LE CHERCHEUR D'ETOILES

                           par Claude Jégo

L’aiguille de la grande horloge produisit un dernier effort et parvint, enfin, à atteindre son but, étreindre la petite aiguille. La cloche de l’église qui n’attendait que ce signal, entreprit de sonner les douze coups avec entrain. « Il est minuit, bonnes gens, chantait-elle, guillerette. Dormez en paix. »
La nuit, avide de s’emparer des lieux, s’empressa d’étaler sa noirceur sur la voûte et la Lune, agacée, s’efforça de la contrarier en accrochant son quartier le plus étincelant. Sur Terre, personne ne prêtait attention à leur petit manège et, les unes après les autres, toutes les maisons fermaient leurs paupières de bois vert ou bleu. Toutes, sauf une. Une maisonnette coiffée d’un toit de chaume si vieux qu’il lui conférait un air échevelé. A l’intérieur de ce charmant logis vivait un bien étrange personnage, un jeune homme qui, depuis plus d’une heure, arpentait, l’air soucieux, le plancher de la salle à manger.
– Les voilà enfin, Cerisier ! s’exclama Théobald en regardant par-dessus le brise-bise en dentelle de la vitre. Elles se sont faites désirer ce soir, j’ai cru qu’elles oubliaient notre rendez-vous. Il est temps que je m’en aille.
Le jeune homme glissa ses pieds dans de grosses chaussures, enfila un blouson et interpella le chat tigré qui ronronnait au creux d’un fauteuil.
– A tout à l’heure, Cerisier, et... (il pointa l’index vers le félin) tu prends soin de la maison durant mon absence.
La porte d’entrée se referma, le chat bâilla, exhibant quatre canines blanches, puis se rendormit.
Théobald enfouit ses mains dans ses poches et s’éloigna, à grands pas, du charmant village de Cerny-les-Moulins, de ses quatre-vingt-deux habitants et de ses redoutables réverbères – ses pires ennemis ! Quand il fut à bonne distance de ce globe lumineux que dessinaient les habitations sous leurs lucioles artificielles, il ralentit l’allure et c’est le visage tendu vers le ciel et le regard contemplatif sous des sourcils en accent circonflexe, qu’il poursuivit son chemin. Il sillonna les sentiers de coquelicots et de chardons puis franchit l’étroit pont de pierre qui enjambait un maigrelet ruisseau. Indifférent à la gifle glacée du mistral, il avançait sans trébucher sur la moindre ornière, guidé par une longue habitude. Devant un talus ou une barrière ses deux plus solides soutiens, protégés par un épais cuir noir, s’arrêtaient, tâtonnaient du bord de leur semelle, puis escaladaient, conservant avec vaillance un bel équilibre, avant de descendre rétablir le contact avec le sol ferme. Puis ils continuaient leur route... Et Théobald gardait le nez en l’air.
Dans les prairies alentours, il croisa campagnols et musaraignes, qui s’octroyèrent une courte halte pour l’épier. Du haut de leur arbre, cachés sous d’abondantes frondaisons, hibou et chouette se penchèrent sur son passage.
« Hou hou ! » interrogea le grand duc, circonspect. Mais la blanche effraie n’eut aucune réponse à lui apporter car seuls les Cernygeois connaissaient le motif de ces escapades nocturnes : Théo aimait passionnément les étoiles.

Cet amour remontait à sa plus tendre enfance, lorsque ses parents, emplis de ferveur, lui avaient confié que Dieu avait créé les étoiles à seule fin qu’elles veillent sur les êtres humains. Théobald avait rencontré la sienne à l’aube de sa dixième année tandis qu’il se tenait à la fenêtre, entre chien et loup, se remplissant les yeux de ces myriades de confettis dorés. Un scintillement bleuté s’était produit, dévoilant à Théo celle qui, désormais, embrasserait sa destinée. Il l’avait baptisée du joli nom de « Stella », ce qui signifie étoile en latin, et chaque matin, dès son réveil, ils échangeaient une tendre pensée ; du moins, Théobald en était convaincu.
Les années passant, il avait opté pour la profession de bibliothécaire. Un choix judicieux qui lui permettait de sillonner, tout à loisir, les rayonnages et d’y découvrir, couchées sur le papier vélin les innombrables beautés stellaires. Au fil des pages, il avait couru « L’immensité de l’Espace », visité « Les planètes de notre galaxie » et vagabondé « Au coeur des constellations ». Un magazine spécialisé lui enseigna que les étoiles se teintaient de rouge ou de bleu, qu’elles se multipliaient à l’infini et qu’il existait des pouponnières où elles croissaient en brillance et en sagesse. Hormis les supernovas, de frivoles coquettes qui se paraient de mille feux pour attirer les regards avant de disparaître dans un éblouissant bouquet de silicium, de soufre et d’or. Les étoiles filantes ? Elles étaient des larmes qui glissaient sur la voûte sombre quand une vie parvenait à son terme.

Cette existence bienheureuse se déroulait sans anicroche quand, une nuit, alors qu’il parvenait aux abords d’une clairière, le jeune homme éprouva une impression de malaise. Une chape de silence semblait s’être abattue sur la nature environnante, éteignant la chanson du vent entre les gerbes de blé, étouffant les chuchotements des moineaux. Théobald hésita puis, à regrets, il délaissa son paradis céleste pour scruter la campagne. Il lui fallut de longues minutes... – la pénombre n’ébauchait que quelques courbes, deux ou trois lignes droites – enfin un léger blanchoiement le mena à un tapis de bruyères sur lequel une étoile gisait, à bout de forces.
Bouleversé, le jeune homme s’agenouilla et, avec des gestes délicats, il la recueillit et écarta son blouson pour l’approcher au plus près de son coeur. Alors les grillons entamèrent une douce mélodie, accompagnés par la chorale des abeilles et des bourdons réunie au grand complet, et leur chant accompagna ce doux tête-à-tête. Cet intermède musical s’étira pour ne prendre fin qu’aux portes du matin. Théobald sentit l’étoile revigorée s’envoler d’entre ses doigts et, le regard embué, il la contempla tandis qu’elle regagnait les cieux.
L’incident troubla profondément le jeune homme. Il songea à celui ou celle qui avait failli perdre à jamais son âme-soeur lumineuse et aux terribles conséquences qui en auraient découlées. Et il prit une grande décision.

Les années se sont enfuies l’une après l’autre mais à Cerny-les-Moulins rien n’a vraiment changé. Il y a toujours la grande horloge et ses aiguilles qui trottent, la cloche de l’église, mais elle sonne un peu faux désormais, et les habitations qui se pressent tout autour de la grand-place. Chaque soir, alors que le soleil se couche dans son lit d’horizon, un vieux monsieur ouvre sa porte et déclare à son chat gris : « Je te confie la maison, Mistigri, jusqu’à mon retour. »
Ses cheveux sont blancs, son front est orné de deux rides profondes et son pas est lourd tandis qu’il arpente le sentier qui mène au vieux pont de pierre. Il marche le dos courbé, la tête baissée, les deux mains croisées dans le dos, et rien ne semble pouvoir le détourner de sa concentration.
Parfois un Cernygeois, fraîchement installé dans le village et rentrant chez lui un peu tard, l’aperçoit et, tout étonné, l’interpelle :
– Que faites-vous ainsi, Théobald ?
Alors le vieux monsieur hausse doucement les épaules et, dans un soupir, il révèle :
– Je cherche une étoile.

F I N


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