Grégoire sortit sur le pas de sa porte, son chien à ses côtés, et son regard parcourut les vignes que l’obscurité commençait à recouvrir. Jour après jour, le raisin se gorgeait de jus, prenait une jolie couleur sombre, et les grappes s’alourdissaient, chauffées par le soleil ; cela laissait présager une belle récolte cette année.
L’air était doux, une légère brise apportait un souffle d’air. Grégoire fit quelques pas et s’assit sur le banc de pierre à quelques mètres de son vieux mas. Sa journée se terminait, pareille à toutes les autres. Il avait avalé sa soupe et mangé ses deux tartines beurrées, puis fait sa vaisselle, passé un coup de balai dans la cuisine. Dans un moment, il se glisserait entre les draps de coton blanc et dormirait jusqu’à ce que le ciel s’éclaire à nouveau.
Son chien, un griffon de six ans, se mit à japper, attirant son attention.
– Du calme, Batou ! Que t’arrive-t-il, le chien ? Tu ne vas pas courir les lapins à cette heure-ci. Oh, Batou, pourquoi tu grognes ?
Grégoire chercha autour de lui mais c’est en levant la tête qu’il aperçut une lumière, trop brillante et trop mobile pour n’être qu’une étoile.
Le chien gronda et son poil se hérissa.
– Ça suffit, Batou, ce doit être un « satellite » comme ils disent à la télévision. Et puis c’est l’heure du feuilleton. Allez, on rentre, le chien !
Grégoire et Batou regagnèrent leur maison, et la lumière repartit en flèche vers l’espace.

Le soleil éblouissait le ciel bleu de ses rayons brûlants ; une journée chaude s’annonçait. Deux frères, Mathieu et Tobias, faisaient le tour de leurs vignobles quand ils aperçurent un objet métallique à demi planté entre deux vignes.
– C’est quoi ça ? s’étonna Tobias en s’accroupissant.
Du bout des doigts, il écarta doucement la terre et dégagea une demi sphère. Il la retourna plusieurs fois pour la regarder en détails.
– Ça ressemble à un phare de voiture mais je n’en ai jamais vu de si grande taille. Prends-le et dis-moi ce que tu en penses.
Mathieu soupesa l’objet entre ses mains calleuses.
– C’est très léger (il plissa les yeux pour pouvoir regarder à l’intérieur) et il n’y a pas d’ampoule, je ne sais pas ce que c’est. En tout cas, on ne peut pas le laisser là, ça va gêner le passage du tracteur.
Il le déposa à l’arrière de son camion et les deux frères reprirent leur travail. Ils en avaient pour toute la journée et n’avaient guère de temps à perdre à ramasser tout ce que les touristes pouvaient égarer. Cela allait de l’appareil photo au sac à provisions du pique-nique, en passant par le parasol ou même le chien.
« Tu verras, avait prédit Mathieu à son frère. Un jour, l’un d’eux finira par oublier sa voiture quelque part et, en plus, il ira se plaindre à la gendarmerie. »
Ce phare égaré semblait vouloir lui donner raison.

Quelques jours plus tard

Grégoire glissa sa petite liste de commissions dans la bavette de sa salopette et roula le cabas pour le garder sous le bras. Il allait se rendre au village pour y faire quelques menus achats : dentifrice, crème à raser, shampooing, et puis les deux kilomètres à parcourir, avec son chien sur ses talons, lui dérouilleraient les mollets qui semblaient se raidir à l’approche de ses soixante-quinze ans.
Il tourna la grosse clé noire dans la serrure pour fermer la porte et profita de la fraîcheur du petit matin pour gagner Châteauneuf-du-Pape. Deux mille habitants vivaient sur cette terre couverte de vignes poussant au milieu des galets et ces vignobles donnaient un vin réputé.
Grégoire commença par l’épicerie et en profita pour faire la bise à la gérante, Solange, qu’il connaissait depuis l’école primaire. Ensuite, il acheta le journal pour avoir quelques nouvelles du monde « extérieur » et, comme la matinée était bien avancée, il décida de s’arrêter au bar de Mario. Le premier à l’intérieur fut le chien. La langue pendante, haletant, il se précipita à la recherche d’une gamelle pleine d’eau fraîche qu’il savait trouver dans un coin du bar. Mario y veillait toujours.
Celui-ci remplissait, pour la seconde fois, le verre du facteur, assoiffé par la distribution du courrier qu’il effectuait en parcourant, à pied, les ruelles trop étroites du village. Cela empêchait le vent d’apporter un peu d’air et rendait l’atmosphère étouffante lorsque le soleil était brûlant.
Parfois, les maisons étaient si proches qu’il suffisait à certaine commère d’ouvrir sa fenêtre pour bavarder avec la voisine d’en face et lui raconter les bêtises du petit dernier.
Assis autour d’une table, Tobias et Mathieu tenaient compagnie au vieil Edmond qui ne manqua pas d’interpeller le nouvel arrivant :
– Hé bonjour, Grégoire ! Dis-moi, toi aussi tu les as vus les hélicos de la mort ?
– Mais de quoi tu parles, Edmond ? Quelle mort ?
– Personne n’est mort ! Je te dis qu’il y a des hélicoptères qui viennent en pleine nuit, pendant qu’on dort, pour larguer des sacs remplis de vipères dans nos champs.
Mathieu eut un hochement de tête pour confirmer les propos d’Edmond.
– Tu as bien dû les voir les lumières, le soir, quand tu promènes ton chien ?
Grégoire se frappa le front avec le plat de la main. Mais oui, bien sûr qu’il les avait aperçus ces drôles de feux follets qui s’amusaient à éclairer le ciel au-dessus du village.
– Je me demandais ce que c’était ! Ça fait trois jours que ça dure et Batou devient de plus en plus grincheux.
– Tout ça c’est à cause des écolos. Ils disent qu’avec les pesticides qu’on répand sur nos vignes, on fait disparaître les vipères, expliqua Tobias. Et que c’est pas bon pour le « biotope ».
Son frère, Mathieu leva un doigt dénonciateur vers le ciel.
– Alors ils ramènent ces bestioles par dizaines pour les balancer chez nous la nuit. Ni vu, ni connu. Les gens de la ville prennent les paysans pour des imbéciles. Comme si on n’avait pas remarqué leur sale trafic !
Tout en passant un coup de torchon sur son comptoir pour le faire briller, Mario le patron apostropha le facteur :
– Tu n’as rien à dire, Edmond ? Je suis certain que tous les habitants du village doivent t’en parler de ces lueurs ?
Edmond termina son verre jusqu’à la dernière goutte avant de répondre.
– Bien sûr qu’ils se plaignent. Les mères ne veulent plus que les enfants jouent dehors à cause de ces machins qui se baladent là-haut. Le seul qui s’en fiche, c’est le Jeannot. Il m’a dit que les lumières elles repartent dans l’espace avant le petit jour et que les hélicos, ça vole pas en direction de la Lune.
Un bref silence accueillit cette déclaration.
– Pourquoi il envoie les hélicos dans la Lune , le Jeannot ? s’inquiéta Mathieu.
– Parce qu'il devrait arrêter l’eau minérale, lança Marco dans un éclat de rire. Ca ne lui réussit pas.
Alors que tous semblaient d’accord avec le patron, Ginou, son épouse, se mêla de la conversation.
– Il n’y a pas que Jeannot. Antoine et son frère m’ont dit qu’ils avaient vu des drôleries volantes. Des formes rondes comme des soucoupes volantes, et elles arrivaient à toute allure de l’espace sans faire le moindre bruit.
Le rire de Mario s’étrangla dans sa gorge. Son regard fit le tour des vieux habitués de son bar, visiblement interloqués.
– Elle blague, dit-il en se tournant vers son épouse. N’est-ce pas, Ginou, que tu blagues ?
Mais le visage de Ginou ne donnait pas envie de rire.
– Hélène m’a confié que son mari en avait rencontré un.
– Un quoi ? demanda son mari.
– Un extraterrestre ! s’exclama Ginou. Un vrai.
– Ma femme devient folle, c’est pas possible, murmura Marco. Ne l’écoutez pas ! Je suis sûr qu'elle blague.
Mais Mathieu et Tobias se levèrent aussitôt et se hâtèrent vers la sortie.
– Désolé, Mario, on a pas mal de boulot en retard. Bonne journée !

Assis sur le banc de pierre, à proximité de son mas, Grégoire contemplait la nuit étoilée en repensant à cette conversation entendue au bar de Mario.
– Des hélicos et des martiens, se murmura-t-il à lui-même, et il gloussa. Ils devraient tous aller raconter leurs histoires aux enfants de l’école. Hein, Batou ! Les gosses rigoleraient bien de tout ça.
N’obtenant pas de réponse de son chien – un jappement ou un grognement – Grégoire abaissa la tête mais l’animal n’était pas à sa place habituelle, couché à ses pieds.
– Batou ? Où tu te caches le chien ?
C’est en cherchant autour de lui que Grégoire LE découvrit, debout à quelques mètres à peine. Grand, mince, plutôt beau…avec ses très longs bras, son teint verdâtre et ses gros yeux carrés bicolore.
L'être tendit un doigt immense vers le chien et dit d’une voix caverneuse :
– Batou !
A cet instant, Grégoire aurait bien voulu se lever et partir en courant s’enfermer à double tour dans son mas, mais ses jambes tremblaient si fort qu’elles ne l’auraient pas soutenu.
Le même doigt s’allongea vers le viticulteur :
– Grégoire !
Puis l'être retourna le doigt pour se désigner lui-même et prononça :
– Krgwyvvvllmmmnnprkr !
– Oh purée, murmura Grégoire. Je ne vais pas t’appeler souvent, tu peux en être certain, bonhomme. Et, à partir de demain, je me mets à l’eau minérale.

Monsieur le maire entra dans la mairie et n’accorda aucune attention à la jeune hôtesse de l’accueil ; pas plus qu’à la secrétaire qui désirait l’entretenir d’un dossier urgent…qui devrait attendre encore un peu.
Monsieur le maire était énervé et c’est d’un geste vif qu’il ouvrit la porte de la petite salle de réunion. Son conseil municipal – trois hommes et trois femmes – était au grand complet. Il referma la porte. Il valait mieux éviter que le personnel n’entende le motif de cette réunion.
Il regarda tour à tour chacun de ses conseillers municipaux ; ceux-ci paraissaient se passionner pour la table en pin autour de laquelle ils étaient assis. Ils ne la quittaient pas des yeux. Le maire flaira un complot organisé pour lui prendre sa place de premier magistrat mais il n’était pas décidé à se laisser faire.
– Les martiens ont débarqué à Châteauneuf-du-Pape ! déclama-t-il à haute voix.
Il y eut un lourd silence.
– Je veux le nom du fumiste qui a répandu ce bobard.
Les conseillers échangèrent des regards mais aucun ne semblait vouloir parler.
– Je vous préviens, s’énerva le maire, personne ne sortira d’ici tant que je ne saurai pas ce qui se trame dans ma commune !

Le coup de colère fut efficace. Il y eut des murmures, des hochements de tête, puis une voix s’éleva :
– A vrai dire, au départ, c’était juste pour rendre service à des  touristes  qui n’arrivaient plus à redémarrer leur moteur. Et des touristes comme ça, on n'en voit pas tous les jours.
Une conseillère expliqua :
– Mathieu et son frère Tobias ont dépanné la soucoupe et puis après, un mot en entraînant un autre, ils ont lié connaissance. Et il faut bien dire que ce sont des gens sympathiques.
Les conseillers étaient d’accord. Ils approuvaient en échangeant des sourires ravis.
Le maire crut avoir mal entendu.
– Ils ont dépanné une « soucoupe » !
Mais un autre enchaînait déjà :
– En fait, ils cherchaient Mac qui s'était égaré chez Grégoire, un soir de pleine lune. C'est lui le premier touriste qui est arrivé chez nous et voilà que deux de ses copains débarquent à leur tour. 
– Ils ont quand même facilement des soucis avec leurs soucoupes. Je sais bien que vu le nombre de kilomètres, leurs moteurs risquent fort de surchauffer mais deux soucoupes et deux problèmes, c'est beaucoup.
– Et les choses se sont enchaînées. Mathias et Tobias les ont emmenés chez Grégoire, et Antoine et sa femme étaient venus livrer des melons. Vous savez comment ça se passe chez nous. Les touristes avaient un petit creux alors tout le monde a mis les pieds sous la table…
Une conseillère se pencha vers un collègue à sa droite :
– Ils les ont sacrément larges, leurs pieds !
– Le pire, c’est leur accent. Le nôtre, en Provence, il est léger comme un coup de mistral, mais ces touristes, pour les comprendre, il faut sacrément tendre l’oreille.
– Mais de quels touristes parlez-vous ? s’emporta le maire qui n’arrivait plus à suivre la conversation.
Le conseil municipal au grand complet porta un regard surpris sur le maire.
– Ben c’est fort ça, grommela l’un d’eux. Ça fait dix minutes qu’on discute des Krobaxiens, c’est bien ce que vous vouliez, non ?
Le maire se sentit blêmir :
– Moi ?
– Ben oui, vous ! Avec cette ridicule histoire de Martiens.
– Mais les Martiens n’existent pas ! fulmina le maire.
– Bien sûr que non. C’est même une chose qui les fait rire, les Krobaxiens. Quand je leur ai raconté que nous, les terriens, on imaginait des extraterrestres courant sur la planète rouge, ils se sont gondolés.
– Ah, ce sont de bonnes natures, constata une conseillère. D’ailleurs, Grégoire s’est lié d’amitié avec l’un d’entre eux. Il l’a appelé Mac.
– C’est normal, son nom est imprononçable. Mac, c’est facile et il a l’air d’apprécier.
Le maire ouvrit la bouche mais ne trouva plus ses mots. Il se laissa tomber sur sa chaise et desserra le nœud de sa cravate pour chercher un peu d’air ; il en manquait.
Indifférent au malaise de leur premier magistrat, les conseillers poursuivaient leur conversation à bâtons rompus.
– Il avait perdu son espèce de GPS dans un champ, c’est Mathieu et Tobias qui l’avaient trouvé et c’est eux qui l’ont fixé à sa soucoupe. Il parait que c’est très joli à l’intérieur.
– Ça alors ! s’exclama un conseiller. Moi aussi, j’aimerais bien visiter. Je demanderai à Mac la prochaine fois que…
– SILENCE !
Le maire obtint l’effet escompté. Les conseillers se turent aussitôt.
– Jamais je ne tolérerai cela dans mon village, vous m’entendez ? Dès cet instant, je prends un arrêté interdisant le survol de notre commune à tout aéronef, dit soucoupe volante, quelle que soit sa nationalité. Sinon, ce sera une mise en fourrière immédiate !
Cette annonce provoqua un tollé général. Tous les conseillers se levèrent et, faisant de grands moulinés avec les bras pour marquer leur désapprobation, ils entreprirent de quitter la salle de réunion. Avant de franchir la porte, le dernier conseiller se retourna pour s’adresser au maire :
– C’est pas une bonne idée, la fourrière, dit-il, l’air patelin.
– Euh… pourquoi ?
– Il n’y aura jamais assez de place pour y faire tenir une soucoupe.

Grégoire s'était vite habitué à son nouvel ami, venu de l'espace. Il lui avait suffi de voir Batou, son chien, renifler l’étrange touriste puis se laisser caresser la tête ; les chiens ne se trompaient jamais.
La conversation s’était ensuite engagée et, comme Krgwyvvvllmmmnnprkr était très doué pour les langues, tous les deux s'étaient vite compris. Mais Grégoire avait insisté pour le rebaptiser »Mac ».
Plutôt intelligent et possédant un excellent sens de l’orientation (cela ne faisait aucun doute), ce Krobaxien adorait voyager et découvrir d’autres « régions » ; c’était le terme qu’il avait employé pour désigner la Terre et autres planètes. Il ne pensait pas atterrir mais la perte d’une pièce mécanique dans les vignes de Mathieu et Tobias l’avait contraint à se poser.
La soucoupe de Mac avait été dissimulée dans une grange à l’abri des regards et Mac avait décidé d’accompagner Grégoire et ses amis dans les vignes afin de leur fournir une aide qui fut très appréciée. Il faut avouer que les longs bras de Mac, et ses doigts d’une incroyable habileté, firent des merveilles.
Le soir, en compagnie de ses amis, il se mit à raconter sa vie sur Krobax et cela se révéla passionnant.
La planète Krobax était aussi grande que la Terre et de forme patatoïde. Son ciel était d’un joli rouge vif et ses quatre petits soleils d’un vert très pâle. Son sol était mauve, ses collines violette et, s’il n’y avait aucun arbre, les fleurs poussaient en énorme quantité et leurs couleurs variaient vingt à trente fois dans la journée. Les gouttes de pluie qui tombaient du ciel avaient la taille d'un ballon de football et il suffisait d’une poignée de secondes pour arroser les récoltes et ainsi nourrir les Krobaxiens.
Tout le monde vivait heureux sur cette planète mais, de temps en temps, l’un d’entre eux partait faire un voyage dans la galaxie et en ramenait des souvenirs pour tout ce petit monde. Mac faisait partie de ses voyageurs de l'infini.

Qu'un extraterrestre soit venu vivre en Provence finit, hélas, par arriver aux oreilles d'un journaliste. Persuadé qu'il réaliserait le scoop du siècle avec cette révélation, il boucla sa valise et débarqua dans le village un matin où le soleil était caché par d'épais nuages.
« Mauvais signe », songèrent les villageois qui décidèrent qu'il fallait garder « l'étranger » à l'oeil et organisèrent aussitôt la surveillance.
L'étranger ayant pris une chambre à l'auberge d'Anaïs, celle-ci signalerait sa présence (ou son absence) en ouvrant (ou en fermant) les volets de la plus haute pièce de son auberge.
Sitôt qu'il monterait dans sa voiture pour s'éloigner du centre-ville, le curé – averti par les enfants de choeur qui guetteraient à chaque coin de rue – sonnerait deux fois la cloche.
Ignorant qu'il faisait l'objet de tant d'attention, Bruno se rendit d'abord au bar du village, sachant par expérience que c'est accoudé au comptoir que l'on apprend les secrets d'un village et de ses villageois. C'est ainsi qu'il rencontra Tobias venu, sans son frère Mathieu, se « rafraîchir la gorge ». Le journaliste lui offrit un verre et entama la conversation.
– On m'a raconté qu'il se passait de drôles de choses dans votre village.C'est vrai ça ?
– Oh, m'en parlez pas, mon brave monsieur. Mais, chuuut, faut pas que ça vienne aux oreilles des touristes, ça les ferait fuir.
Le journaliste ne cacha pas sa surprise.
– Je pensais, au contraire, qu'un événement aussi extraordinaire les attirerait par centaines ?
– Oh ce n'est pas possible. C'est trop affreux à voir.
Le journaliste parut ravi par cette révélation. Il voulut en savoir plus :
– Vraiment, « ils » sont si laids que cela à regarder ?
– Oh mon pauvre monsieur, c'est pire encore, répondit Tobias qui tendit son verre à Mario pour le faire remplir à nouveau. Vous devriez les voir se glisser la nuit dans nos champs avec leur corps visqueux et leurs énormes yeux sans paupières. Et quand ils font le tour de nos maisons en sifflant...
Le journaliste manqua s'étrangler avec sa gorgée de jus d'orange.
– Ils sifflent ! Les extraterrestres sifflent ?
– Quels extraterrestres ? gronda Tobias. Je vous parle des serpents que ces écolos jettent du haut du ciel. Des extraterrestres ! C'est n'importe quoi ces gens de la ville. Et pourquoi pas des martiens, tant que vous y êtes ? Tiens, je préfère m'en aller.
Tobias termina son verre et sortit du bar en ronchonnant. Mario, le patron, ramassa le verre et mit un coup de torchon sur le zinc pour le faire briller tout en apostrophant l'étranger.
– Alors comme ça, vous aussi vous venez pour les serpents ? J'espère que vous n'êtes pas écolo parce que c'est mal vu dans notre coin, hein ?
Le regard menaçant du patron de bar fit comprendre au journaliste que sa présence déplaisait et sans insister, il s'en alla.
Après ce mauvais début d'enquête, le journaliste hésitait à poursuivre ses recherches mais il décida, pourtant, de tenter un dernier essai. Si des extraterrestres étaient présents dans le village, cela impliquait la présence d'une soucoupe volante. La trouver constituerait la plus belle des preuves. S'il n'y parvenait pas, il n'aurait plus qu'à repartir sans le moindre regret ; cette histoire de "martien" serait à ranger définitivement dans les "mauvaises blagues". Mais où la chercher ? La cachette idéale devait être un hangar ou une grange. Il se hâta de récupérer sa voiture et quitta le village afin de faire le tour des exploitations viticoles.
Les villageois entendirent la cloche de l'église sonner deux coups. L'alerte était donnée !

La chance était avec le journaliste. Après avoir roulé durant une quinzaine de minutes, il fit une halte aux abords de deux chemins de terre.
– Voyons, lequel choisir ? (il prit une pièce dans sa poche). Pile : à droite, face : à gauche. Hop !
La pièce tournoya en l'air, retomba dans la paume ouverte...
– A gauche ! Allons-y avant qu'un de ces drôles d'autochtones ne me repère et n'essaie de m'éloigner à coups de fusil.
La voiture s'engagea, au ralenti, sur le chemin. Une centaine de mètres plus loin, au détour d'un bosquet, le journaliste découvrit une grange. Il se gara à proximité, prit son appareil photo dans la boîte à gants et s'approcha du bâtiment pour y entrer par une porte entrouverte.
Il ne put faire un pas de plus. Une magnifique soucoupe, aussi large qu'un avion de chasse, était posée sur le sol et sa coque émettait des lueurs argentées qui luisaient dans la semi-pénombre de la grange.
– Quelle merveille ! Voilà donc le secret de ce village révélé : les extraterrestres sont là. Un scoop comme celui-là va faire de moi le journaliste le plus célèbre du monde.
Il fit le tour complet de la soucoupe en enchaînant les photos. Il aurait adoré pénétrer dans ce véhicule spatial et pouvoir en photographier l'intérieur mais il ne découvrit aucun accès visible, pas même une petite trappe.
Soudain, il jeta à un coup d'oeil à sa montre :
« Si j'envoie mes clichés dans l'heure, ils seront publiés à la Une du journal demain matin. »
Il quitta la grange et regagna sa voiture. Cachés derrière l'un des murs du bâtiment, Grégoire et Mac le regardèrent s'éloigner. Les deux coups de cloche les avaient informés du danger et, très vite, Batou le chien les avait menés sur la piste du « dangereux étranger ».
Grégoire ôta sa casquette et, l'air inquiet, se gratta la tête. Il fallait réagir sans attendre.
– Mac ! Tes deux copains sont chez Tobias et Mathieu, je cours les prévenir !
Mac l'arrêta d'un geste de ses longs bras.
– Ils ont profité de la nuit pour repartir sur Krobax. Il ne reste que moi et puisque l'étranger ne m'a pas vu, tout va bien.
– Tout va bien, c'est vite dit, Mac, s'énerva Grégoire. Et les photos du journaliste, tu les oublies ?
Si Mac avait pu sourire (mais les Krobaxiens en étaient incapables), il l'aurait certainement fait.
– Je te l'ai dit : tout va bien. Alors, mon ami Grégoire, fais-moi confiance !

Le journaliste venait de descendre de voiture, sur le parking du village, lorsqu'il aperçut le maire qui s'apprêtait à regagner sa mairie. Ravi à l'idée de lui montrer sa « découverte », il l'accompagna dans son bureau et exhiba son appareil photo avec vanité.
– Je sais tout, je suis au courant de tout, j'ai tout vu et je détiens toutes les preuves ! s'exclama-t-il. Dès demain, la France entière saura que des martiens et leurs soucoupes occupent votre village et que vous êtes leur complice. Regardez ces photos qui vous accusent !
Effaré, le maire ouvrit grands les yeux et contempla les images qui apparaissaient sur le petit écran de l'appareil.
– Désolé, je ne vois rien, finit-il par dire. Tout est blanc.
– Comment ça ? s'étonna le journaliste en regardant à son tour.
Mais il eut beau insister, appuyer sur tous les boutons, faire défiler tous les clichés, il n'y avait plus aucune photo.
Monsieur le maire en avait plus qu'assez de ces rumeurs, de ces non-dits, de ses propres citoyens qui baissaient la voix quand il les croisait en train de bavarder. Ses nerfs le lâchèrent.
– Ça suffit ! s'écria-t-il. Je vous donne vingt minutes pour boucler votre valise et disparaître de mon village. Et n'y remettez plus jamais les pieds. Dehors !
Le journaliste n'eut pas le choix. Vingt minutes plus tard, sa voiture s'éloignait du village et on ne l'y revit plus.
Le maire fit paraître un arrêté municipal qui interdisait à toute soucoupe volante ou autre engin spatial d'atterrir sur sa commune sous peine de mise en fourrière. Il décida également de l'agrandissement de la fourrière ; il fallait penser à tout.

Mac a choisi de demeurer au village, il partage le vieux mas de Grégoire. Le soir, durant l'été, tous les deux aiment s'asseoir sur le banc de pierre et contempler le coucher du soleil, avec Batou couché auprès d'eux.
Le maire de Châteauneuf-du-Pape est content : son arrêté municipal est très efficace, plus personne ne lui parle de soucoupe volante.
Pourtant Mac affirme à tous les Krobaxiens qui viennent lui rendre visite qu'il vit dans le plus bel endroit de la galaxie.
Bizarre, non ?

F I N


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