L’aiguille de la grande horloge produisit un dernier effort
et parvint, enfin, à atteindre
son but, étreindre la petite aiguille. La cloche de
l’église qui n’attendait
que ce signal, entreprit de sonner les douze coups avec entrain.
« Il est
minuit, bonnes gens, chantait-elle, guillerette. Dormez en
paix. »
La nuit, avide de
s’emparer des lieux, s’empressa
d’étaler sa noirceur sur la voûte et la
Lune, agacée, s’efforça de la
contrarier en accrochant son quartier le plus étincelant.
Sur Terre, personne ne prêtait attention à leur
petit manège et, les unes après
les autres, toutes les maisons fermaient leurs paupières de
bois vert ou bleu.
Toutes, sauf une. Une maisonnette coiffée d’un
toit de chaume si vieux qu’il
lui conférait un air échevelé. A
l’intérieur de ce charmant logis vivait un
bien étrange personnage, un jeune homme qui, depuis plus
d’une heure,
arpentait, l’air soucieux, le plancher de la salle
à manger.
– Les voilà enfin, Cerisier !
s’exclama Théobald en regardant
par-dessus le brise-bise en dentelle de la vitre. Elles se sont faites
désirer
ce soir, j’ai cru qu’elles oubliaient notre
rendez-vous. Il est temps que je m’en aille.
Le jeune homme glissa ses pieds
dans de grosses chaussures, enfila un blouson et interpella
le chat tigré qui ronronnait au creux d’un
fauteuil.
– A tout à l’heure, Cerisier, et... (il
pointa l’index vers
le félin) tu prends soin de la maison durant mon absence.
La porte
d’entrée se referma, le chat bâilla,
exhibant quatre canines blanches, puis se
rendormit.
Théobald enfouit ses
mains dans ses poches et s’éloigna, à
grands pas, du charmant
village de Cerny-les-Moulins, de ses
quatre-vingt-deux habitants et de ses redoutables
réverbères – ses pires
ennemis ! Quand il fut à bonne distance de ce globe
lumineux que
dessinaient les habitations sous leurs lucioles artificielles, il
ralentit
l’allure et c’est le visage tendu vers le ciel et
le regard contemplatif sous
des sourcils en accent circonflexe, qu’il poursuivit son
chemin. Il sillonna
les sentiers de coquelicots et de chardons puis franchit
l’étroit pont de
pierre qui enjambait un maigrelet ruisseau. Indifférent
à la gifle glacée du
mistral, il avançait sans trébucher sur la
moindre ornière, guidé par une
longue habitude. Devant un talus ou une barrière ses deux
plus solides
soutiens, protégés par un épais cuir
noir, s’arrêtaient, tâtonnaient du bord
de
leur semelle, puis escaladaient, conservant avec vaillance un bel
équilibre,
avant de descendre rétablir le contact avec le sol ferme.
Puis ils continuaient
leur route... Et Théobald gardait le nez en l’air.
Dans les prairies alentours, il
croisa campagnols et musaraignes,
qui s’octroyèrent une courte halte pour
l’épier. Du haut de leur arbre, cachés
sous
d’abondantes frondaisons, hibou et chouette se
penchèrent sur son passage.
« Hou hou ! » interrogea
le grand duc, circonspect.
Mais la blanche effraie n’eut aucune réponse
à lui apporter car seuls les
Cernygeois connaissaient le motif de ces escapades nocturnes :
Théo aimait passionnément les étoiles.
Cet amour remontait à sa plus tendre enfance, lorsque ses
parents, emplis de ferveur, lui
avaient confié que Dieu avait créé les
étoiles à seule fin qu’elles veillent
sur les êtres humains. Théobald avait
rencontré la sienne à l’aube de sa
dixième année tandis qu’il se tenait
à la fenêtre, entre chien et loup, se remplissant
les yeux de ces myriades de confettis
dorés. Un scintillement bleuté
s’était produit, dévoilant à
Théo celle qui,
désormais, embrasserait sa destinée. Il
l’avait baptisée du joli nom de
« Stella »,
ce qui signifie étoile en latin, et chaque matin,
dès son réveil, ils échangeaient
une tendre pensée ; du moins, Théobald
en était convaincu.
Les années passant, il
avait opté pour la profession de bibliothécaire.
Un choix judicieux
qui lui permettait de sillonner, tout à loisir, les
rayonnages et d’y
découvrir, couchées sur le papier
vélin les innombrables beautés stellaires. Au
fil des pages, il avait couru
« L’immensité de
l’Espace », visité
« Les
planètes de notre galaxie » et
vagabondé « Au coeur des
constellations ». Un magazine
spécialisé lui enseigna que les
étoiles se
teintaient de rouge ou de bleu, qu’elles se multipliaient
à l’infini et qu’il
existait des pouponnières où elles croissaient en
brillance et en sagesse. Hormis
les supernovas, de frivoles coquettes qui se paraient de mille feux
pour attirer
les regards avant de disparaître dans un
éblouissant bouquet de silicium, de
soufre et d’or. Les étoiles filantes ?
Elles étaient des larmes qui
glissaient sur la voûte sombre quand une vie parvenait
à son terme.
Cette existence bienheureuse se déroulait sans anicroche
quand, une nuit, alors qu’il parvenait aux
abords d’une clairière, le jeune homme
éprouva
une impression de malaise. Une chape de silence semblait
s’être abattue sur la
nature environnante, éteignant la chanson du vent entre les
gerbes de blé, étouffant
les chuchotements des moineaux. Théobald hésita
puis, à regrets, il délaissa son paradis
céleste pour scruter la
campagne. Il lui fallut de longues minutes... – la
pénombre n’ébauchait que
quelques courbes, deux ou trois lignes droites – enfin un
léger blanchoiement le
mena à un tapis de bruyères sur lequel une
étoile gisait, à bout de forces.
Bouleversé, le jeune
homme s’agenouilla et, avec des gestes
délicats, il la recueillit et écarta son
blouson pour l’approcher au plus près de son
coeur. Alors les grillons
entamèrent une douce mélodie,
accompagnés par la chorale des abeilles et des
bourdons réunie au grand complet, et leur chant accompagna
ce doux tête-à-tête.
Cet intermède musical s’étira pour ne
prendre fin qu’aux portes du matin. Théobald
sentit l’étoile revigorée
s’envoler d’entre ses doigts et, le regard
embué, il la contempla tandis
qu’elle regagnait les cieux.
L’incident troubla
profondément le jeune homme. Il songea à celui ou
celle qui avait
failli perdre à jamais son âme-soeur lumineuse et
aux terribles conséquences
qui en auraient découlées. Et il prit une grande
décision.
Les années se sont enfuies l’une
après l’autre mais à Cerny-les-Moulins
rien n’a vraiment
changé. Il y a toujours la grande horloge et ses aiguilles
qui trottent, la
cloche de l’église, mais elle sonne un peu faux
désormais, et les habitations
qui se pressent tout autour de la grand-place. Chaque soir, alors que
le soleil
se couche dans son lit d’horizon, un vieux monsieur ouvre sa
porte et déclare à son chat
gris : « Je te confie la maison, Mistigri,
jusqu’à mon retour. »
Ses cheveux sont blancs, son front
est orné de deux rides profondes et son pas est lourd
tandis qu’il arpente le sentier qui mène au vieux
pont de pierre. Il marche le
dos courbé, la tête baissée, les deux
mains croisées dans le dos, et rien ne
semble pouvoir le détourner de sa concentration.
Parfois un Cernygeois,
fraîchement installé dans le village et rentrant
chez lui un peu
tard, l’aperçoit et, tout
étonné, l’interpelle :
– Que faites-vous ainsi, Théobald ?
Alors le vieux monsieur hausse
doucement les épaules et, dans un soupir, il
révèle :
– Je cherche une étoile.
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