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– Miaaaaou ! Miaaaaou !
Assis sur son derrière, la tête levée vers le balcon, le gros chat noir poussait des cris sonores en y
mettant tout son cœur ; Noiraud avait toujours été très fier de sa belle voix.
Une petite tête de chat tigré apparut entre les barreaux du balcon.
– Chuuut Noiraud ! Par pitié, tais-toi ! pesta Poussy. Mon maître fait la sieste, et si tu le réveilles, il
te jettera une savate. Je descends.
Pendant qu'il attendait sagement que son ami le rejoigne, Noiraud jeta un coup
d'œil admiratif sur son magnifique pelage noir qui luisait si joliment sous les rayons du
soleil. Et le gros chat noir se trouva vraiment très beau.
Poussy quitta la chambre où son maître ronflait bruyamment, et après avoir
descendu l'escalier, il se glissa hors de la maison par la chatière aménagée dans la porte.
Les cris de Noiraud avaient interrompu une sieste fort agréable, et avaient mis le petit chat
tigré de mauvaise humeur.
– Je préfère t'avertir, dit-il en s'adressant au gros matou, que si tu cherches à manger, je
n'ai rien laissé dans mon plat. J'ai même léché l'assiette.
– Ta pâtée ne m'intéresse pas, lui répondit Noiraud, un peu vexé. Je vais chasser. Tu
m'accompagnes ?
Avant de lui répondre, Poussy bâilla en découvrant largement ses crocs pointus.
– Bof ! Je ne me sens pas très en forme, avoua-t-il, les yeux encore à demi fermés par le
sommeil. Et tu chasses quoi ?
– Le moineau. J'ai repéré un nid sur le vieux chêne au fond du jardin. Seulement, l'arbre est
trop haut pour moi, et je manque un peu d'exercice ( Noiraud secoua son ventre si rebondi
qu'il touchait presque le sol). Alors, je vais me cacher derrière les buissons et quand les
parents descendront chercher des vers de terre dans la pelouse pour nourrir leurs petits… hop !
je leur bondirai dessus. Que penses-tu de mon plan ?
Le matou noir était bien trop gros pour pouvoir se dissimuler derrière un buisson, et
bien trop lent pour avoir la moindre chance d'attraper un oiseau, mais Poussy ne voulait
pas lui faire de peine. Il préféra imaginer une ruse pour le faire changer d'avis.
– Tu devrais te méfier, conseilla-t-il. Ce sont parfois de drôles d'oiseaux !
Noiraud se mit à rire doucement :
– Pourquoi ? Tu as peur qu'un moineau sorte ses griffes et se jette sur moi ?
– Au lieu de faire le malin, tu ferais mieux d'en parler avec Réglisse, lui jeta Poussy.
Noiraud s'arrêta de rire et écarquilla ses grands yeux ronds.
– Tu veux parler de ce petit maigrichon avec ses longs poils de persan ? A chaque fois qu'il
m'aperçoit, il me nargue en agitant sa queue en panache. Il ne perd rien pour attendre celui-
là. Un jour on se retrouvera face à face, et je lui montrerai qui est le chef de ce quartier.
– J'ai raison : tu ignores tout ! s'exclama Poussy.
Le chat tigré prit un ton mystérieux :
- Figure-toi que Réglisse s'apprêtait à attraper un oiseau lorsque soudain... Oh ! Je ne peux
pas continuer, c'est trop affreux à raconter.
Intrigué, Noiraud dressa ses petites oreilles :
– Tu dois tout me dire, Poussy. Surtout s'il s'agit de quelque chose de dangereux... Est-ce
que c'est dangereux ?
– Oh oui, terriblement, affirma Poussy. Ecoute-bien, voici ce qui est arrivé...
Hier matin en se
promenant dans le bois des Marelles, Réglisse a rencontré un petit garçon, si gentil, qu'il a
décidé de ne plus le quitter durant toute la journée. Pauvre Réglisse ! S'il avait pu imaginer
ce qui l'attendait, il serait resté chez lui. Brrr ! J'en tremble encore rien que d'y penser.
C'était une belle matinée d'automne. Le soleil n'était pas encore tellement haut dans
le ciel mais ses premiers rayons caressaient déjà tendrement la nouvelle parure des arbres.
Au bout de leurs branches, les feuilles jaunes, orangées, pourpres ou brunes s'agitaient,
chahutées par une brise taquine. Ces feuillages multicolores avaient entièrement remplacé
l'habit vert des géants des bois, et les feuilles mortes commençaient à tomber ; on ne lutte
pas avec l'hiver.
Un chemin de terre serpentait entre les chênes et les hêtres, et sur ce
chemin, trottinait un petit garçon. Le pas décidé, le visage grave, Max se rendait à l'école.
Tout en marchant, il ressassait sa leçon ; il avait promis à ses parents qu'il serait le premier
de la classe, et Max savait tenir ses promesses. De plus, il était « toujours » le premier de la
classe.
Un oiseau le survola en piaillant avant de disparaître dans un dédale d'épais fourrés.
"Il ne ressemble à aucune espèce habituelle de la région, nota Max en rajustant ses
épaisses lunettes de myope sur son nez en trompette. Plus petit que la pie et le plumage
moucheté brun sur fond beige" (Max était observateur).
En tout cas, ce nouvel hôte de la
forêt méritait d'être signalé à l'institutrice qui donnerait aussitôt le nom de cet oiseau
inconnu. Ah ! Mademoiselle Linette. Elle seule était capable de répondre à la montagne de
questions que les enfants lui posaient jour après jour.
– Ouhou Max ! Attends-moi !
Un jeune garçon d'une dizaine d'années bondit d'entre deux fourrés. Blond, la
tignasse ébouriffée sur sa tête et les joues mangées de taches de rousseur, il arborait un
large sourire où manquaient deux dents de lait. Un adorable petit chat aux longs poils noirs
le suivait en trottinant.
– Tu n'arrives jamais par le même chemin, Tim. Je me demande comment tu fais pour ne
pas te perdre dans cette forêt ? s'étonna Max en se tournant vers le nouveau venu.
– J'ai du flair, répondit Tim en écrasant son nez du bout de son index.
Puis il rattrapa l'une des bretelles de son sac à dos ; elles avaient la fâcheuse manie de glisser en bas
de ses épaules, chacune leur tour.
– Tu as appris la table de multiplication ? demanda Max, l'œil inquiet.
– Oui. Elle m'a donné du fil à retordre, elle est beaucoup plus difficile que les autres.
– Je trouve aussi, acquiesça Max, rassuré de constater que son ami avait éprouvé les
mêmes difficultés que lui. Mais comme dit souvent mon père : "ce n'est pas facile tous
les jours d'acquérir de l'instruction."
Tim ne répondit pas car il ignorait ce que signifiait le mot «acquérir.»
A cet instant, Max remarqua le chat, toujours à leurs trousses, et taquina son ami :
– Si tu l'emmènes à l'école pour qu'il apprenne à lire et à écrire, je crois que mademoiselle
Linette ne sera pas d'accord.
– Je lui ai caressé la tête, et depuis il ne me quitte plus. Bah ! Il finira bien par se lasser et
repartir chez lui.
Les deux garçons sortirent de la forêt et parvinrent aux abords d'un charmant village
aux façades blanches et aux volets verts, rouges, bleus.
Assis sur la margelle du puits en
pierres grises un garçon attendait. Maigrichon, tout en jambes, la chevelure aussi noire que
raide, il s'apprêtait à croquer son troisième bonbon, histoire de passer le temps
agréablement.
– Nous voilà ! lui crièrent les enfants.
Arthur sauta, d'un bond, en bas du puits et accourut vers eux.
– Bonjour les copains ! fit le garçon.
Puis il se baissa pour caresser le petit chat noir :
– Il est à toi, Max ?
– Non. Il essaie de se faire adopter par Tim qui n'a pas l'air d'accord.
– En tout cas, moi, je ne peux pas le prendre, déclara Arthur. Il y en a déjà quatre à la
maison, sans compter les lapins et les poules. Hé ! Vous avez appris la nouvelle table ?
Parce que moi
je crois que je n'y arriverai jamais.
Ah vraiment ! Comme s'il ne suffisait pas que Charlemagne invente l'école ! Qui
diable avait bien pu décider d'y ajouter les tables de multiplication ?
– Je n'arrive pas à retenir sept fois sept, avoua Arthur, la mine catastrophée. J'ai essayé
toute la soirée, rien à faire.
– Ta maison porte bien le numéro quarante-neuf ? lui demanda Max.
– Oui. Pourquoi ?
– Parce que sept fois sept égale quarante-neuf, répondit Max. Comme ça, c'est facile à
retenir. Moi, c'est sept fois neuf qui ne rentre pas dans ma tête.
Arthur se gratta le menton. Le libraire faisait toujours ce geste lorsqu'un client lui
demandait un livre rare.
– Ca ne marche pas avec le numéro de ta maison ?
– Non, Arthur. Parce qu'il n'y a pas de numéro sur la mienne.
– Oh ! fit Arthur, déçu de ne pouvoir aider son camarade.
Un écureuil fit une apparition remarquée sur une grosse branche. Il agita sa queue
rousse en panache, se livra à quelques cabrioles puis, d'un bond gracieux, quitta son arbre
pour disparaître sous les frondaisons d'un magnifique chêne.
Les trois enfants s'étaient
arrêtés, tête levée, les yeux fixés sur la peluche rousse. Quel joli spectacle ! Tellement plus
distrayant que l'école.
– Pourquoi doit-on apprendre toutes ces choses ennuyeuses ? demanda Arthur en
reprenant la route avec ses deux amis, et le chat.
– Pour devenir grands et intelligents comme nos parents, répondit Max qui savait de quoi il
parlait.
Son père était le maire du petit village de trois cents habitants où vivaient les enfants,
et sa mère était une musicienne de talent. Tous les dimanches, elle accompagnait au
piano la chorale de l'église.
– Ah bon ! fit Arthur, visiblement pas convaincu.
Ses parents tenaient la seule épicerie du
village, et personne n'avait jamais voulu acheter sept fois sept paquets de biscuits.
A quoi
serviraient donc ces tables de multiplication si compliquées ? Celle de deux et de trois lui
paraissaient bien suffisantes. Cela permettait, tout de même, de compter jusqu'à trente
bonbons ! Au-delà, on risquait d'être malade.
– On apprend aussi des choses passionnantes, renchérit Tim. Par exemple, que nos
ancêtres étaient des gaulois, que notre pays est couvert de rivières, de fleuves et de
magnifiques montagnes, que nous avons eu des rois...
– Ouais, c'est vraiment captivant, fit mollement Arthur avant de bâiller sans mettre la main
devant la bouche.
– Et puis, ajouta Tim, de tous les villages environnants, c'est nous qui avons l'institutrice la
plus jolie et la plus gentille.
Ah ! Enfin un argument de poids qui ne souffrait aucune contestation. Un large
sourire s'étala sur le visage d'Arthur qui adorait mademoiselle Linette.
– Et toi, Tim ? demanda Max. Ta famille est venue s'installer dans notre village depuis trois
semaines et personne n'a encore rencontré tes parents.
– C'est parce qu'ils sont très occupés, répondit le garçon. Mon père est garde-forestier, il
passe ses journées à patrouiller dans les bois pour protéger la nature et les animaux. Il
connaît par cœur le nom de tous les arbres et de toutes les fleurs. Quant à ma mère, elle
élève mes quatre frères et sœurs, cela ne lui laisse pas beaucoup de temps libre.
– Cinq enfants, c'est chouette ! s'extasia Arthur, admiratif. Au moins, tu as toujours
quelqu'un pour jouer avec toi. Moi, je suis tout seul, comme Max. Enfin... Lui, il a une sœur
mais, franchement, il s'en passerait bien.
Tim et Arthur regardèrent Max qui fit une terrible grimace et poussa un gros soupir.
Au loin, le son d'une cloche retentit.
– C'est le premier appel, plus que deux. Dépêchons-nous ! cria Max.
Et il prit ses jambes à
son cou.
Les trois gamins détalèrent en courant en direction de la petite école, le chat
toujours sur leurs talons. L'institutrice, mademoiselle Linette, ne tolérait aucun retard, et la punition
était terrible : un verbe du troisième groupe à conjuguer à tous les temps du subjonctif. Une
horreur !
Ils touchaient au but alors que le dernier coup de cloche retentissait, et allèrent
s'asseoir, tout essoufflés, derrière leur pupitre en bois vernis.
Ce matin-là, la maîtresse, satisfaite du bon travail de ses petits élèves, décida de leur
raconter l'histoire de cette pauvre chèvre qui ne veut en faire qu'à sa tête et finit par se faire
dévorer par le méchant loup.
– Ah ! Qu'elle était jolie la petite chèvre de monsieur Seguin, avec sa barbichette et sa belle
robe blanche...
Et tandis que les écoliers écoutaient dans un silence que pas une mouche n'aurait
osé troubler, Arthur, le menton entre les mains, les yeux brillants d'adoration, contemplait
son institutrice. Et ses oreilles lui faisaient entendre une autre version : "Ah ! Qu'elle était
jolie la petite institutrice, avec sa robe en vichy rose et blanc, et ses yeux verts."
Le loup n'était pas prêt de s'approcher de mademoiselle Linette ; Arthur saurait la
défendre au péril de sa vie.
A la fin du récit, l'institutrice leur rappela qu'une chose aussi terrifiante pouvait arriver
aux enfants turbulents.
"Il faut être sage et obéir à ses parents", avait-t-elle ajouté.
Et Arthur avait acquiescé avec conviction. Pour plaire à son institutrice, il était prêt à tous les
efforts, et même à devenir le premier, oui, le tout premier de la classe.
Quant à Max, il s'interrogeait sur la mise en garde de mademoiselle Linette. Comment ce vilain loup, qui
n'avait jamais existé dans leur région, pouvait-il dévorer les enfants méchants ?
La matinée se poursuivit tranquillement. D'abord avec une dictée de mots, puis
quelques écoliers furent interrogés sur la leçon du jour : la fameuse table de multiplication.
Heureusement, les trois amis échappèrent au supplice - peut-être grâce à Arthur qui croisa
les doigts durant toute l'interrogation pour conjurer le mauvais sort. Puis arriva l'heure
du déjeuner.
Les trois garçons se retrouvèrent assis côte à côte, sur l'un des bancs de la cour de
récréation.
La plupart des enfants habitaient trop loin de l'école pour pouvoir rentrer chez
eux le midi, aussi chacun apportait-il son repas. Les enfants profitaient ainsi du beau
temps, et c'était également un moment de détente très apprécié.
– Vous avez lu Le petit Poucet ? demanda Arthur en parlant la bouche pleine. Quand ses
parents tentent de le perdre dans la forêt, il sème des morceaux de pain pour retrouver le
chemin de sa maison.
Arthur exhiba un petit pain blanc que sa maman avait soigneusement enroulé dans
une serviette de table, puis avec une grosse voix, il dit :
– Je suis le petit Poucet, vous ne
pourrez pas vous débarrasser de moi aussi facilement. Oh oh oh oh !
Entrant à son tour dans le jeu, Max prit une voix aiguë :
– Je suis Cruella, la
méchante reine, et je déteste Blanche-Neige car le miroir a dit qu'elle était plus belle que
moi. (Arthur pouffa de rire) Mais Blanche-Neige ne m'échappera pas, je vais l'empoisonner.
Il lança une grosse pomme rouge à Arthur qui l'attrapa au vol, et les deux espiègles
gamins se tournèrent vers Tim en attendant qu'il prenne la suite.
Celui-ci enchaîna, une lueur malicieuse au fond des yeux :
– Et soudain dans la nuit profonde retentissent les douze coups de minuit. La pauvre
Cendrillon s'enfuit du bal au grand désespoir du prince charmant. Sur l'une des marches du
grand escalier, elle trébuche et perd sa pantoufle de vair...
Max et Arthur se demandèrent ce qui allait bien pouvoir sortir de la boîte à repas
mais Tim ôta prestement sa chaussure et exhiba devant ses deux amis, une large godasse
couverte de poussière.
– Non Tim, tu triches, protesta Arthur. Tu ne connais pas un autre conte ?
– Si. Le chat Botté, mais je n'ai pas de bottes. Ou bien la Belle au Bois Dormant, seulement
il n'y a pas de dragon dans notre village. (Soudain Tim se frappe le front) Que je suis sot !
Bien sûr : Je suis Bambi !
Et il agita une feuille de salade arrachée à son repas avant de poursuivre :
– Mon père est le roi de la forêt, et mes amis sont les lapins, les écureuils et les oiseaux.
– Heureusement que tu n'as pas mangé de sardines aujourd'hui, dit Arthur, hilare. Sinon tu
nous aurais joué la petite Sirène.
– Et mon histoire aurait fini en queue de poisson, rajouta Tim avant d'éclater de rire.
Tandis que les deux amis riaient si fort qu'ils en avaient mal aux côtes, Max resta
imperturbable, le visage grave.
– Hé ! Max. Que t'arrive-t-il ? lui demanda Tim lorsqu'il eut retrouvé son calme. Tu n'as pas
entendu le jeu de mots d'Arthur : la petite Sirène...l'histoire en queue de poisson...
– Oui, c'est amusant, dit Max qui, visiblement, n'en pensait pas un mot. C'est affreux, je
crois que j'ai fait une faute dans la dictée de mots ce matin. Le ballon rond, j'ai bien mis
deux L à ballon et un D à rond. Mais le cheval bai, c'était bien B A I ?
– Oui, confirma Tim. Je suis certain que c'est la bonne orthographe. Et toi, Arthur ?
Comment l'as-tu écrit ?
– Euh...B comme dans A, B, C, D. Pourquoi ? Ce n'était pas une bonne idée ?
Tim et Max échangèrent un regard navré. Une fois encore Arthur ne serait pas le
premier en orthographe cette année ; mais comme il ne l'était pas, non plus, l'année
précédente...
Tim venait d'attaquer son dessert, un gros morceau de cake, lorsque Max se mit à
parler de sa sœur.
– C'est ce qu'on appelle une chipie, avoua-t-il. Elle joue avec mes voitures et mon jeu de
construction, elle vole mes bandes dessinées, mange mes bonbons. A la rentrée des
classes, elle a demandé à nos parents de la mettre avec moi. Heureusement Mademoiselle Linette n'a
pas accepté, elle a dit que ma sœur était encore trop jeune.
– Il a échappé au pire ! conclut Arthur.
Un coup de cloche vint interrompre leur discussion ; il était temps de reprendre la
classe.
Les enfants firent une pleine page de copie sur leur cahier en s'appliquant à former
de belles lettres minuscules et majuscules, toutes plus élégantes les unes que les autres.
Puis ce fut le tour du calcul, avec quelques opérations à résoudre, et un problème où il était
question de poteaux et d'intervalles. Enfin, les enfants lurent l'un après l'autre, en se
relayant du début et jusqu'à la fin, l'histoire d'un gentil lutin qui s'égare dans la forêt et ne
retrouve plus jamais son village et ses amis.
A peine sortis de l'école, les trois amis s'empressèrent de discuter de cette étrange
affaire : un lutin pouvait-il oublier son chemin ?
– C'est absolument, totalement, fondamentalement impossible, décréta Max.
Ses deux amis posèrent sur lui un regard empreint de respect. Pour se montrer aussi
affirmatif, Max devait être un véritable spécialiste des lutins.
– Il est né et il a toujours vécu dans la forêt, donc il ne peut pas s'égarer, poursuivit Max.
On peut dire, en quelque sorte, qu'il la connaît… euh...
– Comme sa poche, acheva Arthur à la place de son ami.
– Parce que tu sais ce que tu as dans ta poche ? interrogea Tim pour le taquiner.
– Bien sûr, répondit Arthur qui plongea une main dans la poche de son pantalon et la
ressortit pleine d'objets divers.
Il y avait trois bonbons dans leur papier, un chocolat à moitié
fondu collé contre une bille de verre multicolore, un élastique jaune, une pince à linge
verte, et un bout de ficelle. Le tout devait traîner depuis déjà pas mal de temps au fond de
la poche du garçon.
– Et cela va te servir à quoi ? demanda Max, médusé devant un tel assortiment d'objets.
– Je ne sais pas, répondit Arthur avec une belle franchise, mais si j'en ai besoin un jour,
je saurai où les trouver.
Tim fit une grimace dégoûtée en regardant la chose marron, gluante et écrasée :
– Tu as l'intention de manger ce chocolat ?
– Bien entendu, dit Arthur. Avec moi, rien ne se perd. Je ne suis pas comme ce lutin.
– Arthur a raison, assura Max qui ne démordait pas de son idée. Les lutins vivent dans les
bois, comment pourraient-ils oublier leur chemin ? D'ailleurs toi, Tim, tu ne te perds jamais.
– Parce que je connais bien la forêt.
– Les lutins aussi, je te le rappelle. Non, cette histoire n'a pas de sens, d'ailleurs c'est
comme cette chèvre qui court après le loup pour le tuer.
Interloqués, Tim et Arthur écarquillèrent les yeux.
– Non, Max, tu as mal écouté l'histoire que mademoiselle Linette nous a raconté, dirent-ils
en chœur, c'est le loup qui veut manger la chèvre.
– Mais au contraire, j'ai bien compris. Vous êtes des enfants, tout de même. La chèvre ne
va pas se laisser dévorer par un loup, simplement pour faire plaisir à notre institutrice. C'est
absurde !
– Tu oublies que le loup a des dents, rappela Tim qui se souvenait de la description de la
vilaine bête. Des longues dents blanches, bien aiguisées.
– La chèvre aussi, sinon elle ne pourrait pas manger, rétorqua Max, très sûr de lui. Et elle a
des cornes très pointues sur la tête tandis que le loup, lui, n'en a pas.
Devant cet argument de poids, ses deux amis demeurèrent sans voix. Max méritait
vraiment d'être le premier de la classe.
Les trois enfants, et le chat, s'étaient arrêtés à proximité du puits en pierres grises.
Arthur salua ses amis et leur donna rendez-vous le lendemain matin, pour une nouvelle
journée de classe.
Quelques minutes plus tard, Tim et Max se séparèrent à leur tour.
– Si tu rencontres le lutin, n'oublie pas de le remettre sur le bon chemin ! taquina Max avant
de s'éloigner. A demain, Tim. Au revoir, le chat.
Tandis que Max poursuivait sa route, Tim, toujours escorté de son drôle d'ami à
poils, emprunta un petit sentier qui s'enfonçait profondément dans la forêt. Après avoir
marché une vingtaine de mètres, il se retourna ; au loin, Max n'était déjà plus qu'une
silhouette. C'est alors que sous le regard médusé de Réglisse, une chose extraordinaire se
produisit.
Tim étendit les bras, et de longues plumes beiges et brunes commencèrent à
recouvrir progressivement son corps qui rapetissait à toute allure. Un bec jaune apparut au
milieu de son visage à la place de son nez. Enfin, ses jambes se transformèrent en deux
longues pattes fines terminées par des serres.
Tim tendit la tête vers le ciel et, agitant d'un
mouvement gracieux ses belles ailes, il prit son envol et s'éleva dans les airs.
Evoluant au milieu des nuages blancs, il aperçut Max qui marchait ; son ami n'était
plus qu'un point minuscule sur le chemin. Porté par le souffle du vent, le bel oiseau aperçut
bientôt le nid où l'attendait son père, sa mère et les oisillons : ses frères et sœurs. Tim se
dit qu'il allait avoir une multitude de choses à leur raconter.
Le petit chat tigré reprit son souffle car l'histoire avait été longue à raconter, puis il
jeta un coup d'œil à son ami. Le gros matou paraissait figé, les yeux ronds comme deux
grosses billes, le poil hérissé sur le dos.
« J'ai peut-être exagéré ? » se dit Poussy en le
voyant ainsi. J'espère qu'il ne sera pas terrorisé à chaque fois qu'il apercevra un moineau.
– Houhou, Noiraud ? Tu as aimé mon histoire ?
Apparemment, non. Le gros chat noir avait été très impressionné par cet étrange récit, et
il s'inquiétait désormais pour le chat des voisins, qu'il détestait pourtant.
– Pauvre Réglisse, gémit-il soudain. Comme il a dû avoir peur ! Il faut que j'aille le
réconforter.
Voyant que Noiraud parlait sérieusement, Poussy l'apostropha :
– Attends, Noiraud ! C'était juste pour plaisanter, j'ai tout inventé !
A cet instant, une ravissante chatte rousse, aux yeux vert émeraude, fit son entrée
dans le jardin.
« Houhou ! » cria-t-elle.
– Salut Fifi, la rouquine ! répondirent les deux matous. Comment se sont déroulées tes
vacances ?
– Un vrai cauchemar ! gronda la chatte. J'ai passé cinq heures enfermée dans un panier en
osier posé sur la banquette arrière d'une voiture. Et sept journées entières calfeutrée dans
un appartement, parce que mes maîtres avaient peur de me perdre sur leur lieu de
vacances.
– Moi, j'aimerais bien voyager, murmura Noiraud qui avait soudain envie de changer d'air.
Est-ce qu'il y a des pays où il n'y a pas d'oiseaux ?
Mais personne ne répondit à sa question.
– Dis-moi, Fifi, interrogea Poussy. Ce soir, comme c'est la pleine lune, on se retrouve entre
chats de gouttière pour faire le tour des poubelles du quartier. Ca te dirait de te joindre à
nous?
La jolie rouquine lança un coup d'œil, à droite et à gauche, pour vérifier que
personne, hormis les deux matous, n'entendrait ce qu'elle allait dire :
– Vous n'êtes pas au courant des derniers événements ?... Mimi, la chatte du boucher ne vous
a rien dit ?
Noiraud et Poussy échangèrent un regard perplexe. Non, ils ne savaient rien.
– En ce moment, commença Fifi, il ne fait pas bon sortir la nuit. Surtout si l'on veut vivre
vieux.
– Tu veux parler des oiseaux qui se changent en enfants ? demanda naïvement Noiraud.
Fifi la Rouquine le dévisagea comme s'il perdait la raison.
– Mon pauvre Noiraud ! s'exclama-t-elle. Comment peux-tu gober toutes les bêtises que
Poussy la Fripouille invente ? Moi, je vous parle de la maison de madame Dubon, cette
vieille dame qui nous versait du lait tiède dans une écuelle quand elle nous apercevait dans
son jardin.
– Oui, je me souviens, fit Poussy. C'est la quatrième maison sur le bord de mer. Mais il n'y a
plus personne depuis longtemps, les volets sont fermés.
– Plus personne ! Plus personne ! s'exclama la Rouquine. C'est vite dit. Il parait que le
grenier
n'est pas tout à fait vide, et qu'il y aurait même un drôle de locataire... Si vous voyez ce que
je veux dire.
Non, visiblement les deux matous ne voyaient pas du tout. D'ailleurs, Noiraud fit
remarquer que les greniers n'étaient jamais vides, c'était bien connu ; on y entassait un tas
de vieilleries qui ne servaient plus, et qu'on finissait par oublier, définitivement.
– Je ne pensais pas à des objets, Noiraud, insista Fifi. Dans le grenier de madame Dubon, il
y a une chose qui vit et qui respire. Et, parfois, elle a faim, très faim. Laissez-moi vous
expliquer...
Près du bord de mer s'étirait une rangée de maisons, sans doute les plus anciennes
du village : de belles demeures à étages avec de larges fenêtres, des perrons et de grands
escaliers en pierre blanche. Elles étaient toutes séparées les unes des autres par de
modestes jardins, assez mal entretenus dans leur ensemble. Les vignes vierges poussaient
dans un désordre indescriptible, et les mauvaises herbes devenaient si envahissantes
qu'elles recouvraient, jusqu'à les faire disparaître, les tulipes, les géraniums, les pensées.
L'une des maisons du bord de mer était close, porte et volets solidement barricadés.
Un panneau sur la façade indiquait «A vendre ou à louer».
Un couple de retraités en
promenade passa devant la clôture et jeta un coup d'œil navré à la bâtisse.
– Pauvre madame Dubon, soupira le monsieur. Il parait que sa famille l'a placée dans une
maison de retraite ?
– Oui, en effet, confirma la vieille dame qui l'accompagnait. Je l'avais entendu dire chez la
bouchère, aussi je suis allée rendre visite à son médecin pour en savoir un peu plus. Il m'a
expliqué qu'elle perdait la tête, il était devenu impossible de la laisser seule chez elle. Elle
rangeait ses chaussons dans le réfrigérateur et mettait le beurre dans la commode avec ses
mouchoirs. Ah ! Oui, vraiment, on ne devrait jamais vieillir.
– A qui le dites-vous ! approuva le monsieur qui venait de fêter ses quatre-vingt-huit ans.
Les propriétaires n'ont pas perdu de temps, ils ont déjà mis la maison à louer. Ils auraient
préféré la vendre mais ce n'est pas facile de se débarrasser de ces vieilles bicoques. Les
gens trouvent que c'est trop grand à entretenir ou trop éloigné des villes. Vous avez pu
glaner quelques potins au sujet des nouveaux locataires ?
– Pas grand-chose. Si j'en crois ma coiffeuse, il s'agirait d'un couple avec un enfant d'une
douzaine d'années. «Lui» est instituteur, et «Elle» s'occupe de son fils. Ils devraient
arriver prochainement.
Tout en poursuivant leur aimable bavardage, ils s'éloignèrent à petits pas, chacun
s'appuyant sur une canne. La journée s'annonçait très belle, à condition que ces maudits
nuages gris veuillent bien continuer leur chemin jusqu'à la ville voisine.
A l'intérieur de la maison vide, deux yeux rouges et globuleux suivaient les
personnes âgées, qui papotaient toujours, tandis que trois doigts armés de griffes acérées
maintenaient le volet légèrement entrouvert.
Les deux vieux avaient à peine tourné le coin de la rue qu'il y eut un bruit de moteur
et une voiture vint se garer devant la maison. Le volet se referma aussitôt.
Deux personnes descendirent du véhicule, l'homme fit la grimace en découvrant la façade :
– La peinture s'écaille, quant aux volets, leur couleur est indéfinissable : gris ou verdâtre.
Cela fait mauvais effet, vous ne trouvez pas ?
– On prendra un peintre pour barbouiller une couche de peinture sur les volets, et le tour
sera joué. Les nouveaux locataires ne sont pas exigeants, ils sont trop contents d'avoir pu
dénicher une location encore libre en cette saison. Avec les fêtes de Pâques qui approchent,
tout est déjà complet. Lui est instituteur, il est muté pour remplacer un collègue qui s'est fait
tellement de fractures dans un accident de voiture, qu'il n'a pas assez de doigts pour les
compter. Ils doivent me téléphoner pour m'avertir du jour exact de leur arrivée, je
demanderai au peintre de se dépêcher.
L'homme ne répondit pas ; madame Pujaut, la directrice de la minuscule agence
immobilière, n'aimait pas être contredite.
Tous deux montèrent les marches qui menaient au perron, et bientôt la porte s'ouvrit
avec un grincement lugubre.
– Il manque une goutte d'huile sur les gonds, fit remarquer madame Pujaut. Je vais le noter
pour ne pas l'oublier. (Puis, voyant que son adjoint se pinçait le nez entre les doigts ) Je
peux savoir ce qui vous arrive ?
– Ne me dites pas que vous ne sentez rien ? Pouah ! Cette odeur est nauséabonde. Je me
demande d'où ça provient ?
La directrice haussa les épaules. Comment l'aurait-elle su ? C'était la première fois
qu'elle mettait les pieds dans cette bicoque. Et son adjoint avait l'odorat bien délicat, tout à
coup ! D'ailleurs, elle ne remarquait rien d'anormal, sauf peut-être une légère odeur de
moisi.
– Je me charge de l'étage, proposa-t-elle. Pendant ce temps, vous visitez le rez-de-
chaussée. J'ai besoin de me faire une idée précise de l'état de la maison.
Elle monta les escaliers et s'arrêta sur le palier. Le papier peint manquait de fraîcheur
mais rien n'était vraiment abîmé. Elle poussa la porte sur sa droite et entra dans ce qui
semblait être un débarras : quelques cartons poussiéreux, des bibelots regroupés sur une
table basse, un pied de lampe sans abat-jour, rien d'extraordinaire.
La seconde pièce était une grande chambre avec un vieux lit à baldaquin, une
descente de lit usée jusqu'à la trame, une armoire branlante.
La troisième était meublée presque à l'identique, sans grande originalité.
Madame Pujaut griffonna rapidement quelques notes
concernant le mobilier. La maison étant louée meublée, tout devait être répertorié pour
rédiger l'état des lieux. Elle passa également en revue la salle de bains, les toilettes. Il ne
restait plus que le grenier. Elle monta les marches et poussa la porte qui s'ouvrit sans bruit.
Quelle poussière ! Personne n'avait dû mettre les pieds ici depuis belle lurette. Elle découvrit
un fatras accumulé au fil du temps : un tas d'objets cassés, des vieilleries bonnes pour le
ferrailleur, des toiles d'araignée à profusion.
Elle fit un pas en avant et hésita. Devait-elle
faire vider ce grenier ou laisser les nouveaux locataires s'en charger ? Les gens adoraient
ces lieux pleins de charme et de mystère. On se demande bien pourquoi ?
Pendant que madame Pujaut réfléchissait, un morceau d'ombre se détacha d'un
recoin obscur. A pas lents, sans un bruit, la chose progressa dans le dos de la directrice
occupée à écrire, le nez plongé dans son carnet. Plus que deux mètres, un mètre... Elle
laissait derrière elle, sur le sol, une traînée visqueuse et malodorante.
– C'est pourtant vrai que ça sent mauvais, réalisa brusquement madame Pujaut en relevant
la tête. Je crois que c'est encore pire ici. Berk !
Et ressortant prestement du grenier, elle referma la porte et entreprit de redescendre
les marches.
Restée seule, la chose laissa retomber ses deux bras tentaculaires le long de
son corps velu et grogna, dépitée.
Le temps de regagner le rez-de-chaussée, Madame Pujaut fut prise d'une crise
d'éternuements. Avec cette poussière, elle aurait dû se méfier, elle allait sûrement faire une
bonne crise d'allergie.
Elle appela son assistant, régla quelques détails, et ils quittèrent la maison.
– Vous avez raison, reconnut madame Pujaut, en donnant deux tours de clés dans la
serrure, il flotte une mauvaise odeur tenace dans cette maison. Il faudra provoquer un bon courant
d'air pour régler ce problème.
La chose regarda la voiture s'éloigner. La faim la tenaillait depuis plusieurs jours
maintenant, et elle n'avait rien trouvé à se mettre sous la dent ; il n'y avait plus de nourriture
dans la maison depuis que la vieille dame était partie. La chose allait devoir se résoudre
à quitter sa cachette si elle voulait se remplir l'estomac, et pour cela il faudrait attendre que le
soleil se couche.
Ca y est ! Il faisait enfin nuit noire, et les rues de la petite ville étaient totalement
désertes à une heure aussi avancée.
Après avoir vérifié que la voie était libre, la chose se
glissa hors de la maison puis elle se dirigea vers le centre-ville en profitant des recoins les
plus sombres pour progresser sans se faire repérer. Elle se déplaçait avec difficulté, gênée
par ses deux pieds palmés et sa lourde masse.
Elle leva son groin et huma dans l'air une
bonne odeur de viande. Huuuum ! Cela provenait d'une poubelle déposée sur le bord d'un
trottoir. Les bras tentaculaires de la chose broyèrent le cylindre métallique comme un
vulgaire fétu de paille mais, hélas, à l'intérieur il n'y avait que les maigres restes d'un repas
enseveli sous un monceau de papiers gras. Bien peu à se mettre sous les canines que la
chose avait fort longues et fort aiguisées.
«Ouah ! ouah !»
Huuuum ! La chose écarquilla ses grands yeux globuleux. Un monstre de petite
taille venait de jaillir des profondeurs de la nuit, et il l'agressait avec férocité en poussant
d'étranges cris.
« Ouah ! ouah ! » ne cessait-il de répéter tout en se tenant face à elle,
planté sur ses quatre pattes et exhibant des crocs menaçants.
La chose ne comprenait pas son langage mais elle ne refusait jamais le défi ; elle
était courageuse et elle allait le montrer à son agresseur.
Un peu plus tard, quand elle regagna sa cachette au bord de la plage,
son ventre était bien rempli.
Au petit matin, une fourgonnette stoppa devant la maison et les deux peintres, qui
en descendirent, attaquèrent rapidement la façade à grands coups de rouleaux. Pas
question de traîner, car même en s'y mettant à deux, ils en avaient pour toute la journée.
– On fera les volets demain matin, expliqua le patron à son apprenti. La météo n'annonce
pas de pluie avant la semaine prochaine, et c'est tant mieux.
Il jeta un coup d'œil au
jeune homme qui travaillait à ses côtés et attendit une réponse ; en vain.
- Ho ! Pascal, qu'est-ce qui arrive aujourd'hui ? Tu es devenu muet ?
– C'est à cause du boucher, patron, répondit le garçon, l'air soucieux. Ou plutôt de son
chien, Grabouille. Vous savez, cette espèce de bâtard, moitié chien de chasse, moitié je ne
sais quoi...
– Oui, je le connais ce chien. Le boucher n'arrête pas de se vanter qu'il est capable de
renifler un lièvre à trois kilomètres. Et alors ?
– Il s'était sauvé hier soir, et ce matin, le boucher a fait le tour des rues pour lui mettre la
main dessus. Il y tient à son Grabouille. Vous n'êtes pas au courant de ce qu'il a trouvé ?
– Bien sûr que non, Pascal, sinon je n'essaierais pas de te tirer les vers du nez depuis dix
minutes. Et c'est quoi la suite ?
– Dans l'impasse des Cordeliers, il a retrouvé le collier du chien, avec la médaille gravée à
son nom, et c'est tout. Enfin...
– Enfin quoi ? Dis Pascal, tu la finis ton histoire ?
– Il y avait un tas de poils, à côté du collier. De la même couleur que le chien.
Le patron s'était figé, le rouleau à la main. Il jeta un regard inquiet à son apprenti
avant de lui demander :
– Tu veux dire comme le chien de Georges qui a disparu il y a une
semaine ? Il restait juste le collier et de longs poils roux.
– Exactement, patron. Et il y a l'épicière qui n'a plus revu son chat depuis quatre jours,
un superbe persan blanc qu'elle avait appelé « Choupette . Elle se fait un sang d'encre pour sa
minette.
– Décidément, il se passe de drôles d'événements dans cette ville. J'ai bien l'intention d'en
parler à monsieur le maire à la prochaine réunion du conseil municipal. Manquerait plus
qu'on se retrouve avec une bête du Gévaudan. Tu imagines les titres dans la presse, sans
compter la publicité que nous ferait la télévision ? Tiens, rien que d'y penser, j'ai les poils qui se
dressent sur les bras. Regarde !
L'apprenti jeta un coup d'œil sur les bras velus de son patron et ricana :
– Attention ! Si jamais la bête vous voit, ça risque de lui donner faim.
Le patron n'apprécia pas la plaisanterie. Il haussa les épaules et reprit son travail,
après avoir tiré sur ses manches pour se couvrir les avant-bras.
«Clac !»
Le patron sursauta si fort qu'il faillit tomber en bas de son échelle.
– Quoi ! Qu'est-ce que c'est que ce bruit ? s'exclama-t-il en roulant des yeux inquiets.
– Sans doute un volet qui claque, répondit l'apprenti sans broncher.
– Je croyais qu'ils étaient verrouillés ? marmonna le patron, pas vraiment rassuré.
Tandis que les deux hommes poursuivaient leur discussion, la chose qui les écoutait
avec attention, eut un autre rot. Quelques longs poils blancs jaillirent de sa bouche et
retombèrent lentement sur le sol. Elle remit doucement le loquet en place - évitant ainsi
d'alerter à nouveau le peintre - et décida de regagner son grenier. Elle aimait écouter les
voix à travers les fentes des volets en bois ; un peu de compagnie c'est toujours agréable,
surtout lorsqu'on se sent seule. Elle aurait voulu que la vieille dame soit de retour, le temps
lui semblait parfois si long.
Une voiture s'arrêta devant la maison, et un couple et leur petit garçon en
descendirent. C'était une journée ensoleillée, avec une petite brise marine qui survolait une
mer d'huile.
– Le paysage est magnifique, chéri, fit la dame en s'adressant à son mari. Je suis certaine
que nous allons beaucoup nous plaire ici.
– Je l'espère, lui répondit celui-ci. Parce que je suis muté définitivement dans cette ville. Le
collègue accidenté que je devais remplacer jusqu'à l'été, a demandé une retraite anticipée.
C'est en tout cas ce que m'a affirmé le directeur de l'école, en attendant que je reçoive la
confirmation officielle. (Puis, se tournant vers le petit garçon qui regardait la maison) Tu vas
te faire de nouveaux amis, Bruno. Tu pourras jouer avec eux sur la plage, nager dans la
mer, faire du cerf-volant !
Le gamin ne répondit pas, il détaillait la maison de haut en bas. Elle paraissait toute
biscornue, et ses volets clos ne lui donnaient pas un air très accueillant.
Le père ouvrit la porte, et tandis que l'enfant et sa mère pénétraient à l'intérieur de la
demeure, il récupéra les valises dans le coffre de la voiture pour, ensuite, les déposer dans
l'entrée.
– Ca pue, dit Bruno. Je peux ouvrir les volets, maman ?
– Oui, bien sûr. L'odeur partira rapidement, la maison a seulement besoin d'être aérée.
L'enfant souleva le loquet et repoussa les volets. L'air frais et la lumière du jour
entrèrent dans la pièce, et Bruno remarqua qu'il avait une sorte de glu verdâtre sur les
doigts. Il les essuya sur son pantalon avant de partir ouvrir l'autre pièce.
– Je peux aller visiter l'étage ? demanda l'enfant.
– Mais oui. Pendant ce temps, ton père et moi, nous allons passer le balai dans la cuisine
pour enlever cette poussière.
Bruno monta en courant les marches de l'escalier et ouvrit les portes l'une après
l'autre. Les chambres ressemblaient à celles que l'on voit dans les histoires de châteaux
hantés en Ecosse, avec des lits à baldaquins et des lustres si vieillots qu'ils semblaient
remonter à plusieurs siècles en arrière.
L'enfant jeta un coup d'œil vers le haut de l'escalier
et découvrit avec ravissement qu'il y avait un grenier. Ce serait son domaine réservé. Sa
mère ne viendrait jamais l'y chercher : elle détestait les araignées.
Il grimpa les dernières marches, poussa la porte.
Le grenier était vaste, encombré d'objets étranges ; seule une lucarne apportait un
peu de lumière dans la pièce.
Bruno fit quelques pas et s'arrêta devant une grande malle en
bois, fermée par des ferrures noires. Il releva le lourd couvercle et jeta un coup d'œil à
l'intérieur.
Derrière lui, un morceau d'ombre se détacha d'un recoin obscur et commença sa
lente progression.
Bruno avait déniché un superbe chapeau, un feutre marron orné d'un
ruban de cuir noir dans lequel était piqué une plume de faisan. Il en coiffa ses cheveux
roux. Il y avait aussi une écharpe de soie rouge et grise aux bords tout effilochés qu'il noua
autour de son cou. Il devait avoir fière allure ainsi, dommage qu'il n'y ait pas de miroir !
L'ombre n'était plus qu'à deux mètres...
L'enfant poussa un cri de joie : il venait de dénicher
une canne avec un pommeau en forme de tête de loup, en métal argenté. Une merveille !
La chose se tenait maintenant à moins d'un mètre. Elle leva ses bras tentaculaires et les
abaissa pour se saisir de l'enfant.
«Yyyaah !» cria Bruno en envoyant brutalement la canne dans le ventre de la chose qui se
plia en deux, le souffle coupé.
Puis l'enfant fit un bond en l'air et décocha un coup de pied de côté en dépliant sa
jambe latéralement. La chose reçut le coup dans son groin et s'écroula de tout son long sur
le sol.
Bruno se pencha sur elle, et la dévisagea quelques secondes avant de lui demander :
– Moi, c'est Bruno. Et toi ?
– Grooof... gémit la chose qui avait du mal à respirer.
– Pfff, se moqua Bruno. Tu parles d'un nom. Je t'appellerai Teddy, comme l'ours en peluche que j'avais quand
j'étais petit. Tu habites depuis longtemps dans le grenier ?
La chose secoua la tête de haut en bas pour acquiescer et sa réponse sembla ravir
l'enfant.
– On pourrait devenir amis tous les deux. Tu es d'accord ?
La chose acquiesça de nouveau tout en réussissant un difficile rétablissement sur
les genoux.
L'enfant prit un air taquin :
– Mon père tient absolument à ce que je pratique un
sport de combat, je fais du Tae Kwon Do, et je t'ai balancé un «yop tchaki». Si tu veux, je
t'apprendrai quelques prises.
– Bruno ? Descends ! cria la maman depuis le rez-de-chaussée. On va aller faire quelques
courses en ville.
– Oui, maman. J'arrive ! répondit l'enfant par la porte entrouverte.
Puis, se tournant vers la chose qui était enfin debout sur ses pieds palmés :
– Je te ramène du chocolat ? Et en attendant sois gentil : lave-toi un peu, parce que franchement...
Et l'enfant se pinça le nez entre les doigts sans finir sa phrase.
– A tout à l'heure, Teddy !
Après avoir fait un signe de la main à son nouvel ami, l'enfant sortit, et la porte du
grenier se referma.
Une large grimace, semblable à un sourire, s'étala sur la face de la
chose qui poussa un soupir de bonheur. Désormais, elle n'était plus seule.
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