Grégoire sortit sur le pas de sa porte, son chien
à ses côtés,
et son regard parcourut les vignes que l’obscurité
commençait à recouvrir. Jour
après jour, le raisin se gorgeait de jus, prenait une jolie
couleur sombre, et
les grappes s’alourdissaient, chauffées par le
soleil ; cela laissait présager une belle
récolte cette année.
L’air était
doux, une légère brise apportait un souffle
d’air. Grégoire fit quelques pas et
s’assit sur le banc de pierre à quelques
mètres de son vieux mas. Sa journée se
terminait, pareille à toutes les autres. Il avait
avalé sa soupe et mangé ses
deux tartines beurrées, puis fait sa vaisselle,
passé un coup de balai dans la
cuisine. Dans un moment, il se glisserait entre les draps de coton
blanc et
dormirait jusqu’à ce que le ciel
s’éclaire à nouveau.
Son chien, un griffon de six ans, se
mit à japper, attirant son attention.
– Du calme, Batou ! Que t’arrive-t-il, le
chien ?
Tu ne vas pas courir les lapins à cette heure-ci. Oh, Batou,
pourquoi tu grognes ?
Grégoire chercha autour
de lui mais c’est en levant la tête qu’il
aperçut une lumière, trop
brillante et trop mobile pour n’être
qu’une étoile.
Le chien gronda et son poil se
hérissa.
– Ça suffit, Batou, ce doit être un
« satellite »
comme ils disent à la télévision. Et
puis c’est l’heure du feuilleton. Allez, on rentre,
le chien !
Grégoire et Batou
regagnèrent leur maison, et la lumière repartit
en flèche vers l’espace.
Le soleil éblouissait le ciel bleu de ses rayons
brûlants ; une journée chaude
s’annonçait. Deux frères, Mathieu et
Tobias,
faisaient le tour de leurs vignobles quand ils aperçurent un
objet métallique à demi planté entre
deux vignes.
– C’est quoi ça ?
s’étonna Tobias en s’accroupissant.
Du bout des doigts, il
écarta doucement la terre et dégagea une demi
sphère. Il la retourna
plusieurs fois pour la regarder en détails.
– Ça ressemble à un phare de voiture
mais je
n’en ai jamais
vu de si grande taille. Prends-le et dis-moi ce que tu en penses.
Mathieu soupesa l’objet
entre ses mains calleuses.
– C’est très léger (il
plissa les yeux pour pouvoir regarder à
l’intérieur) et il n’y a pas
d’ampoule, je ne sais pas ce que c’est. En tout
cas, on ne peut pas le laisser là, ça va
gêner le passage du tracteur.
Il le déposa à
l’arrière de son camion et les deux
frères reprirent leur travail. Ils en
avaient pour toute la journée et n’avaient
guère de temps à perdre à ramasser
tout ce que les touristes pouvaient égarer. Cela
allait de l’appareil photo au sac à provisions du
pique-nique, en passant par
le parasol ou même le chien.
« Tu verras, avait prédit Mathieu
à son frère. Un jour, l’un
d’eux finira par oublier sa voiture quelque part et, en plus,
il ira se plaindre à la gendarmerie. »
Ce phare égaré
semblait vouloir lui donner raison.
Grégoire glissa sa petite liste de commissions dans
la bavette de sa salopette et roula le
cabas pour le garder sous le bras. Il allait se rendre au village pour
y faire
quelques menus achats : dentifrice, crème
à raser, shampooing, et puis les
deux kilomètres à parcourir, avec son chien sur
ses talons, lui dérouilleraient
les mollets qui semblaient se raidir à l’approche
de ses soixante-quinze ans.
Il tourna la grosse clé
noire dans la serrure pour fermer la porte et profita de la
fraîcheur du petit matin pour gagner
Châteauneuf-du-Pape. Deux mille habitants
vivaient sur cette terre couverte de vignes poussant au milieu des
galets et
ces vignobles donnaient un vin réputé.
Grégoire
commença par l’épicerie et en profita
pour faire la bise à la gérante, Solange,
qu’il connaissait depuis l’école
primaire. Ensuite, il acheta le journal pour
avoir quelques nouvelles du monde «
extérieur » et, comme la
matinée était
bien avancée, il décida de
s’arrêter au bar de Mario. Le premier à
l’intérieur
fut le chien. La langue pendante, haletant, il se précipita
à la recherche
d’une gamelle pleine d’eau fraîche
qu’il savait trouver dans un coin du bar.
Mario y veillait toujours.
Celui-ci remplissait, pour la
seconde fois, le verre du
facteur, assoiffé par la distribution du courrier
qu’il effectuait en parcourant,
à pied, les ruelles trop étroites du village.
Cela empêchait le vent d’apporter
un peu d’air et rendait l’atmosphère
étouffante lorsque le soleil était
brûlant.
Parfois, les maisons
étaient si proches qu’il suffisait à
certaine commère d’ouvrir sa
fenêtre pour bavarder avec la voisine d’en face et
lui raconter les bêtises du petit dernier.
Assis autour d’une table,
Tobias et Mathieu tenaient
compagnie au vieil Edmond qui ne manqua pas d’interpeller le
nouvel arrivant :
– Hé bonjour, Grégoire !
Dis-moi, toi aussi tu les as vus les hélicos de la
mort ?
– Mais de quoi tu parles, Edmond ? Quelle
mort ?
– Personne n’est mort ! Je te dis
qu’il y a des
hélicoptères qui viennent en pleine nuit, pendant
qu’on dort, pour larguer des
sacs remplis de vipères dans nos champs.
Mathieu eut un hochement de
tête pour confirmer les propos d’Edmond.
– Tu as bien dû les voir les lumières,
le soir, quand tu promènes ton chien ?
Grégoire se frappa le
front avec le plat de la main. Mais
oui, bien sûr qu’il les avait aperçus
ces drôles de feux follets qui
s’amusaient à éclairer le ciel
au-dessus du village.
– Je me demandais ce que
c’était ! Ça fait trois jours
que
ça dure et Batou devient de plus en plus grincheux.
– Tout ça c’est à cause des
écolos. Ils disent qu’avec les
pesticides qu’on répand sur nos vignes, on fait
disparaître les vipères,
expliqua Tobias. Et que c’est pas bon pour le
« biotope ».
Son frère, Mathieu leva
un doigt dénonciateur vers le
ciel.
– Alors ils ramènent ces bestioles par dizaines
pour les
balancer chez nous la nuit. Ni vu, ni connu. Les gens de la ville
prennent les
paysans pour des imbéciles. Comme si on n’avait
pas remarqué leur sale trafic !
Tout en passant un coup de torchon
sur son comptoir pour le faire briller, Mario le patron apostropha le
facteur :
– Tu n’as rien à dire, Edmond ?
Je suis certain que tous
les habitants du village doivent t’en parler de ces
lueurs ?
Edmond termina son verre
jusqu’à la dernière goutte avant de
répondre.
– Bien sûr qu’ils se plaignent. Les
mères ne veulent plus que
les enfants jouent dehors à cause de ces machins qui se
baladent là-haut. Le
seul qui s’en fiche, c’est le Jeannot. Il
m’a dit que les lumières elles repartent
dans l’espace avant le petit jour et que les
hélicos, ça vole pas en direction
de la Lune.
Un bref silence accueillit cette
déclaration.
– Pourquoi il envoie les hélicos dans la
Lune , le Jeannot ? s’inquiéta Mathieu.
– Parce qu'il devrait arrêter l’eau
minérale, lança Marco dans un
éclat de rire. Ca ne lui réussit pas.
Alors que tous semblaient
d’accord avec le patron, Ginou, son épouse, se
mêla de la conversation.
– Il n’y a pas que Jeannot. Antoine et son
frère m’ont dit
qu’ils avaient vu des drôleries volantes. Des
formes rondes comme des soucoupes
volantes, et elles arrivaient à toute allure de
l’espace sans faire le moindre bruit.
Le rire de Mario
s’étrangla dans sa gorge. Son regard fit le tour
des vieux habitués de son bar, visiblement
interloqués.
– Elle blague, dit-il en se tournant vers son
épouse. N’est-ce pas, Ginou, que tu
blagues ?
Mais le visage de Ginou ne donnait
pas envie de rire.
– Hélène m’a
confié que son mari en avait rencontré un.
– Un quoi ? demanda son mari.
– Un extraterrestre ! s’exclama Ginou. Un
vrai.
– Ma femme devient folle, c’est pas possible,
murmura Marco.
Ne l’écoutez pas ! Je suis sûr
qu'elle blague.
Mais Mathieu et Tobias se levèrent aussitôt et se
hâtèrent vers la sortie.
– Désolé, Mario, on a pas mal de boulot
en retard. Bonne journée !
Assis sur le banc de pierre, à proximité de son
mas, Grégoire contemplait la nuit
étoilée en
repensant à cette conversation entendue au bar de Mario.
– Des hélicos et des martiens, se murmura-t-il
à lui-même, et
il gloussa. Ils devraient tous aller raconter leurs histoires aux
enfants de
l’école. Hein, Batou ! Les gosses
rigoleraient bien de tout ça.
N’obtenant pas de
réponse de son chien – un jappement ou un
grognement – Grégoire abaissa
la tête mais l’animal n’était
pas à sa place habituelle, couché à
ses pieds.
– Batou ? Où tu te caches le
chien ?
C’est en cherchant autour
de lui que Grégoire LE découvrit, debout
à quelques mètres à
peine. Grand, mince, plutôt beau…avec ses
très longs bras, son teint verdâtre
et ses gros yeux carrés bicolore.
L'être tendit un doigt
immense vers le chien et dit d’une voix caverneuse :
– Batou !
A cet instant, Grégoire
aurait bien voulu se lever et partir en courant s’enfermer
à
double tour dans son mas, mais ses jambes tremblaient si fort
qu’elles ne
l’auraient pas soutenu.
Le même doigt
s’allongea vers le viticulteur :
– Grégoire !
Puis l'être retourna le
doigt pour se désigner lui-même et
prononça :
– Krgwyvvvllmmmnnprkr !
– Oh purée, murmura Grégoire. Je ne
vais pas t’appeler souvent, tu peux en être
certain, bonhomme. Et, à partir de demain, je me mets
à l’eau minérale.
Monsieur le maire entra dans la mairie et n’accorda
aucune
attention à la jeune hôtesse de
l’accueil ; pas plus qu’à la
secrétaire
qui désirait l’entretenir d’un dossier
urgent…qui devrait attendre encore un peu.
Monsieur le maire était
énervé et c’est d’un geste
vif qu’il ouvrit la porte de la petite
salle de réunion. Son conseil municipal – trois
hommes et trois femmes – était
au grand complet. Il referma la porte. Il valait mieux
éviter que le personnel
n’entende le motif de cette réunion.
Il regarda tour à tour
chacun de ses conseillers municipaux ; ceux-ci paraissaient se
passionner pour la table en pin autour de laquelle ils
étaient assis. Ils ne la
quittaient pas des yeux. Le maire flaira un complot organisé
pour lui prendre sa place de premier magistrat mais il
n’était pas décidé
à se laisser faire.
– Les martiens ont débarqué
à Châteauneuf-du-Pape !
déclama-t-il à haute voix.
Il y eut un lourd
silence.
– Je veux le nom du fumiste qui a répandu ce
bobard.
Les conseillers
échangèrent des regards mais aucun ne semblait
vouloir parler.
– Je vous préviens, s’énerva
le maire, personne ne
sortira d’ici tant que je ne saurai pas ce qui se trame dans
ma commune !
Le coup de colère fut
efficace. Il y eut des murmures, des hochements de tête, puis
une voix s’éleva :
– A vrai dire, au départ,
c’était juste pour rendre service à
des touristes qui n’arrivaient plus
à redémarrer leur moteur. Et des touristes comme
ça, on n'en voit pas tous les jours.
Une conseillère
expliqua :
– Mathieu et son frère Tobias ont
dépanné la soucoupe et puis
après, un mot en entraînant un autre, ils ont
lié connaissance. Et il faut bien dire que ce sont des gens
sympathiques.
Les conseillers étaient
d’accord. Ils approuvaient en échangeant des
sourires ravis.
Le maire crut avoir mal entendu.
– Ils ont dépanné une
« soucoupe » !
Mais un autre enchaînait
déjà :
– En fait, ils cherchaient Mac qui s'était
égaré chez Grégoire, un soir de pleine
lune. C'est lui le premier touriste qui est arrivé chez nous
et voilà que deux de ses copains débarquent
à leur tour.
– Ils ont quand même facilement des soucis avec
leurs soucoupes. Je sais bien que vu le nombre de
kilomètres, leurs moteurs risquent fort de surchauffer mais
deux soucoupes et deux problèmes, c'est beaucoup.
– Et les choses se sont enchaînées.
Mathias et
Tobias les ont emmenés chez Grégoire, et Antoine
et sa femme étaient venus
livrer des melons. Vous savez comment ça se passe chez
nous. Les
touristes
avaient un
petit creux
alors tout le monde a mis les pieds sous la table…
Une conseillère se pencha
vers un collègue à sa droite :
– Ils les ont sacrément larges, leurs pieds !
– Le pire, c’est leur accent. Le nôtre,
en Provence, il est léger comme un coup de mistral, mais ces
touristes, pour les comprendre,
il faut sacrément tendre l’oreille.
– Mais de quels touristes parlez-vous ?
s’emporta le maire qui n’arrivait plus à
suivre la conversation.
Le conseil municipal au grand
complet porta un regard surpris sur le maire.
– Ben c’est fort ça, grommela
l’un d’eux. Ça fait dix minutes
qu’on discute des Krobaxiens, c’est bien ce que
vous vouliez, non ?
Le maire se sentit
blêmir :
– Moi ?
– Ben oui, vous ! Avec cette ridicule histoire de
Martiens.
– Mais les Martiens n’existent pas !
fulmina le maire.
– Bien sûr que non. C’est même
une chose qui les fait
rire, les Krobaxiens. Quand je leur ai raconté que nous, les
terriens, on
imaginait des extraterrestres courant sur la planète rouge,
ils se sont
gondolés.
– Ah, ce sont de bonnes natures, constata une
conseillère.
D’ailleurs, Grégoire s’est
lié
d’amitié avec l’un d’entre
eux. Il l’a appelé Mac.
– C’est normal, son nom est
imprononçable. Mac, c’est facile et il a
l’air d’apprécier.
Le maire ouvrit la bouche mais ne
trouva plus ses mots. Il se laissa tomber sur sa
chaise et desserra le nœud de sa cravate pour chercher un peu
d’air ; il en manquait.
Indifférent au malaise de
leur premier magistrat, les conseillers poursuivaient leur conversation
à bâtons rompus.
– Il avait perdu son espèce de GPS dans un champ,
c’est
Mathieu et Tobias qui l’avaient trouvé et
c’est eux qui l’ont fixé à sa
soucoupe. Il parait que c’est très joli
à l’intérieur.
– Ça alors ! s’exclama un
conseiller. Moi aussi, j’aimerais bien visiter. Je demanderai
à Mac la prochaine fois que…
– SILENCE !
Le maire obtint l’effet
escompté. Les conseillers se turent aussitôt.
– Jamais je ne tolérerai cela dans mon village,
vous
m’entendez ? Dès cet instant, je prends
un arrêté interdisant le survol de
notre commune à tout aéronef, dit soucoupe
volante, quelle que soit sa
nationalité. Sinon, ce sera une mise en fourrière
immédiate !
Cette annonce provoqua un
tollé général. Tous les conseillers se
levèrent et, faisant
de grands moulinés avec les bras pour marquer leur
désapprobation, ils entreprirent de quitter la salle de
réunion. Avant de franchir la porte, le dernier
conseiller se retourna pour s’adresser au maire :
– C’est pas une bonne idée, la
fourrière, dit-il, l’air patelin.
– Euh… pourquoi ?
– Il n’y aura jamais assez de place pour y faire
tenir une soucoupe.
Grégoire s'était vite habitué
à son nouvel ami, venu de l'espace. Il lui avait suffi de
voir Batou, son chien, renifler l’étrange touriste
puis se laisser caresser la tête ; les chiens ne se
trompaient jamais.
La conversation s’était ensuite
engagée et, comme Krgwyvvvllmmmnnprkr était
très doué pour les langues, tous les deux
s'étaient vite compris. Mais Grégoire avait
insisté pour le rebaptiser »Mac ».
Plutôt intelligent et possédant un excellent sens
de l’orientation (cela ne faisait aucun doute), ce Krobaxien
adorait voyager et découvrir d’autres «
régions » ; c’était le terme
qu’il avait employé pour désigner la
Terre et autres planètes. Il ne pensait pas atterrir mais la
perte d’une
pièce mécanique dans les vignes de Mathieu et
Tobias l’avait contraint à se poser.
La soucoupe
de Mac avait été dissimulée dans une
grange à l’abri des regards et Mac avait
décidé d’accompagner
Grégoire et ses amis dans les vignes afin de leur fournir
une aide qui fut très appréciée. Il
faut avouer que les longs bras de Mac, et ses doigts d’une
incroyable habileté, firent des merveilles.
Le soir, en
compagnie de ses amis, il se mit à raconter sa vie sur
Krobax et cela se révéla passionnant.
La planète Krobax était aussi grande que la Terre
et
de forme patatoïde. Son ciel était d’un
joli rouge vif et ses quatre petits soleils d’un vert
très pâle. Son sol était mauve, ses
collines violette et, s’il n’y avait aucun arbre,
les fleurs poussaient en énorme quantité et leurs
couleurs variaient vingt à trente fois dans la
journée. Les
gouttes de pluie qui tombaient du ciel avaient la taille d'un ballon de
football et il suffisait d’une poignée de secondes
pour arroser les récoltes et ainsi nourrir les Krobaxiens.
Tout le monde vivait heureux sur cette planète mais, de
temps en temps, l’un d’entre eux partait faire un
voyage dans la galaxie et en ramenait des souvenirs pour tout ce petit
monde. Mac faisait partie de ses voyageurs de l'infini.
Qu'un extraterrestre soit venu vivre en Provence finit,
hélas, par arriver aux oreilles d'un journaliste.
Persuadé qu'il réaliserait le scoop du
siècle avec cette révélation, il
boucla sa valise et débarqua dans le village un matin
où le soleil était caché par
d'épais nuages.
« Mauvais signe », songèrent les
villageois qui décidèrent qu'il fallait garder
« l'étranger » à l'oeil et
organisèrent aussitôt la surveillance.
L'étranger ayant pris une chambre à l'auberge
d'Anaïs, celle-ci signalerait sa présence (ou son
absence) en ouvrant (ou en fermant) les volets de la plus haute
pièce de son auberge.
Sitôt qu'il monterait dans sa voiture pour
s'éloigner du centre-ville, le curé –
averti par les enfants de choeur qui guetteraient à chaque
coin de rue – sonnerait deux fois la cloche.
Ignorant qu'il faisait l'objet de tant d'attention, Bruno se rendit
d'abord au bar du village, sachant par expérience que c'est
accoudé au comptoir que l'on apprend les secrets d'un
village et de ses villageois. C'est ainsi qu'il rencontra Tobias venu,
sans son frère Mathieu, se « rafraîchir
la gorge ». Le journaliste lui offrit un verre et entama la
conversation.
– On m'a raconté qu'il se passait de
drôles de choses dans votre village.C'est vrai ça ?
– Oh, m'en parlez pas, mon brave monsieur. Mais, chuuut, faut
pas que ça vienne aux oreilles des touristes, ça
les ferait fuir.
Le journaliste ne cacha pas sa surprise.
– Je pensais, au contraire, qu'un
événement aussi extraordinaire les attirerait par
centaines ?
– Oh ce n'est pas possible. C'est trop affreux à
voir.
Le journaliste parut ravi par cette révélation.
Il voulut en savoir plus :
– Vraiment, « ils »
sont si laids que cela
à regarder ?
– Oh mon pauvre monsieur, c'est pire encore,
répondit Tobias qui tendit son verre à Mario pour
le faire remplir à nouveau. Vous devriez les voir se glisser
la nuit dans nos champs avec leur corps visqueux et leurs
énormes yeux sans paupières. Et quand ils font le
tour de nos maisons en sifflant...
Le journaliste manqua s'étrangler avec sa
gorgée de jus d'orange.
– Ils sifflent ! Les extraterrestres sifflent ?
– Quels extraterrestres ? gronda Tobias. Je vous parle des
serpents que ces écolos jettent du haut du ciel. Des
extraterrestres ! C'est n'importe quoi ces gens de la ville. Et
pourquoi pas des martiens, tant que vous y êtes ? Tiens, je
préfère m'en aller.
Tobias termina son verre et sortit du bar en ronchonnant. Mario, le
patron, ramassa le verre et mit un coup de torchon sur le zinc pour le
faire briller tout en apostrophant l'étranger.
– Alors comme ça, vous aussi vous venez pour les
serpents ? J'espère que vous n'êtes pas
écolo parce que c'est mal vu dans notre coin, hein ?
Le regard menaçant du patron de bar fit comprendre au
journaliste que sa présence déplaisait et sans
insister, il s'en alla.
Après ce mauvais
début d'enquête, le
journaliste hésitait à poursuivre ses recherches
mais il décida, pourtant, de tenter un dernier
essai. Si des extraterrestres étaient
présents dans le village, cela impliquait la
présence d'une soucoupe volante. La trouver constituerait la
plus belle des preuves. S'il n'y parvenait pas, il n'aurait plus
qu'à repartir sans le moindre regret ; cette histoire de
"martien"
serait à ranger définitivement dans les
"mauvaises blagues".
Mais où la chercher ? La cachette idéale devait
être un hangar
ou une grange. Il se hâta de
récupérer sa voiture et quitta le village afin de
faire le tour des exploitations viticoles.
Les villageois entendirent la cloche de l'église sonner deux
coups. L'alerte était donnée !
La chance était avec le journaliste. Après avoir
roulé durant une quinzaine de minutes, il fit une halte aux
abords de deux chemins de terre.
– Voyons, lequel choisir ? (il prit une pièce dans
sa poche). Pile : à droite, face : à gauche. Hop !
La pièce tournoya en l'air, retomba dans la paume ouverte...
– A gauche ! Allons-y avant qu'un de ces drôles
d'autochtones ne me repère et n'essaie de
m'éloigner à coups de fusil.
La voiture s'engagea, au ralenti, sur le chemin. Une centaine de
mètres plus loin, au détour d'un bosquet, le
journaliste découvrit une grange. Il se gara à
proximité, prit son appareil photo dans la boîte
à gants et s'approcha du bâtiment pour y entrer
par une porte entrouverte.
Il ne put faire un pas de plus. Une magnifique soucoupe, aussi large
qu'un avion de chasse, était posée sur le sol et
sa coque émettait des lueurs argentées qui
luisaient dans la semi-pénombre de la grange.
– Quelle merveille ! Voilà donc le secret de ce
village révélé : les extraterrestres
sont là. Un scoop comme celui-là va faire de moi
le journaliste le plus célèbre du monde.
Il fit le tour complet de la soucoupe en enchaînant les
photos. Il aurait adoré pénétrer dans
ce véhicule spatial et pouvoir en photographier
l'intérieur mais il ne découvrit aucun
accès visible, pas même une petite trappe.
Soudain, il jeta à un coup d'oeil à sa montre :
« Si j'envoie mes clichés dans l'heure, ils seront
publiés à la Une du journal demain
matin. »
Il quitta la grange et regagna sa
voiture. Cachés derrière l'un des murs du
bâtiment, Grégoire et Mac le
regardèrent s'éloigner. Les deux coups de cloche
les avaient informés du danger et, très vite,
Batou le chien les avait menés sur la piste du «
dangereux étranger ».
Grégoire ôta sa casquette et, l'air inquiet, se
gratta la tête. Il fallait réagir sans attendre.
– Mac ! Tes deux copains sont chez Tobias et Mathieu, je
cours les prévenir !
Mac l'arrêta d'un geste de ses longs bras.
– Ils ont profité de la nuit pour repartir sur
Krobax. Il ne reste que moi et puisque l'étranger ne m'a pas
vu, tout va bien.
– Tout va bien, c'est vite dit, Mac, s'énerva
Grégoire. Et les photos du journaliste, tu les oublies ?
Si Mac avait pu sourire (mais les Krobaxiens en étaient
incapables), il l'aurait certainement fait.
– Je te l'ai dit : tout va bien. Alors, mon ami
Grégoire, fais-moi confiance !
Le journaliste venait de descendre de voiture, sur le parking du
village, lorsqu'il aperçut le maire qui
s'apprêtait à regagner sa mairie. Ravi
à l'idée de lui montrer sa «
découverte », il l'accompagna dans son bureau et
exhiba son appareil photo avec vanité.
– Je sais tout, je suis au courant de tout, j'ai tout vu et
je détiens toutes les preuves ! s'exclama-t-il.
Dès demain, la France entière saura que des
martiens et leurs soucoupes occupent votre village et que vous
êtes leur complice. Regardez ces photos qui vous accusent !
Effaré, le maire ouvrit grands les yeux et contempla les
images qui apparaissaient sur le petit écran de l'appareil.
– Désolé, je ne vois rien, finit-il par
dire. Tout est blanc.
– Comment ça ? s'étonna le journaliste
en regardant à son tour.
Mais il eut beau insister, appuyer sur tous les boutons, faire
défiler tous les clichés, il n'y avait plus
aucune photo.
Monsieur le maire en avait plus qu'assez de ces rumeurs, de ces
non-dits, de ses propres citoyens qui baissaient la voix quand il les
croisait en train de bavarder. Ses nerfs le
lâchèrent.
– Ça suffit ! s'écria-t-il. Je vous
donne vingt minutes pour boucler votre valise et disparaître
de mon village. Et n'y remettez plus jamais les pieds. Dehors !
Le journaliste n'eut pas le choix. Vingt minutes plus tard, sa voiture
s'éloignait du village et on ne l'y revit plus.
Le maire fit paraître un arrêté
municipal qui interdisait à toute soucoupe volante ou autre
engin spatial d'atterrir sur sa commune sous peine de mise en
fourrière. Il décida également de
l'agrandissement de la fourrière ; il fallait penser
à tout.
Mac a choisi de demeurer au village, il partage le vieux mas de
Grégoire. Le soir, durant l'été, tous
les deux aiment s'asseoir sur le banc de pierre et contempler le
coucher du soleil, avec Batou couché auprès d'eux.
Le maire de Châteauneuf-du-Pape est content : son arrêté municipal
est très efficace, plus personne
ne lui parle de soucoupe volante.
Pourtant Mac affirme à tous les Krobaxiens qui
viennent lui rendre visite qu'il vit dans le plus bel endroit de la
galaxie.
Bizarre, non ?
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