LA SAUTERELLE ET LA JEUNE FILLE

                                   par Claude Jégo

En ce matin d'octobre un nuage de rosée s'étendait sur la plaine. Dans l'herbe humide un vieil homme et son petit-fils marchaient côte à côte, engoncés dans leurs cabans noirs, le col relevé. Autour d'eux une brume légère s'amenuisait, laissant filtrer un fin rayon de soleil.
– Dis, grand-père, je pourrai choisir le nom des agneaux ?
Le jeune Corentin n'avait pu contenir plus longtemps cette question qui, depuis son réveil, s'efforçait de franchir ses lèvres.
– Tu sais que deux seulement sont nés cette nuit, dit Antonin.
– Oui, grand-mère m'a prévenu quand je me suis levé, répondit la jolie voix d'enfant. Mais elle ne m'a pas dit : Filles, ou garçons.
Le vieil Antonin fit entendre un bref éclat de rire :
– Comme tu es impatient !
Corentin baissa la tête et murmura sur un ton sérieux :
– Ce soir, je dresserai une liste avec deux colonnes. L'une pour « agnelets » et l'autre pour « agnelles ».
Le grand-père posa un regard approbateur sur son petit-fils.
– Tu es un enfant organisé, c'est très bien.
Tous les deux poursuivirent sur le sentier terreux qui menait à la bergerie. Construite en pierres sèches et couverte d'une toiture de tuiles à une seule pente, la modeste bâtisse abritait le troupeau du vieux berger.
Arrivé devant l'épaisse porte de bois, le grand-père utilisa la lourde clé suspendue à un clou pour la déverrouiller et l'ouvrir en la poussant du plat de la main. C'est à cet instant que Corentin éprouva une impression fugace. Il tourna la tête et crut apercevoir une silhouette diaphane qui s'évaporait dans l'un des rares bosquets clairsemés de la plaine.
Les yeux écarquillés, il tendit le bras dans la direction :
– Grand-père, là-bas, regarde, elle est...
Mais Antonin était entré dans la bâtisse et s'affairait déjà au milieu de ses brebis, empoignant le foin à grandes brassées pour en garnir les râteliers. Corentin referma la porte.

Dehors la prairie, le soleil s'efforçait de disperser les derniers lambeaux de brume. La nature s'éveillait. Le lièvre déserta son gîte pour s'en aller ronger, au loin, l'écorce des jeunes peupliers. L'écureuil roux s'agita doucement dans son nid, l'épais feuillage de son arbre le rassurait. Le rongeur se drapa dans sa grosse queue touffue et referma ses yeux noirs. Cachée derrière le tronc, une biche dressa sa fine tête et, sentant l'odeur de l'homme, elle prit la fuite.

Dans la bergerie, Corentin s'était agenouillé à proximité des cases qui isolaient les mères et leurs agneaux du reste du troupeau. Antonin vint s'accroupir à ses côtés.
– Pico et Mila, lui dit l'enfant en ouvrant ses mains vers les agnelets.
– Ou bien Pico et Titou ? proposa Antonin.
Corentin souleva les épaules et hésita :
– Je ne sais pas.
– Nous en reparlerons à la maison, dit Antonin qui se releva. Tu changes l'eau de l'abreuvoir et je rajouterai un peu de paille pour que leur litière reste propre et sèche. Ensuite nous rentrerons avant que ta grand-mère ne s'inquiète de notre longue absence.
Leur travail terminé Antonin et son petit-fils quittèrent la bergerie, non sans avoir posé un dernier regard sur chaque brebis et son petit.
– Ils vont bien, n'est-ce pas, grand-père ?
Le vieil Antonin rassura l'enfant.
La porte refermée, la lourde clé retrouva le clou planté dans l'huisserie en bois et tous deux reprirent le sentier qui les ramènerait au village.

Silencieux, un oiseau nocturne les survola, décrivant un ovale avant de s'enfuir en direction de la chênaie. Le jeune garçon poussa un cri d'étonnement en l'apercevant.
– Grand-père, un hibou ! Il devrait dormir, il fait jour ?
– Oui, Corentin, et si ta grand-mère nous avait accompagnés, elle en aurait conclu qu'il n'y a pas que les vieux bergers qui souffrent d'insomnie.
L'oiseau s'était éloigné et Corentin l'avait suivi des yeux. Son attention fut soudain attirée par ce curieux bosquet qu'il avait déjà remarqué. Il ondulait lentement, s'agitait parfois.
– Il n'y a pas de vent. (L'enfant insista:) Pas de vent du tout, je ne le sens pas sur mes joues.
– Que faut-il en conclure, jeune Corentin ? Que la dame en rose est proche de nous ? Qu'elle nous écoute et peut-être même qu'elle aimerait partager notre conversation ?
L'enfant effectua un tour complet sur lui-même, observant avec attention, la prairie, le sentier, la tache verte du bois dans le lointain.
– Grand-mère m'a dit qu'elle se prénommait Rosentines. (Corentin vit qu'Antonin l'écoutait alors il poursuivit:) C'était la plus jolie fille du village et le seigneur, qui possédait toutes les terres alentours, était tombé fou amoureux d'elle. Tous les deux auraient dû se marier le jour du printemps. Hélas, ce jour-là un loup, très méchant, a surgi au détour d'un chemin et s'est rué sur le cheval du seigneur. Effrayé, l'étalon blanc a jeté son cavalier à terre, sa tête a heurté une pierre et il est mort. Les villageois étaient très en colère alors ils ont organisé une battue et tué le loup. Rosentines ne s'est jamais mariée et grand-mère raconte qu'elle apparaît parfois au milieu de la prairie, vêtue d'une robe de mariée en soie rose.
(Corentin leva un index autoritaire). Je suis certain qu'elle est là parce que le feuillage des arbres bouge et qu'il n'y a pas de vent.
– C'est évident, soupira Antonin. Dis-moi, Corentin, à quoi reconnait-on une grand-mère ?
L'enfant n'eut pas la moindre hésitation.
– A ses cheveux qui sont tous devenus blancs.
– Non, pas du tout, coupa Antonin d'un air résolu. On sait qu'il s'agit d'une grand-mère parce qu'elle a toujours une belle histoire à raconter à un enfant de ton âge.
– Oh non, protesta Corentin, contrarié. Alors Rosentines n'existe pas ?
– Je crains que non, répondit Antonin. Et je suis même prêt à le jurer.
Le grand-père posa une vieille main noueuse sur l'épaule de son petit-fils et tous deux poursuivirent leur chemin vers le village.
Sur le Mont-Rosen, une trentaine de petites maisons blanches recouvertes de lierre grimpant apparaissaient, perchées à 380 mètres d'altitude, et ses jolies maisons de poupées se découpaient sur le velours bleu du ciel.

Dans la plaine, le bosquet s'agitait encore. Une écharpe de soie rose chuta sur le sol, provoquant le saut prodigieux d'une sauterelle apeurée.
Une fine main blanche ramassa le tissu léger et la jeune fille le noua autour de son cou. Ses yeux lumineux suivaient le vieil homme et l'enfant qui s'éloignaient.
– Ils reviendront un autre jour, souffla-t-elle à l'insecte. Viens, allons écouter le chant de la rivière et ses paroles nous conteront les pays lointains qu'elle a traversés.
Il n'y eut personne pour entrevoir la silhouette effleurant le tapis de verdure qui s'inclinait sous ses pas, personne pour entendre la sauterelle, bondissant à ses pieds, lui narrer ses promenades dans les hautes herbes.
Dans un ciel dépourvu de nuages, le doux soleil d'octobre brillait.



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