement détériorée lorsqu'un premier vaiseau avait explosé dans des conditions suspectes. Puis un second, lequel appartenait à la "Prospect and Co". La Sécurité Galactique avait diligenté plusieurs enquêtes sans jamais parvenir à les faire aboutir, faute d'éléments. Ce qui avait rapidement créé un climat détestable ; chaque société s'imaginant que les autres tentaient d'accaparer le monopole du marché par des moyens radicaux et illégaux !

A la suite de ces événements, Edrann avait reçu des consignes très strictes des dirigeants de sa compagnie et il était décidé à les respecter à la lettre.
- C'est Matthew qui assurera la surveillance de notre cargo, c'est un ordre.

Pitt leva une main pour signifier à son supérieur qu'il ne contestait pas sa décision mais il en profita pour râler un peu :
- Tu connais les nouveaux vaisseaux qu'utilisent nos concurrents ? J'ai eu la chance d'admirer l'un d'eux avant son départ pour Wixande et je me suis arrangé pour bavarder avec un des membres de l'équipage, un rouquin très sympa. Tu imagines sa fierté d'd'embarquer sur une pareille merveille ! Il m'a confié que tous les relevés s'effectuaient depuis le vaisseau, sans qu'il soit nécessaire d'atterrir. Tu appuies sur une simple touche et la planète est analysée, décryptée, encartée. Et je ne te parle pas de leurs droïdes qui travaillent vingt-quatre heures "non stop" sans rechigner.

Edrann lui mit une tape amicale sur l'épaule :
- Reprends tes esprits, Pitt, nous sommes sur le Vargo. C'est bien toi qui as demandé ce poste, non ?

Il est vrai qu'une fois son grade de second décroché, Pitt avait pu choisir sa nouvelle affectation, et un responsable de la "Prospect and co" lui avait fortement recommandé le Vargo. "Un poste particulièrement adapté à vos compétences, mon cher Pitt !" Quel était le nom de ce faux jeton ? Il préférait ne plus s'en souvenir.
- Tu nous accompagnes, Edrann ? Snoof a parlé d'un bar sympa.
- Non, je voudrais passer un moment avec Dionne.

Les deux hommes se séparèrent et Pitt se rendit à la cabine de Matthew. La réduction drastique de personnel à bord du Vargo avait eu au moins un avantage appréciable : chacun disposait d'un espace privé spacieux puisque prévu à l'origine pour quatre personnes. Pour la décoration, c'était différent. Il valait mieux ne pas s'attarder sur les couleurs incertaines des murs et des penderies métalliques. L'une des réflexions acerbes de Schuker - apprenant qu'il y avait peut-être eu des sabotages - lui revint en mémoire : "Ce tas de tôles tient en l'air par on ne sait quel miracle, alors si quelqu'un avait la bonne idée de le mettre hors d'usage, personne ne s'en plaindrait."
Il avait fallu se mettre à trois pour retenir Snoof qui voulait faire une "tête au carré" au planétologue. Drôle d'expression !
Pitt sentit la lotion après-rasage avant d'apercevoir Matthew ; de toute évidence, celui-ci s'apprêtait à profiter de cette courte escale pour se donner du bon temps.
"Snoof l'a déjà mis au courant pour les filles" songea-t-il.
- Désolé, dit-il simplement quand il fut sur le pas de porte.

Matthew venait d'empoigner le peigne pour dompter quelques cheveux rebelles. Il se figea devant le miroir, le geste en suspens.
- Non, ce n'est pas vrai ! Je suis de garde ?

Pitt acquiesça :
- Question de sécurité ! Edrann s'est montré intransigeant.

Désappointé, Matthew envoya valser le peigne de l'autre côté de la cabine. Cela faisait six semaines qu'il attendait cet instant et on le prévenait là, bêtement, à la dernière seconde !
- Tu sais combien de temps il m'a fallu pour enlever cette foutue odeur de graisse de mes mains ? Et je me suis lavé les cheveux trois fois. Et...

Pitt l'interrompit d'un geste de la main.
- A tout à l'heure, Matthew.

Le second tournait, à peine, les talons qu'il entendit le mécanicien grogner :
- Ouais, c'est ça. Et amusez-vous bien sans moi.

Pitt, Schuker et Snoof descendirent du Vargo et, après avoir quitté le module R8, ils se faufilèrent dans le dédale de Maudréüs. Si, au premier abord, la plateforme semblait peu fréquentée, les trois hommes réalisèrent leur erreur quand ils entrèrent dans le bar choisi par Snoof - à l'évidence le plus mal famé - où il leur fallut jouer des coudes pour se faire un peu de place. Puis, ils entamèrent, rapidement, la conversation avec un groupe de jeunes femmes qui voyageaient pour le plaisir. Heureusement pour les hommes du Vargo ! Sinon ils auraient eu le choix entre trois Plutoniens peu aimables et dix Muxongs égarés loin de leur planète.
Pendant ce temps, Edrann se hâtait de régler certains détails avec le responsable de Maudréüs 4. Il avait promis à Dionne de lui faire découvrir la plateforme-relais mais cette visite servait de prétexte. Edrann avait besoin d'être seul, avec son fils pour lui annoncer une nouvelle importante.
Au cours d'une escale sur Terre, il avait fait la connaissance d'une ravissante personne prénommée Zoanne et, très vite, ils avaient éprouvé de tendres sentiments l'un pour l'autre. Persuadé qu'elle ferait une excellente mère pour Dionne, Edrann cherchait depuis six semaines l'occasion d'aborder ce délicat sujet avec lui.
Le hasard de cette visite finit par ramener Edrann et son fils jusqu'au module R8 où des membres du personnel s'affairaient autour du Vargo. Une quantité impressionnante de cartons, entreposés sur le quai, attendaient leur chargement dans les soutes et Matthew devait être occupé à superviser l'ensemble car ils ne l'aperçurent pas.
Edrann rassembla tout son courage. Il prit une profonde inspiration, puis :
- Dionne ? Tu te souviens de Zoanne, tu l'as rencontrée à ma dernière escale ? Elle et moi on voudrait se marier.

Ca y est ! Edrann s'était jeté à l'eau. Et il le regretta aussitôt. C'était beaucoup trop direct, il ne devait pas se montrer si brusque, mais ces fichus mots venaient de lui échapper. C'était bien la peine d'avoir préparé des phrases avec soin, de les avoir apprises par coeur.
Il guetta la réaction de Dionne mais celui-ci regardait vers l'autre côté du module, à l'opposé du Vargo. Quelque chose d'insolite captivait son attention. Edrann se demanda s'il avait seulement entendu ses propos ?
- Dionne...
- Tu fais ce que tu veux, répondit l'enfant d'un ton neutre.

Oui, il avait entendu. Edrann se dit qu'il fallait reprendre la conversation pour lui expliquer... mais, tout à coup, il ne sut plus quoi dire. Et puis c'était trop tard, Dionne s'était éloigné. Edrann n'eut d'autre choix que de le suivre.

L'enfant fit presque en courant les derniers pas qui le séparaient de cet incroyable engin spatial et se mit à l'inspecter sous tous les angles. Celui-ci avait la forme d'un boomerang avec le cockpit au centre et des ailes qui s'amincissaient jusqu'à ressembler à des lames.
- Tu en as déjà vu de semblable ? demanda l'enfant qui se retint d'effleurer une aile de peur de s'entailler les doigts.
- Non, jamais, répondit Edrann qui ajouta en connaisseur : Même sa couleur est particulière. Elle ne reflète pas la lumière des projecteurs, elle l'absorbe. A mon avis, la tête du pilote doit valoir le déplacement. Dionne, je te parlais de Zoanne...

Mais, bien malgré lui, Edrann avait enflammé l'imagination de l'enfant. A quoi cet extraterrestre pouvait-il ressembler ?
- Tu crois qu'il a été construit comme le Vargo ?
- Aucune chance ! s'exclama brusquement une voix derrière eux. Et même le vieux Snoof serait obligé d'en convenir.

Dionne et son père se retournèrent et virent s'approcher un homme au visage sympathique, à la démarche un peu lourde.
- Danehy ! s'écria Edrann avant de lui donner l'accolade. Tu étais absent du central de communications quand nous y sommes passés.
- J'étais en pleine discussion avec une équipe de Surveilleurs qui patrouillent dans la galaxie. Il parait que plusieurs accidents se seraient produits et ils essaient de récolter des informations. Je ne suis pas certain qu'ils y parviennent, il peut être dangereux de trop parler. Enfin, ça y est ! Ils sont repartis. Alors c'est ton fils ? Il ne te ressemble pas.
- Tu sais, Dionne, expliqua Edrann, Danehy et moi nous avons voyagé ensemble pendant quelques années. Et puis, un jour, il a décidé de venir rouiller sur Maudréüs.
- C'est mon côté casanier qui a repris le dessus, répondit Danehy en souriant. Dis-moi, Dionne, le Slouwo a l'air de te plaire ?

L'employé désigna, d'un geste, l'engin solidement maintenu par des mâchoires métalliques au-dessus du vide. Seule une courte passerelle permettait d'accéder au cockpit trois mètres plus haut.
L'enfant acquiesça. Il n'avait jamais rien vu d'aussi beau.
- Il faut reconnaître que c'est une sacrée machine, dit Edrann, admiratif. A qui appartient-il ?

Danehy prit un air mystérieux :
- Tu ne devines pas ? Cherche au fond de tes pires cauchemars...

Le visage d'Edrann exprima d'abord la perplexité, puis :
- Un Béjala ?

Et dans sa voix, il y avait une intonation particulière qui intrigua l'enfant.
- Oui, dit Danehy. Je suis sûr qu'il pourchasse quelqu'un et je n'aimerais pas être à la place de ce malheureux.
- C'est quoi un Béjala ? demanda Dionne.

Danehy se pencha vers lui et le mit en garde :
- Ecoute-bien mon conseil, petit ! Si tu en vois un, sauve-toi le plus vite possible, sans te retourner. On prétend que lorsqu'un Béjala traque une proie, il peut la poursuivre jusqu'aux confins de l'univers. Tu ne l'entends pas arriver et... "Hop !" tu es mort. Ils ont une sale réputation.

Dionne sentit un frisson glacé lui parcourir l'échine ; ce n'est pas en restant chez tante Luce qu'il aurait pu entendre pareille histoire. Danehy réprima un sourire de satisfaction en voyant à quel point l'enfant paraissait impressionné.
- Grimpe la passerelle et va l'admirer de plus près ce super joujou, dit-il. Ton père et moi, on doit discuter boulot.

Les deux hommes s'éloignèrent jusqu'à se trouver hors de portée de voix de l'enfant.
- Il n'est pas très bavard, s'étonna Danehy. Tu es pourtant quelqu'un qui aime discuter. C'est son habitude ou c'est moi qui ne lui plais pas ?

L'ombre d'un joli souvenir passa dans les yeux de Edrann :
- Sa mère était ainsi : réservée et très douce.
- Au sujet de Zoanne, tu lui as parlé ?

Le visage d'Edrann se ferma.
- Non. J'ai bien essayé à plusieurs reprises mais je n'ai pas l'habitude de ce genre de situation. Je suis plus à l'aise pour régler une bagarre entre deux de mes hommes.

Danehy lui fit signe qu'il comprenait.
- Ma fille est heureuse depuis que je me suis remarié, même si c'était un peu difficile au début. Elle a fini par s'habituer.

Edrann acquiesça. Il savait que Dionne avait besoin d'une vraie famille mais cela ne rendait pas les mots plus faciles à prononcer.
- Dionne est différent des autres enfants, dit-il à Danehy comme pour s'excuser. Il est parfois imprévisible.

Resté seul au pied de la passerelle, Dionne avait d'abord hésité. Et si le Béjala le surprenait à proximité de son vaisseau ?
L'enfant jeta un coup d'œil à droite, à gauche, et la curiosité l'emporta : il allait juste effleurer la paroi, et ensuite il rejoindrait son père et Danehy. Il s'avança sur la pointe des pieds - un Béjala avait peut-être une ouïe très fine - et il posa la main sur le ventre de l'engin qui rougit au contact de sa paume. Intrigué, l'enfant cogna contre le métal mais, curieusement, il n'y eut aucun écho en retour.
L'aile n'était qu'à une quinzaine de marches - c'était si tentant ! - et il se contenterait de toucher le cockpit des yeux. Il les monta et s'arrêta. A sa grande stupeur, la verrière coulissa lui offrant l'accès à toutes les commandes ; on ne résiste pas à ce genre d'invitation. Il prit appui sur les rebords et se laissa glisser dans le siège du pilote.
Instantanément, celui-ci rapetissa, s'adaptant à la taille de l'enfant ; c'était moelleux, confortable. Dionne chercha des yeux les cadrans habituels sur un tableau de bord ; du moins c'était ainsi sur le Vargo. Ici, rien. Sauf une surface sombre sans le moindre relief apparent.
Une silhouette noire venait de s'introduire dans le module R8. Après avoir déjoué, le filtrage des portiques de contrôle, elle échappa aux regards des molosses qui se démenaient d'un bout à l'autre du module. Utilisant chaque recoin, chaque angle mort, elle rallia rapidement le Slouwo, dans le silence le plus absolu.
Dionne se demanda comment on pouvait piloter un tel engin alors qu'il n'y avait aucun ordinateur pour fournir les paramètres nécessaires. C'était pourtant indispensable ! En tout cas, c'est ce que Snoof lui avait appris. Agacé, l'enfant tendit la main droite vers le tableau de bord pour le toucher et une lueur verte fusa. Surpris, Dionne ramena vivement son poing contre lui avant de comprendre. Aussitôt, il fit le même geste de la main gauche et ce fut un éclair bleuté. C'était donc ainsi que fonctionnait le vaisseau !
"Capitaine Dionne, nous attendons vos ordres pour le décollage, murmura l'enfant. Très bien monsieur Snoof, alors à mon commandement : Mise à feu des moteurs !"
Et Dionne leva les deux mains provoquant un magnifique arc-en-ciel qui illumina le cockpit. Les couleurs, composées de centaines de points minuscules, chatoyaient à l'infini. L'enfant ne put retenir un cri de joie devant un tel spectacle. "Si Snoof était là, il n'en croirait pas ses yeux."
La silhouette noire effectua un bond qui la déposa trois mètres plus haut, en position accroupie, sur l'aile droite du Slouwo. Avalée par l'ombre projetée par une paroi du module R8, elle se glissa jusqu'au cockpit.
Seul maître à bord de ce jouet fabuleux, Dionne multipliait les lueurs multicolores qui jaillissaient du tableau de bord et transformaient ses petites mains blanches en deux peintures abstraites. Il ne prit pas tout de suite conscience qu'il n'était plus seul ; il ressentit d'abord une présence... Et il tourna la tête.
Pendant quelques secondes, l'enfant et le Béjala se dévisagèrent. Dionne vit qu'il portait une espèce de combinaison sombre qui ne laissait apparaître que son visage. Mais avait-il des cheveux ? Et s'agissait-il réellement d'une combinaison ? Ses paupières sans cils étaient presque entièrement closes ; les deux minces interstices ne laissaient filtrer qu'un fin rayon lumineux qui allait et venait sans cesse. Deux orifices pour le nez, un simple trait pour la bouche, un menton inexistant. Dionne se dit qu'il ne devait pas avoir d'oreilles non plus car il ne distinguait pas leur forme, de part et d'autre du crâne. L'autre l'observait aussi.
"Il se demande comment j'ai pu monter à bord ?" pensa d'abord Dionne mais, à la seconde suivante, les paroles de Danehy éclatèrent dans sa tête : "Tu ne les entends pas arriver et Hop ! tu es déjà mort."

L'enfant n'eut pas le temps d'avoir peur. Dans un geste d'une grande harmonie, l'être leva une main avec trois doigts à hauteur de son menton et dit d'une voix grave : Béjala.
L'enfant comprit aussitôt, et il répéta le même geste en disant son prénom : Dionne.
"Et maintenant, que va-t-il se passer ? S'il me parle dans sa langue je ne vais pas le comprendre."

Mais l'extraterrestre ne tenait pas à la conversation. Il tendit la main vers l'enfant. Dionne aurait juré l'avoir vu glisser sa main dans sa combinaison et la ressortir, mais le geste avait été si vif que l'enfant n'était sûr de rien. Dans la paume ouverte il y avait une pierre rouge légèrement scintillante. Dionne la prit et l'être parut apprécier cette initiative. Pourtant la main aux trois doigts resta tendue.
"Il attend la même chose de ma part. Zut ! je n'ai rien à lui donner sauf ..."

Dionne portait autour de son cou une chaîne en or au bout de laquelle pendait une plaque gravée à son nom ; sa tante la lui avait offerte à son dernier anniversaire. Les élèves de l'école de pilotage recevaient une plaque identique - en métal blanc - en même temps que leur diplôme de fin d'année ; sa tante désirait tellement qu'il devienne pilote.
Dionne passa la chaînette par-dessus sa tête pour l'ôter et la déposa dans la paume toujours ouverte. Sa main d'enfant frôla la combinaison - ou la peau ? - de l'être ; c'était froid. L'extraterrestre approcha le bijou de ses yeux et Dionne eut l'impression qu'il appréciait le cadeau.
- Dionne ? Tu veux bien redescendre !

La voix d'Edrann venait de retentir.
Avant que l'enfant ait pu répondre, le Béjala avait disparu.
"Il va se rompre le cou," s'inquiéta Dionne qui bondit hors du Slouwo et dévala la passerelle. Mais il eut beau regarder de tous côtés, l'extraterrestre n'était plus là.
- Quelque chose ne va pas, Dionne ?

C'est Danehy qui venait de l'interroger mais Edrann semblait tout aussi intrigué par le comportement de son fils.
- J'avais cru apercevoir quelqu'un, bredouilla le garçon.

Et, malgré lui, son regard chercha l'ombre.
- Impossible ! affirma Danehy. Depuis que vous êtes entrés, personne d'autre n'a eu l'autorisation d'accéder au R8. Si tu veux savoir comment je peux être si catégorique, regarde !

L'homme tapota un boîtier extra plat qu'il portait accroché à sa ceinture.
- Il n'y a pas pire mouchard que ce détecteur. Dès que quelqu'un franchit l'entrée, je reçois son profil complet sous forme codée. Je crois que j'en sais plus sur lui que ceux qui l'ont mis au monde.

Danehy paraissait si sûr de lui que l'enfant en fut agacé.
- Même un Béjala ? Vous avez dit, vous-même, qu'il n'avait rien d'humain.

L'employé secoua la tête.
- Il faudrait que ton extraterrestre soit un courant d'air et je n'en ai encore jamais vu. Le moindre mouvement est capté par une barrière d'appareils miniaturisés. Ils sont eux-mêmes rattachés à un central informatique qui réagit en un centième de seconde. Rien, ni personne ne peut lui échapper. Oublie ton fantôme, Dionne ! Et maintenant, je vous emmène, tous les deux, visiter mon palace spatial. A défaut de grand luxe, je bénéficie d'un certain confort et j'avoue que je l'apprécie.

Pendant que Dionne se découvrait un ami peu recommandable, Pitt, Snoof et Schuker profitaient de leur moment de détente pour lier connaissance avec les charmantes jeunes femmes qu'ils avaient rencontrées. Avec leurs traits délicats, leur joli teint bleuâtre et leur crâne totalement chauve, elles devaient être considérées comme de véritables beautés sur la plupart des planètes de leur système solaire. Pour l'instant, elles s'amusaient beaucoup car elles ne cessaient de rire aux plaisanteries des trois terriens.
Après quelques gobelets vite avalés - il faisait si chaud dans ce bar - Pitt ressentit un léger malaise. Décidément, ces boissons galactiques, ça ne valait rien de bon ! Il trouva un prétexte quelconque et sortit se dégourdir les jambes.
"Et Snoof qui avale ça comme du petit lait ! songea-t-il. A croire qu'il a un estomac avec blindage renforcé."

Une fois à l'extérieur, Pitt chercha un coin tranquille pour retrouver ses esprits, ce qui lui laissa tout le loisir de constater l'état d'abandon de Maudréüs 4. L'étrange ballet des gaines de ventilation qui s'entrecroisaient avec les câbles d'alimentation, le tout maintenu par des tiges de ferraille ou des bouts de cordon plastifié, indiquaient que certaines réparations attendaient depuis longtemps. La peinture aussi, qui s'écaillait par plaques entières ! Ces énormes confettis venaient s'ajouter aux nombreux débris qui parsemaient le sol ; le slalom entre les ordures était d'ailleurs conseillé afin d'éviter tout contact gluant avec les chaussures.
Pitt flaira soudain une odeur forte, inhabituelle ; mû par un réflexe il se retourna. C'était une bonne idée. A deux pas de lui se tenait un individu qui ne lui voulait pas du bien ; c'est du moins la conclusion qu'en tira le second du Vargo en voyant la barre de métal que l'autre serrait entre ses mains, et qu'il levait de façon menaçante.
- Hé ! S'il y a un problème, on peut en discuter ! s'exclama Pitt.

Son agresseur ne semblait pas tenir aux explications. Il abattit la barre avec force et Pitt ne dut son salut qu'à la rapidité avec laquelle il esquiva. Le coup brisa une rambarde.
- Dites-moi au moins pourquoi ? tenta encore une fois le second. Je ne sais même pas qui vous êtes !

Mais ce fut peine perdue, la brute frappa à nouveau. La barre frôla la tête de Pitt qui cueillit son agresseur d'un direct à l'estomac avant de l'achever d'un coup de coude entre les omoplates. La brute s'écroula lourdement.
"Ca alors, je n'en reviens p... "
Pitt ne put finir sa phrase, un autre assaillant venait de surgir. Pitt encaissa un crochet à la mâchoire, puis un vilain coup bas qui le laissa à genoux, le souffle coupé. Le second du Vargo comprit qu'il n'avait pas l'avantage quand l'homme ramassa la barre abandonnée par son comparse. Il valait mieux avoir une idée de génie sinon...
Pitt attrapa l'arme qu'il cachait toujours dans l'une de ses bottes et la lança d'un geste vif. La fine lame d'argent s'enfonça jusqu'aux trois-quarts dans la poitrine de l'agresseur. Lâchant la barre, l'homme vacilla avant de s'effondrer.
Pitt se releva avec difficulté, le maillot trempé de sueur ; il manquait d'entraînement à ce genre de jeu. La peur de voir débouler un troisième comparse le poussa à regagner le bar pour y chercher de l'aide. En voyant sa tête, Snoof comprit aussitôt que quelque chose clochait.
- Tu veux un grand verre d'eau, Pitt ? demanda-t-il au second. T'es pas blanc, t'es transparent.
- Où est Schuker ?

Snoof lui montra vaguement le fond de la salle.
- Quelque part par là, il avait encore soif.

Pitt prit le pilote par le bras :
-Viens ! J'ai besoin de toi.
- Okay, j'arrive. Bougez pas mes jolies, on revient.

Quand ils se retrouvèrent à l'extérieur, Pitt expliqua à Snoof ce qui venait de lui arriver puis il l'entraîna vers le lieu de l'agression.
- Je suis certain de ne jamais avoir croisé ces deux types, et puis... Ca alors !

Pitt s'arrêta net devant une rambarde brisée.
- Tu m'expliques ? lui dit Snoof qui ne comprenait pas grand-chose.
- Mais... ils étaient là, s'exclama Pitt en montrant l'endroit de façon précise. J'ai même tué l'un des deux !

Un léger bruit de pas derrière eux les fit se retourner ; c'était Schuker qui les rejoignait.
- Vous savez que les Muxongs sont en train de s'occuper des filles ! Qu'est-ce que vous fichez ?

Pitt répéta, l'air abasourdi :
- Je les ai laissés là ! Celui que j'ai assommé et le mort. Il faut avertir les responsables de Maudréüs.
- Pour leur dire quoi ? interrogea Snoof. Que parce que tu avais trop bu tu es sorti du bar, et là deux types, débarqués d'on ne sait où, se sont jetés sur toi, tu les as démolis et trente secondes plus tard ils s'étaient évaporés.

Schuker dévisagea les deux hommes d'un air inquiet :
- Vous êtes sûrs que ça va, vous deux ?
- Alors qu'est-ce qu'on fait ? demanda Pitt.
- Bof ! fit Snoof. On retourne au bar.

Et tandis que les trois hommes faisaient demi-tour, Pitt tenta une dernière protestation :
- Le mort est parti avec ma lame d'argent.
- T'en rachèteras une ! le rassura Snoof.
- On devrait quand même prévenir Edrann, non ?
- On le fera dès qu'on sera de retour sur le Vargo.
- Tu me crois, Snoof ? Je te jure que ce n'est pas l'alcool.
- Je ne mettrai jamais ta parole en doute, Pitt. Tu peux en être certain.

* * *

Quelques heures plus tard, le Vargo quittait Maudréüs 4 pour se diriger vers une petite planète répertoriée dans l'ordinateur de bord sous le code 377 B. Dès que le vaisseau aurait atterri, l'équipage, avec Schuker le planétologue en tête, se livrerait à une étude approfondie de son sol, afin de détecter d'éventuelles matières premières.
Tout en surveillant, d'un oeil averti, la trajectoire du vaisseau, Snoof s'efforçait de démontrer à Dionne l'intérêt d'une telle découverte. Ses arguments étaient plutôt percutants :
- On trouve un énorme filon et on regagne la Terre à la vitesse de la lumière. Alors là tu peux me croire, fiston, on aura des dowashs plein les poches et les plus jolies filles à nos pieds.
- Comment peut-on avoir autant d'illusions à ton âge ? s'étonna Pitt en se mêlant sans y être invité à la conversation. Cette planète sera identique à toutes celles qu'on a visitées ces six derniers mois : on n'y trouvera rien, ni personne. Pas même un malheureux cafard pour nous faire la conversation.

Pitt quitta son siège.
- Je vais prendre les ordres. En attendant tâche de ne pas nous égarer au milieu d'un champ de météorites. Des dowashs ! Et pourquoi pas de l'or tant qu'on y est ! Comment peut-on...

Le reste se perdit au fond du couloir.
- Il est un peu surmené, expliqua le pilote à l'enfant. Ca le met de mauvais poil. Tu verras, le vieux Snoof a le nez creux, on va découvrir des merveilles sur 377 B. Je dois avoir une photo à te faire admirer, si je parviens à la dénicher...

Il appuya sur quelques touches et une image apparut sur le moniteur, montrant un gros caillou suspendu dans l'espace.
Dionne lui trouva une forme bizarroïde.
- Pourquoi on ne baptise pas les planètes ? demanda l'enfant. Un nom, c'est plus facile à retenir.
- Ca ne servirait pas à grand-chose, répondit Snoof. On se pose avec le Vargo, Schuker et Matthew effectuent des prélèvements qu'ils transmettent à notre base sur Terre et dès qu'on a les résultats, on repart vers une autre destination.
- Et les extraterrestres, tu en as déjà rencontrés ?

Dionne ne pouvait oublier la silhouette noire qu'il avait entrevue. Le jeune garçon se plaisait à imaginer l'espace rempli d'êtres charmants qui ne demandaient qu'à se lier d'amitié avec les terriens. En tout cas, il fallait absolument que ce soit différent de la Terre où les habitants se ressemblaient tous ou presque, y compris les huit braillards de la Tante Luce.
- Bien sûr, dit Snoof. Mais à la longue, on n'y fait plus attention.
- C'est vrai ? fit l'enfant.

Et dans sa voix perçait la déception.
- Oui, enfin, il y a des exceptions, se dépêcha d'ajouter le pilote. Par exemple, je me souviens, il n'y a pas très longtemps de cela, c'était un peuple méga sympa. Par contre, question boulot, à part des cailloux, petits ou gros, alors on est vite reparti. Je crois que la planète s'appelait Toos.

L'enfant fit une grimace.
- Ouais, tu as raison, c'est pas formidable, concéda le pilote. Mais les habitants n'étaient pas terribles non plus. Gros, moches, avec six yeux, quatre bouches et puis une douzaine de tentacules visqueux à la place des bras et des jambes.

Le pilote se pencha vers l'enfant et lui murmura sur le ton de la confidence :
- J'avais un ticket avec une de leurs femelles, eh oui ! Elle m'a attiré dans un coin et elle m'a embrassé. Et bien tu me croiras si tu veux, mais je me suis retrouvé couvert de bave, il m'a fallu trois mouchoirs pour m'essuyer la joue.
- Ooh ! fit l'enfant avec une moue de dégoût.

Il n'avait jamais imaginé qu'une chose aussi répugnante puisse exister.
Edrann, qui venait d'entrer dans le poste de pilotage accompagné de Pitt, surprit la fin de la conversation.
- Snoof ! Tu veux bien cesser tes plaisanteries. Entre ça dans l'ordinateur ! gronda-t-il en tendant au pilote une page couverte de chiffres.
- Je suis désolé, Edrann, mais on ne rigole pas souvent à bord. Où est Matthew ? Je ne l'ai pas revu depuis le départ. Il fait la tête à cause des filles bleues de Maudréüs ?

Le vieux pilote prit un air faussement modeste : Je n'y peux rien si mon charme naturel les fait toutes craquer.
- Son charme naturel, j'aurai tout entendu, gronda Pitt tandis que Edrann adressait au pilote un signe de dénégation :
- Je vais te décevoir, Snoof, mais ton charme n'y est pour rien. Notre mécanicien veut vérifier le moteur 4 qui fait un bruit anormal et comme Schuker n'est pas disponible, c'est moi qui vais lui filer un coup de main. Donc tu te charges des calculs parce que je ne tiens pas à prendre du retard sur le planning. Et toi, Dionne, poursuivit Edrann en s'adressant à son fils : Sois moins crédule ! Snoof est certainement le plus grand menteur de tout l'univ...

Avant que Edrann n'ait terminé sa phrase une violente déflagration ébranla le vaisseau. Le poste de pilotage plongea dans l'obscurité et une sirène se mit à hurler.
- Pitt, enclenche le secours ! cria Edrann. Et coupe-moi cette alarme, on ne s'entend plus.

Une lumière blafarde éclaira le poste de pilotage. Dionne se releva en se frottant les fesses ; elles avaient bien amorti sa chute mais un peu brutalement tout de même.
- Dionne, tu n'as rien ? s'inquiéta Edrann.

Et comme l'enfant, choqué, ne répondait pas, il lui palpa les bras et les jambes pour s'assurer que tout allait bien.
Pitt avait eu moins de chance : sa tête avait heurté la paroi et un filet de sang coulait de son arcade éclatée. Quant à Edrann, son pantalon déchiré à hauteur du genou laissait entrevoir un large hématome. Seul Snoof, bien calé sur son siège, s'en sortait indemne.
- Snoof, comment réagit le Vargo ? demanda Edrann.
- Le moteur 4 est hors service mais je garde le contrôle du bâtiment.
- Pitt, ta tête ?
- Ca ira, répondit le second en se penchant sur son moniteur qui se colora de quelques gouttes de sang. On a un incendie dans la salle des machines, et c'est tout ce que j'ai. Impossible de joindre Matthew. Je contacte Schuker pour qu'il aille aux nouvelles.

Du côté du pilote, les choses se dégradaient rapidement :
- Edrann ! Le moteur 3 donne des signes de faiblesse. Je crois qu'on a un sale problème sur les bras.

Tout en disant cela, Snoof indiquait du doigt l'un des écrans. La caméra extérieure placée sur le flanc gauche du Vargo permettait d'apercevoir un morceau de tôle déchiquetée provenant, à n'en pas douter, de la carlingue.
- Edrann ! Schuker ne répond pas non plus, dit Pitt.
- Maintiens ce vaisseau en l'air, Snoof ! Pitt et moi on y va. Dionne, tu restes là.

Dionne vit son père et le second disparaître dans les entrailles du Vargo et, tout à coup, il y eut un affreux silence entrecoupé de grincements lugubres et d'inquiétants craquements. L'enfant se demanda si le vaisseau allait se désintégrer.
- Et c'est encore à moi de me débrouiller, ronchonna le vieux pilote. Je fais quoi si la propulsion lâche, je descends et je pousse ? Dionne, où es-tu ? Viens donc me donner un coup de main au lieu de rester là les bras ballants.

Snoof poussa l'enfant dans le siège vide du second et lui boucla son harnais de sécurité :
- Tu vois ces voyants rouges ? Tu les gardes à l'oeil... Si l'un des deux s'éteint, tu me préviens aussitôt.
- Et si c'est les deux ? demanda Dionne, la gorge serrée.

Snoof fit un clin d'œil complice à l'enfant et lui souffla :
- Avec un seul, on aura déjà de quoi s'occuper.

En traversant le Vargo au pas de course, Edrann et le second tombèrent sur Schuker qui venait chercher de l'aide. Après l'explosion, le planétologue s'était précipité vers la salle des machines mais sans parvenir à y entrer.
- L'interphone ne fonctionnait pas, alors j'ai cogné contre le panneau mais sans obtenir de réponse.

Les trois hommes se retrouvèrent bientôt devant la porte où ils firent le même constat.
- Elle est pourtant déverrouillée, dit Pitt après avoir pianoté sur le boîtier électronique qui la commandait. On devrait pouvoir l'ouvrir.
- Il faut y arriver, s'énerva Schuker. Matthew est là-dedans !
- Calme-toi, dit Edrann. Si l'explosion ne l'a pas endommagée, en s'y mettant tous les trois, on doit y parvenir. Allons-y !

Après plusieurs tentatives conjuguées, la porte céda sous leurs efforts et ils s'introduisirent dans le compartiment. Celui-ci était rempli d'une épaisse fumée que les extracteurs - on entendait leur ronronnement - finissaient d'évacuer. Les extincteurs avaient rempli leur fonction et circonscrit le feu. La sécurité avait correctement fonctionné en déclenchant la fermeture automatique des cloisons étanches afin de séparer la salle en plusieurs parties et de protéger ce qui pouvait l'être. Hélas, le pauvre Matthew n'avait pas eu de chance et s'était retrouvé enfermé du mauvais côté.
Schuker se précipita sur la lourde cloison qu'il martela à coups de poings :
- Matt ! Tu m'entends ? Réponds Matthew !
- C'est inutile, dit Pitt après avoir jeté un bref coup d'oeil sur les chiffres qu'affichait un écran. Les cloisons se sont fermées à cause d'une fuite d'oxygène dans la section 4, là où s'est produite l'explosion. Si Matthew n'a pas été tué sur le coup, il aura succombé à l'asphyxie.

Les trois hommes mirent quelques secondes à encaisser le choc. Puis Pitt reprit :
- Le moteur 4 ne fonctionne plus, aucun doute là-dessus.
- Oui, c'est ce que nous montrait la caméra, laissa tomber Edrann.
- Quant au 3... ça a l'air de tenir. Snoof parlait d'une anomalie mais, à première vue, je ne discerne rien de particulier.

Edrann réfléchissait rapidement, les circonstances s'y prêtaient.
- Il faut qu'on se pose, dit-il. Tu rétablis la liaison avec Snoof, Schuker te donnera un coup de main. Et vous ne bougez pas d'ici, tous les deux ! Si le 3 veut nous lâcher, vous pourrez intervenir. En tout cas, je l'espère.
- Bien compris.

Edrann posa une main ferme sur l'épaule du planétologue :
- Ca ira, Schuker ?
- Oui. Enfin je crois. Pauvre Matt ! Si j'avais été auprès de lui, j'aurais peut-être pu le sauver.
- Nous aurions tous voulu le faire. Je te laisse avec Pitt, vous ne serez pas trop de deux.

Edrann refit le chemin au pas de course et quand il réintégra le poste de pilotage, il découvrit son fils à côté de Snoof, le regard scotché sur les témoins lumineux du pupitre.
- Qu'est-ce que tu fais, Dionne ?
- Il m'aide, laissa tomber le pilote. Et j'en ai bien besoin avec un moteur en moins. Matthew et Schuker ?
- Schuker, ça va.

Snoof comprit. Après plus de dix années passées aux côtés de Edrann, tous les deux avaient appris à se passer des mots superflus.
- C'était un brave gars, dit-il simplement. Tu connais la cause de l'explosion ?
- Non, sauf qu'on n'a plus de moteur 4. Matthew avait raison quand il parlait d'un bruit anormal.
- Ouais. Il connaissait son boulot. On va se poser ?
- Je m'en occupe.

Edrann chercha sur son ordinateur une base quelconque qui pourrait les accueillir. C'était urgent. Si le moteur 3 lâchait à son tour, le Vargo deviendrait incontrôlable au moment de l'atterrissage et comme il n'était pas question de rester indéfiniment en l'air ! Maudréüs 4 se trouvait désormais hors de portée mais il y avait peut-être une autre solution.
- J'ai une petite planète ou un satellite, à une courte distance. Elle ne semble pas répertoriée officiellement mais, de toute façon, on n'a pas le choix. Je prends les coordonnées...

Il posa le doigt sur l'écran tactile et la machine cracha le papier.
- Qu'est-ce que tu en penses ? demanda Edrann en tendant la fiche au pilote.

Snoof fit la grimace :
- Ca à l'air jouable. Dionne, rien de neuf ?
- Non, dit l'enfant sans détourner les yeux. C'est toujours allumé.
- Tant mieux. Il vaudrait mieux que ça continue comme ça.

Pitt les contacta, quelques minutes plus tard, pour les informer de l'évolution de la situation :
- L'interphone est réparé et on a réussi à rebrancher l'une des caméras extérieures, expliqua le second. Elle nous montre le moteur 3 intact. Pour l'instant, avec l'aide de Schuker je reconnecte tout ce qui peut l'être, et les alarmes en priorité, mais j'espère que ce sera inutile.
- Snoof nous dirige vers un lieu d'atterrissage, répondit Edrann. Si le Vargo a résisté à cette explosion, il n'y a aucune raison pour qu'il nous lâche.

Il fallut vingt-huit heures au Vargo pour rallier la petite planète. Des heures interminables pendant lesquelles une nouvelle alerte vint augmenter la tension, déjà palpable à bord du Vargo : il s'agissait d'un court-circuit sur le moteur 3, ce qui entraîna une perte de puissance. Pitt joua les bricoleurs de génie pour rétablir une alimentation électrique normale et c'est avec un vif soulagement que l'équipage vit la planète apparaître sur un écran.
- Elle porte quel numéro ? demanda Dionne.
- Aucun, répondit Snoof, elle n'est pas répertoriée sur nos cartes. C'est peut-être un satellite qui s'est décroché de l'orbite de sa planète-mère ou bien elle est née de la rencontre de deux planètes.
- La rencontre ?
Dionne ne voyait pas vraiment comment deux planètes pouvaient se donner rendez-vous dans l'espace. Le pilote ferma ses poings et les plaça face à face ; puis il fit mine de les précipiter l'un contre l'autre.
- Boum ! fit-il quand ses poings se heurtèrent. Elles éclatent en milliers de morceaux et, parfois quelques-uns de ces débris deviennent, à leur tour, des petites planètes.

L'enfant oublia un instant les voyants à surveiller pour tenter d'imaginer cette monstrueuse scène d'apocalypse. Puis il revint à la charge :
- Alors on peut lui donner un nom ?
- Dionne ! gronda Edrann. Snoof a déjà suffisamment à faire, ne le distrais pas. Ce satellite portera la référence K 712.

Dionne soupira et plongea du nez sur le pupitre de contrôle :
- Le voyant s'est éteint !

Le cri de l'enfant déclencha un vent de panique à bord. Snoof se livra aussitôt à diverses manipulations tandis que Edrann contactait la salle des machines, mais le second s'avoua impuissant à traiter le problème :
- Les circuits de contrôle me fournissent des informations satisfaisantes et l'ordinateur confirme. Je ne peux pas intervenir puisque j'ignore où se situe le défaut. Désolé.
- Et moi donc, gronda le pilote qui avait suivi la conversation par interphone. Ca y est, le moteur repart ! Mais pour combien de temps encore ?
- Huit heures, dit Edrann. C'est tout ce qu'il nous faut. Ca peut tenir jusque là ?

Snoof aurait aimé avoir la réponse.
- De toute façon, personne n'a l'intention de descendre en marche ? Alors il faudra bien que ça aille.

Le vaisseau poursuivit sa route et enfin il rentra dans l'atmosphère de la petite planète. Pressé par l'urgence, Edrann repéra une surface à peu près plane qui pourrait faire office de terrain d'atterrissage.
Chacun prit place dans un siège, sangles bouclées, et se prépara à passer un mauvais moment.
- Tout le monde est prêt ? s'enquit le pilote. Attention, ça risque de salement secouer !
- A toi de jouer, Snoof, répondit Edrann. On te fait confiance.

Le pilote fit virer légèrement le vaisseau sur la droite pour le placer dans l'alignement de la plaine puis il réduisit les moteurs. Le Vargo perdit de l'altitude et de la vitesse. Soudain, une inquiétante vibration ébranla le lourd vaisseau, sa carlingue émit une longue plainte.
- Le moteur 3 remet ça, cria Snoof. Accrochez-vous ! On y va !

Snoof poussa le vaisseau vers la plaine en s'efforçant de le stabiliser mais, déséquilibré par le manque de puissance, le Vargo s'inclina et son aile droite traça un large sillon dans la terre meuble. Snoof coupa les moteurs et, dans un effort désespéré, tenta de redresser le vaisseau tout en le laissant filer vers le sol. Le Vargo s'échoua sur la planète puis glissa longuement sur le ventre avant de s'arrêter dans un immense nuage de poussière. Il y eut un dernier gémissement métallique, puis ce fut le silence. Les membres d'équipage attendirent, cramponnés à leurs sièges, que le vaisseau se désintègre...
- C'est fini, lâcha sobrement Snoof. Tout le monde descend.

Le pilote laissa retomber ses bras le long de son corps en grimaçant. Ses muscles, tétanisés par l'effort fourni pendant ces minutes si intenses, étaient douloureux.
Sitôt débarrassé de sa ceinture, Edrann s'extirpa de son siège pour venir le féliciter.
- Bravo, Snoof ! dit-il en lui mettant une large claque dans le dos. J'étais sûr de pouvoir compter sur toi une fois de plus.

Puis il s'approcha de l'ordinateur central.
- Maintenant, voyons ce que nous offre cette planète ! J'espère qu'elle ne se montrera pas trop inhospitalière, nous avons notre compte d'ennuis.

Les relevés indiquaient une atmosphère à peu près comparable à celle de la Terre. Toutefois, l'air y étant un peu plus rare, il leur faudrait modérer leurs efforts physiques sous peine de finir essoufflés et dégoulinants de sueur. L'équipage du Vargo s'en sortait plutôt bien.
Le sas coulissa dégageant l'ouverture extérieure et une rampe s'étira jusqu'au sol. Les membres de l'équipage apprécièrent de sentir la terre ferme sous leurs pieds puis, sans s'être concertés, ils se dirigèrent vers l'arrière du vaisseau. A leur grande surprise, les dégâts s'avéraient limités. Si l'explosion avait perforé la carlingue, et provoqué l'arrachement du moteur 4, la taille réduite de l'ouverture avait permis aux cloisons étanches de démontrer toute leur efficacité. Seul ce pauvre Matthew avait eu le malheur de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment.
Quant à l'atterrissage réalisé de main de maître par Snoof, il se soldait par quelques bosses supplémentaires sur la tôle du Vargo, sans autre dommage.
Snoof tapota affectueusement la carlingue du vieux vaisseau :
- Je savais que je pouvais te faire confiance. Après tant d'années de vie commune, on se connaît bien nous deux.

Mais Schuker n'était pas d'humeur à entendre ce genre de discours :
- Cette foutue vieillerie devrait être à la casse depuis longtemps. On aurait tous pu y passer !

Le poing agressif, Snoof fit deux pas en direction du planétologue et Pitt dut s'interposer entre les deux hommes :
- On se calme ! On vient de vivre des heures difficiles, nos nerfs ont été soumis à rude épreuve mais c'est fini. D'accord ?

Le pilote et le planétologue échangèrent un regard mauvais avant de se tourner le dos.
- Ce que vient de dire Pitt équivaut à un ordre, ajouta Edrann d'une voix pleine d'autorité. Je ne tolérerai pas de bagarre entre vous deux.

Schuker et Snoof acquiescèrent en silence, et Edrann reprit : Très bien. Je vais contacter notre compagnie pour obtenir une assistance d'urgence.
La réponse que le chef du Vargo obtint en retour jeta un nouveau froid sur l'équipage.
- La "Prospect and Co" m'annonce qu'aucun de leurs vaisseaux ne se situe à moins de vingt jours de notre position. Donc, j'ai tenté ma chance auprès de Maudréüs 4 mais ils prétendent que la planète sur laquelle nous avons atterri n'existe pas. Je leur ai pourtant transmis les cordonnées, ils n'en démordent pas et refusent de bouger.
- Tu n'essaies pas de nous dire qu'on va moisir trois semaines sur ce caillou ? s'exclama Schuker. C'est impossible. On se sera tous entretués d'ici là !
- Ouais, il a raison, reconnut Snoof qui jeta un coup d'oeil soucieux sur le paysage alentour. Ca ressemble assez à l'idée que je me fais de l'enfer.

Edrann était désolé mais, étant donné les circonstances, l'équipage du Vargo n'avait guère le choix.
- Il y a tout de même une bonne nouvelle, poursuivit Edrann. Puisque notre société nous envoie un PC25 dernier modèle.
- Tu es sérieux ? s'écria Pitt en prenant une mine réjouie. L'une de ces petites merveilles va se déplacer jusqu'ici afin de rapatrier cinq malheureux terriens ? Tu sais que ces vaisseaux ont de véritables lits à bord, pas de simples couchettes, et c'est un cuisinier qui s'occupe de la canti... pardon, du restaurant. Tu imagines, Snoof, on n'aura rien d'autre à faire qu'à se laisser dorloter pendant qu'on nous baladera dans l'espace.
- Je t'assure que cette idée me convient parfaitement, répondit Snoof. Et tu oublies un sacré détail...

Et devant l'air interrogateur du second, Snoof ajouta, l'oeil pétillant : les équipages sont mixtes. Des filles, mon vieux, on pourra admirer des filles à longueur de journée ! (Le pilote se tourna vers le planétologue) Alors Schuker, tu nous fais ton plus beau sourire ?
Non. Et inutile d'insister. Le visage du planétologue s'était assombri.
- Il doit y avoir d'autres vaisseaux dans les parages ? dit-il en s'adressant à son supérieur. Pourquoi ne pas lancer un appel ?
- C'est trop tard, répondit Edrann. Nous allons devoir attendre la Prospect. S'ils envoient un PC 25 pour nous rapatrier, c'est parce qu'ils veulent récupérer le Vargo.

Schuker parut médusé par la nouvelle :
- Le récupérer ?
- Exactement, confirma Edrann. Et dans ce but, nous devons procéder aux réparations que nous jugerons possibles, étant donné les moyens dont nous disposons. Après tout, nous allons avoir beaucoup de temps libre.
- Le Vargo ! gémit le planétologue. Trois semaines de corvée à cause de ce tas de...

Pitt préféra l'interrompre avant que l'insulte ne fuse :
- Tu pourras en profiter pour t'intéresser à cette planète. Après tout, si tu repérais une oasis, je crois que chacun apprécierait.

Pendant que cette discussion se déroulait - et satisfait de savoir que "son" Vargo serait l'objet de toutes les attentions - Snoof s'était mis à détailler leur nouveau lieu de résidence ; question paysage, il y avait de quoi se morfondre. Le Vargo avait fini sa course sur une plaine sablonneuse cernée de hautes falaises abruptes. Aucun arbre, pas un buisson, ni le moindre brin d'herbe à des kilomètres à la ronde. Cette absence totale de végétation laissait supposer qu'il n'y avait pas d'eau, donc pas de vie, sous quelque forme que ce soit. Et là, c'était plutôt une nouvelle rassurante. Car si le pilote avait un peu exagéré au sujet de la planète Toos, il lui était réellement arrivé, au cours de ses voyages, de se trouver aux prises avec des extraterrestres d'une extrême agressivité. Ce qui justifiait sa bonne forme physique : il savait à quel point il était vital de pouvoir courir vite, très vite.
Le pilote s'accroupit et ramassa une poignée de sable rouge qu'il laissa filer entre ses doigts.
- Je sens que notre séjour ici va être passionnant, ronchonna-t-il et les filles du PC 25 lui parurent lointaines. Tu en penses quoi, mon gars ?

La question s'adressait à Dionne qui observait, lui aussi, le paysage. L'enfant imita le geste du pilote et contempla, au creux de sa paume, quelques grains de sable qui scintillaient.
- Tu crois qu'il y a des pierres précieuses dans le sol, Snoof ? demanda-t-il avec enthousiasme. Regarde comme ça brille !

Mais Snoof ne voyait là que des grains rougeâtres d'une banalité affligeante.
- Bof ! grogna-t-il. C'est la même chose partout ailleurs.
- Une planète comme les autres, ajouta Pitt. Allez Snoof, on remonte nos manches et on se met au travail ! Je ne tiens pas à ce que la ventilation nous lâche durant la nuit. A moins que tu n'aies l'intention de prendre ta retraite à l'instant et d'aller faire des châteaux de sable avec le gamin ?

Le vieux pilote se redressa et eut un geste d'apaisement en direction du second :
- Hé Pitt ! Si on campe trois semaines sur K 712, autant que ce soit dans la bonne humeur.

Puis, avant de suivre le second, le pilote s'adressa à l'enfant :
- Tu devrais te balader un peu dans le coin, histoire de voir à quoi ressemble notre club de vacances. Si tu repères le moindre truc intéressant, tu le notes et tu me feras un rapport tout à l'heure. Je peux compter sur toi ?

Snoof rejoignit Pitt à bord du Vargo et ils se rendirent dans le local où se situait le système de la ventilation. Tout en débutant les vérifications, Pitt confia au pilote qu'il s'interrogeait sur leur prochain sauvetage :
- Tu peux me dire pourquoi la "Prospect" veut conserver cet engin ? Je sais, Snoof, c'est du bon matériel, je ne dis pas le contraire, mais ils ont d'autres vaisseaux plus modernes alors pourquoi s'acharner à rafistoler celui-ci ?

Snoof lui tendit un boîtier électronique en marmonnant :
- Qu'est-ce que j'en sais ! Peut-être que les deux vaisseaux qui ont explosé leur ont coûté trop d'argent et que la compagnie ne peut pas se permettre d'en perdre un troisième.
- Tu parles sérieusement ? s'inquiéta Pitt. Ce serait à ce point-là ?
- Je ne vois pas d'autre explication. Le Vargo peut encore rendre pas mal de services, et puis la facture ne sera pas trop lourde pour le remettre en état de marche.

Pitt plaça les pinces du boîtier sur les principaux câbles de la ventilation et appuya sur un bouton : les témoins lumineux s'allumèrent.
- Ca fonctionne ! dit-il avant d'ajouter : On aurait pu nous autoriser quelques jours de repos.
- Trois semaines sur ce caillou à dormir, manger, et jouer aux cartes ? demanda Snoof. Ca deviendrait vite mortel. Et tu pourrais avoir une pensée pour ce pauvre Matthew qui a été transformé en étoile filante. On est quand même moins à plaindre que lui.
- Tu ne diras peut-être plus la même chose dans trois semaines, répondit Pitt, sans rire.

Et Snoof songea que le second avait toujours le mot pour vous remonter le moral !

Dionne avait suivi les conseils du pilote ; il était parti à la recherche d'indices concernant "K 712" en se disant que c'était un bien triste nom pour une si jolie planète.
Au gré de ses pas, le jeune garçon s'était éloigné du vaisseau jusqu'à le perdre de vue ; le Vargo lui était même complètement sorti de l'esprit. Dionne avait quitté la plaine pour aborder une succession de monticules et de pentes douces rougeâtres qui se fondaient dans le décor, et qui encadraient une profonde saignée dans le sol. Celle-ci, fortement sinueuse, évoquait le lit d'une rivière asséchée. Elle se prolongeait en direction d'un haut plateau et, sur chacune de ses rives, se dressaient des arbustes et de hautes herbes pétrifiées dans un linceul de lave grisâtre.
Dionne ressentit soudain l'épais silence qui l'entourait ; si oppressant dans ce vaste désert sans vie.
- Il n'y a personne, dit l'enfant à voix haute et d'entendre sa propre voix le rassura.

Il s'apprêtait à faire demi-tour et à revenir sur ses pas, lorsqu'une petite voix lui répondit :
- Si. Moi je suis là.

D'un bond, Dionne se retourna. Une fillette se tenait à quelques pas de lui.
"Elle n'était pas là quand je me suis approché de la rivière," pensa d'abord l'enfant.

Puis il la dévisagea de la tête aux pieds comme seul un garçon mal élevé peut le faire. "Elle paraît avoir mon âge, mais ce n'est pas une terrienne."
La fillette ne bougeait pas ; elle semblait attendre qu'il reprenne la parole et son visage n'exprimait aucune peur. De longs cheveux blancs tombaient en cascade sur ses reins et ses yeux ressemblaient à deux perles de jade. Elle portait une tunique ivoire, fermée au cou, aux poignets et aux chevilles par des rubans du même rouge que le sable.
Voyant qu'elle se taisait et croyant qu'elle était intimidée, le garçon lui dit :
- Mon nom est Dionne. Puis il ajouta : Je viens de la Terre. C'est loin, très loin d'ici.
- Je sais parfaitement où se situe la Terre, lui répondit-elle avec un petit haussement d'épaules. Tous les habitants de ma planète le savent.
- Ah ! dit bêtement Dionne qui se demanda comment elle pouvait connaître l'existence de la Terre alors que tous, à bord du Vargo, ignoraient celle de K 712.

Mal à l'aise, le jeune garçon se dandina sur un pied, puis sur l'autre, et un petit sourire narquois apparut sur les lèvres de la fillette.
- Moi, c'est Thallénaël-Cybiade.
- Thallél quoi ? s'exclama Dionne. Tu parles d'un nom à retenir, tu n'as pas de diminutif ?

Ce fut au tour de la fillette d'être prise de court.
- Je ne sais pas ce qu'est un diminutif, dit-elle et cet aveu semblait lui coûter. Thallénaël-Cybiade est mon nom, tout simplement.
- Pff ! Tout simplement, se moqua Dionne. Eh bien je t'appellerai Thaëlle. Ca te va ?

Elle ouvrit de grands yeux surpris. Comment cet étranger pouvait-il se montrer aussi impertinent ? Mais, après tout, il paraissait amusant.
- Je suis d'accord. Tu es arrivé avec le vaisseau ?
- Oui. Il y a eu un accident grave à bord et on a dû se poser en catastrophe. L'un des hommes d'équipage a perdu la vie.
- Oh ! Est-ce que tu aurais pu mourir toi aussi ?
- Oui, mais ça fait partie des risques quand on voyage dans l'espace, répondit Dionne en se redressant fièrement.

A voir le regard admiratif qu'elle lui adressa, il avait fait mouche.
- Tu vis ici ? lui demanda-t-il. Je croyais cette planète déserte.
- Nous ne sommes pas très nombreux. Mon peuple habite là-bas (elle lui indiqua le haut plateau dans le lointain) je t'emmènerai si tu veux.
- D'accord, mais pas aujourd'hui. Je dois aider mon père à réparer le vaisseau.

Les grands yeux brillèrent à nouveau et Dionne n'allait pas tarder à se prendre pour le plus grand héros de toute la galaxie lorsqu'une voix l'interpella brusquement :
- Te voilà enfin, fichu gamin !

Snoof venait de surgir au détour d'un monticule. N'apercevant plus l'enfant et craignant qu'il ne s'égare, il s'était lancé à sa recherche.
- La prochaine fois, ne t'éloigne pas autant, gronda le vieux pilote. Si tu te perdais, ton père me ferait passer un sale quart d'heure et on a bien assez de soucis.

Snoof avait marché à grandes enjambées pour retrouver l'enfant ; il transpirait à grosses gouttes. Tout occupé à retrouver son souffle, il ne remarqua pas l'étonnement du jeune garçon, car Snoof paraissait ignorer la présence de la fillette. Pourtant Thaëlle était là, à moins d'un mètre du pilote.
Dionne tendit l'index dans sa direction.
- Elle... , commença-t-il mais le pilote ne le laissa pas terminer.
- On retourne au Vargo. L'air de cette planète me fatigue, je ne sens plus mes jambes. Allez !

Attrapant l'enfant par le bras, il l'entraîna avec lui. Dionne réussit à jeter un coup d'oeil par-dessus son épaule : Thaëlle les regardait s'éloigner en pouffant de rire. Elle agita la main pour saluer le jeune garçon avant d'être masquée par la végétation.
- Snoof ? Mais tu l'as vue, juste devant toi..., insista Dionne qui ne comprenait pas.
- Bien sûr que je l'ai vu, gronda le pilote, et c'est normal parce qu'il n'y a rien d'autre sur cette fichue planète sauf cette saleté de sable rouge qui vous rentre par le nez et les oreilles. Et crois-moi, on n'a pas fini d'entendre Pitt nous en parler, de ces trois semaines de vacances sur K 712.

Après le départ du jeune garçon et du vieil homme, Thaëlle reprit sa promenade interrompue, ravie de s'être fait un nouvel ami. Bien sûr, Dionne avait l'air un peu étrange mais, après tout, c'était un terrien. Et il se montrait si courageux ! La petite fille n'avait plus qu'une hâte : le revoir.



Fin du premier chapitre


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