Dans la ville de Jolimont vivait un cordonnier si célèbre que les habitants des villes et villages alentour n'hésitaient pas à parcourir des dizaines de kilomètres pour admirer son magasin. La devanture était en bois vert foncé décoré de liserés dorés et au fronton pendait une plaque de métal portant le nom de « Maître Grosjean » en grosses lettres. Dans la vitrine, des étagères de bois blanc, débordaient de très belles chaussures pour les hommes, les femmes ou les enfants.
Certains jours, les badauds se pressaient en si grand nombre que la police devait intervenir pour faire circuler les piétons sur le trottoir. Une file pour ceux qui se dirigeaient dans un sens et une autre pour ceux qui se rendaient dans le sens opposé. Que deux policiers soient obligés de réguler la circulation devant le magasin de Maître Grosjean ajoutait encore à la célébrité du cordonnier.
Maître Grosjean avait appris le métier de son père, Camille, mais il avait si vite su deviner les goûts de chacun et de chacune que la célébrité – et la fortune! – n'avait pas tardé à lui remplir les poches. A la mort de son père, il avait embauché un premier ouvrier, puis un deuxième et, depuis ce jour, il ne touchait plus à un seul des outils nécessaires à la fabrication des souliers.
Ce matin-là, le grand cordonnier était arrivé de joyeuse humeur à sa boutique. Un nouvel employé avait été recruté quelques semaines auparavant et il devait présenter les nouveaux modèles qu'il venait de créer et de réaliser.
Les mains dans le dos – un peu à la manière d'un général passant en revue son armée – Maître Grosjean observa longuement les chaussures posées sur une longue table. En connaisseur, le cordonnier apprécia la robustesse des bottes en cuir noir, l'élégance des escarpins en velours de chevreau, la finesse des bottines bordées de renard roux. Toutefois, en arrivant au bout de la table, il écarquilla les yeux en découvrant des petites choses roses dont il ne comprenait pas l'utilité.
Il les désigna du doigt et adressa un regard interrogateur au nouvel employé.
– J'ai trouvé quelques jolis rubans, répondit celui-ci, et un tout petit reste de satin rose ce qui explique leur petite taille.
– Leur forme aussi me paraît particulière, dit Maître Grosjean.
– Ce sont des chaussons.
L'ensemble du travail de l'employé fut joliment mis en place dans la large vitrine de Maître Grosjean et les clients ne tardèrent pas à s'arrêter devant le magasin. Ce fut d'abord pour admirer les chaussures puis, sans hésiter, ils entrèrent les acheter. Maître Grosjean se frotta les mains en voyant partir si vite toutes les chaussures ; toutes, sauf les petits chaussons roses.
La vitrine fut remplie une nouvelle fois de botillons, de mocassins et d'escarpins... qui se vendirent aussi rapidement. Sauf les chaussons roses.
Maître Grosjean se sentit insulté et, dans un geste de colère, il se saisit des chaussons, traversa sa boutique, puis l'atelier de fabrication et, arrivé dans la cour, il jeta les chaussons au fond d'une poubelle. Et il rentra dans sa boutique.

Les heures s'écoulèrent, la journée toucha à sa fin, la nuit assombrit le ciel et les étoiles étincelèrent joliment.
Dans la rue marchait un clochard. Vêtu d'un vieux manteau maintes fois reprisé, une casquette d'adolescent couvrant ses cheveux gris, il tenait un cabas à la main. Momo fouillait dans les poubelles et en retirait tout ce qu'il pouvait vendre contre quelques pièces. Ce soir-là, il dénicha un sèche-cheveux cassé, un morceau de pain rassis, deux bouteilles de verre vides et, oh surprise !, une paire de chaussons roses.
« Ça alors ! » murmura-t-il, tout étonné de découvrir un pareil trésor.
Il effleura le tissu rose du bout d'un de ses gros doigts – comme c'était doux ! – et grommela : « Y'a vraiment des gens riches qui jettent n'importe quoi. »
Avec délicatesse, il déposa les chaussons dans la grande poche de son vieux manteau, pour ne pas les chiffonner, puis il tendit l'oreille... Dans le lointain, on entendait une sirène de police ; elle semblait se rapprocher rapidement.
« Momo, tu devrais te tirer de là vite-fait, vieux frère, » dit le clochard en se parlant à voix basse.
Suivant son propre conseil, le clochard enfila une ruelle et, se fondant avec l'ombre des maisons, il s'éloigna du centre-ville en tenant, à la main, son sac bien rempli. Les gens du voisinage n'appréciaient pas le désordre qu'il laissait autour des poubelles après avoir fouillé leur contenu, ce qui lui avait déjà valu des problèmes avec la police. Les hommes en uniforme l'avaient averti :
« La prochaine fois, monsieur Momo, tu passeras quelques jours en cellule, le temps d'apprendre les bonnes manières. »
Petit à petit, les bruits de la ville s'estompèrent et Momo se retrouva en train d'arpenter les quais en direction du vieux pont. Il leva les yeux pour suivre une étoile filante qui traversait la nuit étoilée.
« C'est le père Noël qui s'entraîne avec son magnifique traîneau tiré par ses huit rennes. Demain, c'est Noël. »
Un sourire s'étala sur son visage mal rasé et, pendant une poignée de secondes, Momo redevint un enfant. Il serra ses mains très fort tout contre lui et ferma les yeux pour une prière :
« Comme cadeau, je voudrais avoir des chaussures mais des solides avec une semelle épaisse et du vrai cuir, et aussi de la fourrure à l'intérieur pour ne plus jamais avoir froid aux pieds. »
Momo rouvrit les yeux ; l'étoile filante s'était éloignée en laissant derrière elle une traînée de poudre d'or. Le clochard fit les derniers pas qui le séparaient de son abri de planches et de cartons, bâti sous l'arche du pont, comme une improbable maison. Il sortit les trésors découverts au fond des poubelles et les posa côte à côte. Puis il s'enroula dans sa vieille couverture et s'endormit.

Bien au chaud dans sa maison, une petite fille de six ans était assise devant la table de la cuisine. Lily-Rose – c'était son prénom – tenait un crayon serré entre ses doigts et s'appliquait à écrire sur une page blanche arrachée à un vieux cahier.
« Cher Papa Noël S'il te plait, apporte un pull pour mon papa et aussi un châle pour ma maman car il fait très froid dehors. S'il reste un peu de place dans ta hotte... »
Lily-Rose s'arrêta, le crayon en l'air, et ses yeux se mirent à briller. Elle revoyait encore les jolis chaussons roses exposés dans la magnifique vitrine de la boutique de Maître Grosjean. Sa maman lui avait pourtant expliqué qu'il fallait donner beaucoup d'argent pour pouvoir les chausser à ses pieds mais quand on a que six ans, on rêve, on rêve, on rêve.
« Il y a les jolis chaussons roses et je sais que c'est un très gros cadeau pour une toute petite fille comme moi mais, s'il te reste un peu de place dans ta hotte, peut-être pourras-tu les déposer dans ma cheminée. Merci de tout mon cœur, petit Papa Noël. Je t'embrasse très, très fort. »
Lily-Rose plia la page en deux et la glissa dans une enveloppe sur laquelle elle inscrivit :

Profitant que sa maman était occupée à l'étage, la fillette mit son manteau et quitta la maison en laissant la porte d'entrée entrouverte. Sitôt dehors, elle partit en courant vers le bout de la rue pour atteindre la boîte à lettres. Alors qu'elle s'apprêtait à glisser l'enveloppe dans la fente, une bourrasque de vent s'en empara et l'emporta si haut dans le ciel que Lily-Rose ne pouvait plus la voir. Mais elle ne s'inquiéta pas : le père Noël n'avait pas besoin de facteur, la lettre lui parviendrait par les airs, elle en était certaine. Et la petite fille regagna sa maison.

Une grande effervescence régnait au pays du père Noël en ce début de nuit du 24 décembre. Les ours polaires s'affairaient à charger l'immense traîneau et, pendant que le père Noël partait distribuer les cadeaux aux enfants du monde entier, les ours préparaient le prochain chargement.
Dans la fabrique, les lutins s'occupaient des lettres d'enfants qui leur parvenaient au tout dernier moment et le chef des lutins venait de recevoir la lettre d'une fillette de six ans prénommée Lily-Rose.
Il déplia la lettre et ajusta ses lunettes sur le bout de son tout petit nez.
– Cette chère enfant aimerait un pull pour son papa.
Un lutin à bonnet rouge brandit aussitôt un pull en laine écru à bout de bras.
– Le voilà !
– Très bien. Il faut aussi un châle bien chaud pour sa maman.
Le lutin à bonnet rouge déplia un long châle vert joliment fleuri.
– Le voiçi !
– Très bien. Et pour cette charmante enfant, il faut ajouter des chaussons de satin roses.
Le lutin à bonnet rouge montra une paire de bottes marrons.
– Les voilou !
Surpris, le chef des lutins faillit lâcher la lettre qu'il tenait entre ses mains :
– Voyons, Bonnet Rouge, j'ai dit : des chaussons, pas des bottes.
Bonnet Rouge chercha dans une étagère et tendit des espadrilles rouges. Mais le chef des lutins protesta à nouveau :
– Mais non, j'ai dit : des chaussons !
Bonnet Rouge chercha jusqu'au fond d'un coffre et en retira des sandalettes jaunes.
Le chef des lutins fronça les sourcils :
– Non, non et non. Des chaussons !
Bonnet Rouge fouilla dans une dizaine de boîtes et sortit des escarpins blancs, des bottines mauves, des tongs oranges. Il finit par exhiber une solide paire de chaussures de marche, tout en cuir, avec une grosse semelle et une doublure intérieure en fourrure épaisse.
Le chef des lutins sentit son front se couvrir de sueur.
– C'est affreux ! s'exclama-t-il. C'est horrible ! C'est épouvantable ! C'est...
– Une simple erreur, dit Bonnet Rouge en lui coupant la parole. Je vois sur mon écran de contrôle que les étiquettes ont été interverties. Momo le clochard a reçu les chaussons de Lily-Rose et la petite devrait recevoir les...
Et il agita les grosses chaussures devant le petit nez du chef des lutins qui devint cramoisi de colère.
– Je suis chef depuis 253 ans chez le père Noël et jamais, JAMAIS, une telle erreur ne s'est produite. Tu vas donc te rendre sur place sans perdre de temps et procéder au remplacement des cadeaux. Sinon...
Sinon quoi ? Devant la colère de son chef, Bonnet Rouge s'inquiéta. Devrait-il balayer le sol de l'immense fabrique de jouets ? Cela risquait de prendre toute une année ! Ou alors brosser le poil de tous les ours polaires ? Certains d'entre eux avaient le caractère grincheux ! A moins qu'il ne soit obligé de calculer combien de jouets avaient été distribués cette année ? Bonnet Rouge regarda ses deux mains : avec seulement dix doigts il n'y arriverait jamais !
– Sinon... , reprit le chef des lutins, tu devras nourrir le chat du père Noël.
– Ah non ! Tout mais pas ça ! s'écria Bonnet Rouge qui songea que ce maudit chat tentait toujours de lui voler son joli bonnet de tissu rouge s'il passait à portée de ses griffes aiguisées. Je vais réparer mon erreur, je vous le promets.

Et c'est ainsi qu'un peu plus tard Bonnet Rouge embarqua à bord du traîneau tiré par les rennes. Le père Noël déposa le lutin à proximité d'un pont de pierre sous lequel coulait une paisible rivière, puis il repartit poursuivre sa distribution de jouets.
Bonnet Rouge regarda, autour de lui, la grande ville qui paraissait tout endormie. Cela ressemblait à des cubes empilés les uns sur les autres et c'était très différent du monde blanc dans lequel vivait le père Noël, les lutins, les rennes et les ours polaires. De loin, on distinguait les réverbères allumés et les illuminations de Noël qui éclairaient les rues désertes. Il faisait froid et les premiers flocons de neige se mirent à tomber lentement. Sous l'arche du pont, il y avait une sorte de cabane faite de bois et de cartons ; le lutin s'approcha et se glissa à l'intérieur de l'étrange habitation.
Il y découvrit un seul et unique habitant : un vieil homme qui dormait à poings fermés sous une grosse couverture. Un tas d'objets étaient entassés non loin de lui parmi lesquels un sèche-cheveux, un annuaire, un grille-pain, un cabas... et une paire de jolis chaussons roses.
Bonnet Rouge les glissa dans son sac à dos. A la place, il déposa une paire de solides chaussures en cuir et il n'oublia pas de rajouter aussi quelques oranges, du chocolat et une grosse brioche.
Mais, alors que le lutin s'apprêtait à s'en aller, Momo ouvrit les yeux.
– Hé, qui tu es, toi ?
– Bonnet Rouge, lutin du père Noël. Pour vous servir, monsieur Momo !
Le clochard se redressa et tendit une main en direction du lutin pour lui tâter un mollet, puis un bras.
– Tu existe vraiment ? Tu n'es pas un jouet pour les enfants ?
Cette question fit éclater de rire le lutin.
– Je suis bien réel, tout comme vous l'êtes. Excusez-moi, monsieur Momo, mais j'ai encore un petit travail à faire et ensuite, je promets de revenir vous voir.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Bonnet Rouge claqua dans ses doigts et, à la seconde suivante, il se retrouva dans la maison de Lily-Rose. Au pied du sapin, il reconnut le pull pour le papa de la fillette, le châle pour la maman et le lutin déposa les chaussons de satin sans oublier les oranges, le chocolat et la brioche.
Ainsi les choses étaient-elles en ordre pour cette belle nuit de Noël.

« Ouf ! Voici une erreur qui est réparée, songea le lutin. Lily-Rose aura le cadeau qu'elle a souhaité recevoir. Et maintenant, je retourne chez Momo ».
Et il claqua à nouveau dans ses doigts pour réapparaître devant Momo.
Le clochard avait découvert ses cadeaux de Noël et il était heureux. Il serrait, contre son coeur, les grosses chaussures dont il rêvait tant et qui lui tiendraient chaud aux pieds.
Et, tandis que Momo et Bonnet Rouge se mettaient à chanter, en choeur, un chant de Noël, la neige tomba à gros flocons et recouvrit la ville sombre d'un épais manteau blanc qui scintillait sous le lumière de la pleine Lune.

F I N


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