D'un geste précis, il posa les lentilles noires sur ses yeux l'une
après l'autre, puis s'écarta légèrement du miroir pour juger de
l'effet. Par cet artifice, ses pupilles paraissaient anormalement
dilatées, et cela donnait à son regard un air ahuri qui ravissait les
enfants. Au crayon brun, il traça deux faux sourcils en accent
circonflexe et entoura sa bouche d'un trait qui débordait largement. Il
ne manquait plus que le nez rouge... Voilà !
Et maintenant le costume : un pantalon et une
veste à larges carreaux multicolore ainsi qu'un vieux chapeau déformé
posé en équilibre au sommet de son crâne, et les chaussures, dix fois
trop grandes pour ses pieds, mais cela faisait partie de la panoplie de
clown.
Le miroir lui renvoya son image : aujourd'hui, il
serait Tip.
Il quitta sa caravane de la démarche claudicante
d'un pingouin, se faufila entre les cages des fauves. Les tigres le
suivirent d'un regard gourmand mais Tip passa, prudemment loin des
barreaux, hors de portée de leurs énormes griffes. Rangus le vieux lion
dormait, comme à son habitude, et il ne bougea pas,
même quand Tip l'appela par son nom. Avec son poil râpé et sa crinière
dégarnie, le roi des animaux avait piètre allure.
Arrivé devant l'entrée du chapiteau, il croisa
Juliette, la ravissante fildefériste qui serrait frileusement un châle
de laine sur ses épaules.
Elle lui sourit gentiment :
– Bonjour Tip ! Tu peux aller répéter si tu le désires. Je dois changer
mes chaussons, l'un des lacets a lâché.
– Merci, Juliette. Je n'en ai pas pour longtemps,
juste une petite
modification à mettre au point pour mon prochain numéro.
– Ne te presses surtout pas. Je vais profiter de cette pause pour
avaler un grand café brûlant. Brrr! J'espère que ce vent glacial va se
calmer avant la représentation de ce soir, je suis frigorifiée.
Frissonnant de la tête aux pieds, la jeune femme
s'éloigna rapidement et le clown s'engouffra sous l'immense chapiteau
aux rayures jaunes et rouges où, depuis le petit matin, le personnel
s'affairait sans relâche à monter les gradins, régler les projecteurs
et installer le podium sur lequel l'orchestre jouerait pendant les
exhibitions des artistes.
Au centre de la piste, Tip découvrit le
matériel de Juliette : un fil de fer tendu entre deux poteaux blancs
sur lequel elle savait évoluer gracieusement sur la pointe de ses
chaussons de satin rose. Il n'y avait aucun secret derrière tant
d'agilité ; la jolie ballerine avait répété et répété encore
jusqu'à ce que tout soit parfait.
Tip sortit trois boules étincelantes de ses
poches et entreprit de jongler avec virtuosité. Soudain, simulant un
geste maladroit, il lâcha l'une d'entre elles qui retomba sur le bout
de sa longue chaussure. Le clown fit mine d'éclater en sanglots,
en écartant largement les bras dans une démonstration excessive de
désespoir. Puis, attrapant dans une poche ce qui ressemblait à
l'extrémité d'un mouchoir, il tira, tira, tira encore avant de se
moucher bruyamment dans une sorte de large nappe.
La scène était sensée faire rire les enfants
mais, pour l'instant, ce sont les garçons de piste qui s'esclaffaient
sans la moindre retenue. Les applaudissements et les encouragements
fusèrent :
– Bravo Tip ! C'est très réussi.
– Tu es le plus grand clown du monde, Tip.
Il les remercia en leur faisant une profonde
révérence puis recommença son petit numéro jusqu'à ce qu'il soit
parfaitement au point. Un peu plus tard, quand Juliette le
rejoignit, il lui céda la place mais resta afin de regarder
évoluer la jolie fildefériste.
Elle portait une robe de ballerine en
tulle blanc et ses longs cheveux blonds, tombant sur ses épaules,
étaient retenus par un ruban de satin du même rose que ses chaussons.
Elle monta lestement sur le fil de fer et se mit
à avancer à pas glissés. Elle gardait un bras tendu avec une main
ouverte dans un mouvement gracieux tandis que de l'autre main, elle
tenait une ombrelle de dentelle qui l'aidait à garder son équilibre.
«On dirait un ange tombé du ciel, pensa Tip, le cœur
débordant de
tendresse. Elle a juste perdu ses belles ailes.»
Depuis longtemps déjà, le clown était éperdument
amoureux d'elle mais c'était, hélas ! un amour sans espoir car Juliette
aimait Pablo, le beau trapéziste, et bientôt, ils se marieraient.
Tip poussa un gros soupir et il décida qu'il
était temps pour lui de regagner sa caravane.
Il étala soigneusement sur son visage une épaisse couche de fond de
teint blanc avant d'ajouter un seul sourcil noir en arc de cercle,
tracé de la tempe droite jusqu'au milieu du front ; puis il dessina
une fausse larme sur sa joue gauche. Ensuite, il se glissa dans un
magnifique habit scintillant de mille feux, enfila les bas, les
chaussures, les gants - le tout d'un blanc immaculé - se coiffa d'un
petit chapeau conique et il sortit de sa caravane.
C'était la plus petite caravane de toutes. Elle
n'avait
que deux fenêtres, aucune antenne
pour recevoir les chaînes de télévision et elle ne portait pas
d'inscription particulière sur ses flancs ; à l'inverse des autres
caravanes qui arboraient fièrement, en grosses lettres rouges, le nom
du cirque Bredeau.
Aujourd'hui, le temps était à la douceur
et le ciel d'un bleu sans nuages. La journée serait particulièrement
belle ce qui ferait le bonheur du public qui affluerait bientôt pour
applaudir les artistes et se régaler de barbe à papa.
L'une des premières personnes qu'il
rencontra fut Juliette à l'instant où celle-ci ressortait du chapiteau.
– Bonjour Juliette !
– Bonjour... Ah ! Aujourd'hui, tu es Bimbo, le clown en habit de
lumière. Est-ce que tu vas répéter ton solo de mandoline ? Les enfants
adorent t'entendre jouer.
– C'est leur instrument préféré. Je vais encourager Pablo sur la piste,
veux-tu venir avec moi ?
Juliette perdit son joli sourire et son visage
s'assombrit :
– Il prépare le saut de la mort pour la représentation qui aura lieu la
semaine prochaine dans la capitale. Nous devrons tous être les
meilleurs ce jour-là.
Elle hésita avant de confier d'une petite voix
tremblante :
– Je n'aime pas le regarder lorsqu'il se trouve
tout là-haut, sous le
chapiteau. J'ai toujours peur que...
Elle ne termina pas sa phrase mais Bimbo avait
compris. Alors, il la laissa et partit seul admirer les trapézistes.
Les voltigeurs – collant bleu roi, ceinture
argentée, le torse nu – se tenaient sur la plate-forme, tout en haut du
chapiteau ; ils présentaient le numéro le plus prestigieux du grand
cirque Bredeau.
Il n'était pas difficile de reconnaître Pablo parmi eux. Beau, musclé,
le cheveu noir comme du jais, il faisait chavirer le cœur de toutes les
femmes.
Bimbo s'assit sur le bord de la piste,
comme il aimait à le faire, et il admira les corps qui se jetaient dans
le vide pour se rattraper au trapèze.
Un saut périlleux avant... Réussi. Un saut
arrière... Raté ! Un trapéziste manqua de peu la barre et chuta dans le
filet de sécurité. Ouf ! Plus de peur que de mal, l'homme avait su se
recevoir sans se blesser.
Bimbo jeta un regard désolé à ses mains
gantées de blanc. Alors que Pablo couvrait ses paumes d'une sorte de
poudre
destinée à les sécher – la transpiration était l'ennemie du voltigeur –
puis il saluait fièrement la foule avant d'empoigner le trapèze et de
se lancer dans un double saut périlleux. Bimbo, lui, ressentait le
vertige dès qu'il montait sur une chaise. Non, décidément il ne serait
jamais qu'un clown et ce n'était déjà pas si mal même s'il ne faisait
pas rêver les jolies ballerines.
Monsieur Loyal arriva à son tour sur la piste et,
apercevant Bimbo, il se dirigea vers lui :
– Le départ de la parade a lieu dans deux heures. On peut compter sur
toi comme d'habitude ?
Bimbo acquiesça. Il adorait déambuler dans
les rues au milieu de tous les artistes, escorté par le tintamarre de
la fanfare et les cris de joie des enfants attroupés sur les trottoirs.
On exhibait les lions rugissants dans leurs cages, les chimpanzés
habillés de la tête au pied comme des bambins se rendant à l'école.
Mais, de tous les animaux du cirque, l'éléphant
était de loin le plus impressionnant. Il portait une couverture de
velours cramoisi sur son large dos gris et ses longues défenses
d'ivoire avaient été peintes en rouge et or. Simbad, son propriétaire,
se tenait fièrement assis tout en haut de l'immense pachyderme, les
jambes pendantes derrière les grandes oreilles qui s'agitaient sans
cesse.
Il y avait aussi Pablo et les
trapézistes, les épaules recouvertes de longues capes bleu et argent ;
Gino, le grand magicien, en habit de soirée et chapeau haut de forme ;
la jolie Juliette, toute rougissante sous son ombrelle ; Tobias, le
ventriloque et sa marionnette Gloupy, le canard bavard ; les frères
jumeaux antipodistes, Jim et Bud ; et enfin venait le clown qui fermait
la marche en jetant des confettis par poignées entières sur les
enfants, sur leurs parents.
Un jour dans une ville, demain dans une autre,
c'était une drôle de vie mais Bimbo ne connaissait rien d'autre, et il
aimait cela.
Alors qu'il ressortait du chapiteau, il
découvrit, avec surprise, un campement en pleine effervescence. Les
gens s'agitaient, criaient, couraient
dans tous les sens, et le directeur, monsieur Bredeau, manifestait tous
les signes d'une grande colère ; le regard noir, les sourcils froncés,
le teint empourpré par l'émotion, il hurlait des ordres à l'un ou à
l'autre.
Dès qu'il aperçut Bimbo, il l'apostropha
:
– Ah ! Te voilà, toi. Ce stupide dompteur a laissé un lion s'échapper.
Le vieux Rangus est en liberté quelque part au milieu des caravanes. En
tout cas, j'espère qu'il est toujours là parce que si cet animal se
glisse dans les rues de la ville, nous n'aurons plus qu'à plier
bagages, et à nous enfuir sous les insultes des habitants.
Mû par un réflexe absurde, Bimbo jeta un regard
inquiet autour de lui ; il valait mieux être sûr que le lion ne se
trouvait pas dans les environs immédiats. Ouf ! Le fauve n'était pas en
vue.
Pendant ce temps-là, le directeur ne
décolérait pas :
– Il a mal fermé la cage. Quelle belle excuse ! Comment peut-il dresser
des bêtes sauvages s'il n'est même pas capable de tirer un verrou ?
Bimbo préféra ne pas répondre. La réflexion de
monsieur Bredeau s'avérait très sensée, et de toute façon, il valait
mieux de ne pas discuter avec un directeur de cirque qui cherche un
lion.
– Je devrais peut-être utiliser ce maudit dompteur comme appât ? gronda
le directeur.
Puis il hurla à nouveau :
– Où est cet animal ? Trouvez-le-moi
immédiatement !
Un cri lui parvint en retour :
– IL est là ! IL veut manger Gino !
Le directeur et le clown se précipitèrent et ils
découvrirent Rangus le lion, sagement couché aux pieds de Gino le
magicien. Alors que le vieux lion ne manifestait aucune agressivité -
il semblait prêt pour la sieste - Gino tremblait si fort que son
élégant chapeau noir avait fini par chuter de sa tête.
Monsieur Bredeau évalua rapidement la situation
et jugea qu'elle n'avait rien d'alarmant.
– Tu devrais t'éloigner lentement de lui, Gino, sans faire de mouvement
brusque, conseilla-t-il au magicien. Rangus parait de bonne humeur, je
suis sûr qu'il ne te veut aucun mal.
Mais la proposition du directeur demeura sans
effet. Le magicien, habituellement plus loquace, semblait pétrifié par
l'émotion. Soudain, Rangus ouvrit une large gueule pleine de
magnifiques crocs et lâcha un rugissement féroce. Dans le silence qui
suivit, on entendit une petite voix chevrotante qui gémissait :
– Mama
mia. Yé souis trop zeune pourr mourirrrr.
Contrarié, le directeur se gratta la tête.
Rangus, malgré son vieil âge, pouvait encore se montrer dangereux – il
suffisait de voir la taille de ses griffes pour s'en convaincre – et
pourtant il fallait agir.
C'est alors que Bimbo eut une idée :
– Avec un gros morceau de viande, on pourrait détourner son attention,
le temps de mettre Gino à l'abri. Et peut-être qu'en y ajoutant un
calmant, on parviendrait à neutraliser le lion par la même occasion.
L'idée était bonne mais il fallut quand même
patienter près de quinze minutes avant que Rangus ne se décide à
croquer la viande. Quinze minutes très longues durant lesquelles le
malheureux magicien se rappela toutes les prières que sa mère lui
apprenait lorsqu'il était enfant. Il eut même le temps d'en inventer
d'autres ; on ne sait jamais, si le lion préférait la chair fraîche.
Enfin, Rangus commença à somnoler et les employés
du cirque purent lui faire réintégrer sa cage, qui fût
solidement verrouillée cette fois-ci.
Le directeur profita aussitôt de ce
retour
au calme pour déverser sa colère sur le dresseur négligent qui
l'écouta,
tête basse. Quant à Gino, à bout de nerfs, il s'effondra en larmes dans
les bras de Bimbo :
– Yé souis sour qu'il voulait mé croqué. Zé lé voyais dans sonne
rrrégard dé bête affamée. Ma, il né savait pas parrr où commencer. Lé
pauvré Gino a failli terminato en confettis au fond dou ventre d'oune
lionne. Pauvré, pauvré Gino !
Dépassé par un si gros chagrin, Bimbo ne trouva
pas les mots pour réconforter le magicien. Il se contenta de lui
tapoter gentiment le dos du plat de la main tandis que celui-ci
détrempait l'épaule scintillante de paillettes du clown ; il faudrait
du temps avant que le magicien ne retrouve son calme et sa dignité. Et
encore plus de temps au dresseur de fauves avant de pouvoir entendre à
nouveau car monsieur Bredeau possédait une puissante voix de baryton !
En fait, le seul qui dormirait vraiment bien, ce soir-là, ce serait
Rangus le vieux lion.
Il enfonça la perruque orange sur son crâne, et mit quelques coups
de brosse pour répartir les cheveux ébouriffés ; ensuite, il
enfila la chemise rouge, le pantalon bleu très étroit, la veste jaune
beaucoup trop large, les godillots verts vif. Enfin, il accrocha une
fleur de tournesol en papier à sa boutonnière et ajusta sur son nez une
énorme paire de lunettes maintenues en place par un élastique dissimulé
dans la chevelure. Il était devenu « Pouf ».
Aujourd'hui, le cirque donnait une représentation
exceptionnelle dans la capitale, et les artistes devraient se montrer
éblouissants. Monsieur Bredeau le directeur leur avait demandé de faire
honneur au grand chapiteau rouge et or.
Au détour d'une caravane, le clown croisa
Juliette qui semblait très nerveuse.
– J'ai hâte que cette journée se termine, soupira-t-elle. Je viens
d'apercevoir Gino, le magicien. Il m'a confié qu'il avait eu moins peur
le jour où il a affronté Rangus. (elle posa un regard affectueux sur le
clown) Tu as donc choisi Pouf pour amuser les enfants aujourd'hui ? Tu
as raison, je crois que c'est aussi mon préféré. Ne crains-tu pas, un
jour, de te tromper et de mélanger tous tes personnages ? Par exemple,
tu mettrais la perruque de Pouf, le costume de Bimbo et le maquillage
de Tip.
Pouf secoua énergiquement la tête pour signifier
que non, et il ajouta : J'ai l'habitude.
Mais Juliette n'était pas convaincue :
– Il ne t'arrive jamais d'oublier qui tu es vraiment?
– Qui je suis ? répéta Pouf sans comprendre.
A cet instant, l'orchestre entama un air
entraînant et Juliette poussa un petit cri :
– C'est bientôt mon numéro ! On se retrouve tout à l'heure, Pouf.
Souhaite-moi bonne chance !
Mais avant que le clown ait pu ouvrir la bouche
pour répondre à son souhait, elle avait disparu dans les coulisses.
Un peu plus tard, Pouf entra en piste à son tour
sous les hourras des enfants. Son numéro eut beaucoup de succès, et le
clown fit rire aux larmes les petits et les grands.
Enfin, le moment tant attendu arriva. Les
voltigeurs s'avancèrent jusqu'au milieu de la piste et, après avoir
salué le public d'un large geste de la main, ils abandonnèrent leurs
capes ; puis, à l'aide d'une corde, ils se hissèrent, à la seule force
des poignets, jusqu'à la plate-forme installée sous le faîte du
chapiteau. Debout dans les coulisses,
Pouf et Juliette ne les quittèrent plus des yeux.
Et le numéro commença.
Les artistes s'élancèrent au son d'une valse que
jouait l'orchestre. Un saut périlleux avant et le trapéziste rattrapa
les
mains de son partenaire qui se tenait la tête en bas, accroché par les
jambes au trapèze. Un nouveau saut, et il regagna la plate-forme sous
les applaudissements de la foule. A son tour Pablo saisit la barre et
se jeta dans le vide pour effectuer une vrille. L'un après l'autre, les
voltigeurs se croisaient, exécutaient des figures parfaites.
Et puis vint le clou du spectacle : le
saut de la mort.
Pablo s'enduisit les mains de poudre blanche pour
éliminer la sueur qui mouillait ses paumes. Il empoigna le trapèze,
attendit le bon moment pour s'élancer...
L'orchestre s'était tu. On
n'entendait plus que le roulement de tambour et le public retenait son
souffle. Juliette s'était serrée contre Pouf, son pauvre coeur battant
la chamade, et elle luttait contre une féroce envie de fermer les yeux.
Pablo se balança dans le vide, accroché au bout
du trapèze, une fois, deux fois, trois fois, afin d'acquérir l'élan
nécessaire. Soudain il lâcha la barre, virevolta dans les airs, ses
mains partirent à la rencontre de celles de son partenaire, les
effleurèrent sans parvenir à les saisir. Le voltigeur tomba. Le public
poussa un grand cri de frayeur qui couvrit la plainte du trapéziste ;
Pablo s'était mal reçu dans le filet et il tenait son bras droit en
grimaçant de douleur.
Les garçons de piste se précipitèrent pour
l'aider à redescendre. Malgré la souffrance, Pablo trouva le courage de
saluer la foule de son bras valide avant de regagner les coulisses.
Vite ! Pouf, le clown, se précipita sur la piste
tandis que l'orchestre attaquait un air joyeux ; il fallait distraire
le public, lui faire oublier l'incident qui venait de se produire. Le
spectacle continuait. Pendant ce temps, le médecin s'affairait autour
de Pablo et la pauvre Juliette essuyait ses larmes dans son mouchoir.
La représentation était terminée. L'orchestre s'était tu, le
chapiteau s'était vidé, le public avait déserté la grand-place. Les
fauves dormaient sagement au fond de leur cage et les artistes
prenaient un repos bien mérité : le spectacle avait fait un triomphe.
Quant à Pablo... Le voltigeur s'en tirait plutôt
bien : une simple fracture de l'épaule, il pourrait quitter l'hôpital
dès le lendemain.
Bimbo aussi avait regagné sa caravane.
Seul devant la glace, le clown retira d'un geste las sa perruque orange
puis il fit glisser les larges lentilles colorées qui recouvraient ses
yeux et se regarda à nouveau dans le miroir : ses orbites étaient
vides. Un à un les cotons à démaquiller se couvrirent de l'épaisse
couche de fond de teint qui masquait son visage et finirent dans la
poubelle. Puis le clown se dépouilla de ses vêtements : la veste, la
chemise, les godillots, le pantalon. Voilà ! Son reflet avait disparu
du miroir.
Il y eut un léger bruit de pas à travers la
chambre, une main invisible écarta doucement les draps du lit et un
creux apparut sur la taie blanche de l'oreiller. Comme la marque d'une
tête qui s'abandonne.
Dehors, la nuit était magnifique ; un ciel sans nuages laissait apparaître la voûte étoilée et une brise taquine s'amusait à chatouiller le feuillage des grands hêtres. Demain, il y aurait un autre spectacle, dans une autre ville, avec le grand cirque Bredeau, les artistes au grand complet, et Pepito, le plus grand clown du monde.
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version revue et corrigée par l'auteur (juillet 2022)