CONVERSATION ENTRE AMIS

                          par Claude Jégo

La cloche de la chapelle avait égrené les douze coups de minuit et le vent, malicieux, s'était emparé des notes pour leur faire parcourir les ruelles du village, les emporter par-delà les champs de blé jusqu'aux vieux murs de la ferme. Dans la quiétude de leurs chambres le paysan, sa femme, leurs enfants dormaient d'un sommeil profond que rien n'aurait pu troubler. Les notes se perdirent.

Du haut d'un grenier à foin, un chat contemplait la lune et, dans ses pupilles rondes, si noires, se reflétait le cercle blanc lumineux. Sur l'immense étendue du ciel, la nuit avait déroulé son velours sombre ; l'air était doux, parfumé, apaisant.
A côté du chat se tenait une souris grise. Elle vivait depuis longtemps sous les combles de la ferme et, à la nuit tombée, elle délaissait son refuge pour aller admirer les étoiles scintillantes ; de ce spectacle, elle ne se lassait jamais.
Le chat prit soudain conscience d'une présence. Il tourna la tête et découvrit le rongeur assis sur son petit derrière, ses pattes toutes roses croisées sur son ventre rond. Le félin n'en crut pas ses yeux.
– Tu es une souris !
Le rongeur haussa doucement les épaules.
– Eh oui.
Les yeux du félin étincelèrent et il exhiba une patte armée de longues griffes acérées.
– Les chats adorent manger les souris. Que dirais-tu s'il me venait l'idée de me régaler de ton petit corps dodu ?
La question ne parut pas inquiéter le rongeur.
– Menteur ! Ton estomac déborde de croquettes. Il ne s'y trouve plus la moindre place pour y glisser l'adorable bête que je suis.
Le matou dut convenir, à regret, que c'était vrai : il n'avait pas faim. Il en fut agacé.
– Que fais-tu là ? grommela-t-il.
– La même chose que toi, répondit la souris. Je rêve à la lune.

Les yeux verts du félin quittèrent le rongeur pour parcourir, à nouveau, le ciel. Les chats aiment le silence de la nuit, lorsque humains et animaux de la ferme sommeillent sur un lit de coton ou de paille. Le monde devient terrain de chasse où seuls se déplacent les chouettes et les renards, les crapauds et les chats ; chacun partant à la recherche de son mets favori. La chouette aime à se régaler d'une musaraigne, le renard préfère la poule, le crapaud est friand de la limace. Le chat adore... les souris.
Je la mange ou je ne la mange pas ? s'interrogea le chat.
– A quoi songes-tu ? demanda la souris.
– Aux averses que déverseront les nuages demain matin, répondit l'hypocrite. Un temps à ne pas mettre un chat dehors.
Cette réflexion amusa le rongeur. Les gouttes de pluie cognant sur la toiture n'atteindraient pas son trou de souris où il vivait à l'abri des chats. Il aurait tout loisir de savourer le morceau de gruyère que le maître de la maison avait oublié, par mégarde sans nul doute, sur une planchette de bois pourvue d'un étrange fil de fer.

La souris se plaisait dans cette ferme où elle était née au sein d'une famille de douze souriceaux. Les années passant, ses frères et sœurs s'étaient éparpillés dans les lieux environnants, choisissant qui un moulin, qui une boulangerie, qui une menuiserie pour y loger et y élever, à son tour, sa nombreuse famille.
La souris s'était retrouvée seule mais elle ne s'en plaignait pas. Les élans de tendresse que lui manifestait la fermière, quand toutes deux se croisaient dans un couloir, lui réchauffaient le cœur.
« La souris ! La souris ! » hurlait-elle en se hâtant de porter la nouvelle à qui voulait l'entendre. Le petit rongeur en rosissait d'émotion.

La petite bête restant silencieuse, le chat relança la conversation.
– Crois-tu que la lune nous observe à cet instant ? Sa luminosité éclaire nos prés, nos rivières, nos maisons (Une libellule survola le matou.) et jusqu'à nos plus fragiles insectes. Elle peut donc nous scruter à sa guise, observer chacun de nos gestes. Je vais te donner un simple exemple afin que tu comprennes bien ma pensée : s'il me prenait l'envie de me jeter sur toi et de t'engloutir, la lune serait-elle témoin de mon « infamie » ?
Tandis qu'il parlait, le chat avait fait un pas de côté ; son poil tigré frôlait désormais le poil gris de la souris qui s'écarta de deux pas et révéla :
– La lune n'ayant pas d'yeux, elle ne peut pas te voir.
Le félin éprouva un doute.
– Tu en es certain ? demanda-t-il et ses yeux brillèrent méchamment.
– Assurément. Mais moi, je te vois.
Ce fut au tour du chat de garder le silence. Il cherchait à interpréter les mots entendus sans y parvenir.
– Je ne comprends pas, finit-il par avouer sottement.
– Tantôt, cachée auprès d'un sac de graines, j'ai vu la fermière remplir ton plat d'une pâtée que tu as dédaignée.
Au souvenir de cette bouillie grisâtre et grumeleuse le chat ne put contenir un haut-le-cœur.
– Nauséabond, répugnant, non : immangeable ! voilà le mot qui convient pour qualifier cette nourriture que l'on me destinait.
– Tant pis pour toi ! Je l'ai, pour ma part, tant aimée que j'ai vidé ton plat. Alors, et c'est un « simple exemple que je prends pour que tu comprennes ma pensée » : s'il te venait l'envie de me croquer, tu pourrais sentir se répandre, sur ta langue râpeuse, cette bouillie immangeable dont j'ai rempli mon ventre bien rond...
Le chat frissonna et ne le laissa pas finir sa phrase.
– Par pitié, si l'on parlait d'autre chose.
– De la pluie et du beau temps, peut-être ? suggéra le rongeur.
Tandis que le félin et le rongeur se mettaient à discourir de la moisson qui aurait lieu dans quelques jours, un papillon, voletant joliment, traversa le champs de lavande, se posant de-ci de-là sur les fleurettes mauves.
Et pendant ce temps, du haut du ciel noir, la lune regardait un chat et une souris en train de converser.

F I N


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Second prix de la nouvelle aux Apollon d'Or 2013 de Vaison-la-romaine 

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