L'ensemble du personnel du Centre spatial s'était déplacé pour assister
au lancement de la fusée Arès. Etrangement, un certain silence régnait
sur le vaste espace peut-être à cause de l'enjeu, tellement énorme : la
survie de la planète. La gorge serrée, chacun détaillait la fusée bleue
depuis la pointe de son ogive jusqu'à ses ailettes encadrant son
moteur, et tous espéraient qu'une fois sa mission exécutée elle
parviendrait à regagner la Terre.
Gorane et son fils s'étaient hâtés pour gagner la tribune où ils
pourraient saluer le Grand Dirigeant, escorté de ses deux adjoints. Un
peu à l'écart, le chef Kal discutait avec Elysaria, la directrice de la
section Recherches Nature et Animaux. Ses cheveux bruns, courts,
encadrant son visage pâlot, elle hochait la tête pour répondre à Kal,
utilisant un minimum de mots.
Dès qu'il aperçut l'enfant venant à sa rencontre, le Grand Dirigeant
lui adressa un signe amical.
– Je suis satisfait de revoir votre fils, Gorane. J'ai bien peu
d'enfants à côtoyer dans mon entourage. Dis-moi, Channe, veux-tu
devenir, toi aussi, un scientifique d'ici quelques années ?
– Non, je ne veux pas du tout ! répondit le jeune garçon de façon
catégorique. Je préférerais être le Grand Dirigeant qui dirige tout le
monde et ne reçoit d'ordre de personne. C'est mieux.
La réflexion de l'enfant fit éclater de rire le vieil homme qui fut
obligé de s'asseoir pour reprendre son souffle. Ses deux adjoints
lancèrent un regard noir à Channe et Gorane le gronda :
– Channe, excuse-toi tout de suite !
Mais le Grand Dirigeant leva une main apaisante :
– J'apprécie la franchise de votre fils, Gorane.
(il prit deux ou trois profondes inspirations avant de poursuivre) Du
haut de ses treize ans, il a de l'ambition et c'est une belle qualité.
Dites-moi, Gorane, je n'aperçois pas nos deux valeureux astronautes.
Lommer et Grant seraient-ils déjà montés à bord du lanceur ?
Mal à l'aise, Gorane se redressa. Il n'avait pas eu la possibilité
d'informer le Grand Dirigeant du bouleversement qui était intervenu
récemment.
– Non, Grand Dirigeant. Une difficulté a surgi au cours des derniers
préparatifs et elle mettait sérieusement en danger la vie de nos
astronautes. C'est pourquoi en total accord avec le chef Kal (Kal leva
les yeux aux ciel : il n'avait guère eu le choix ! ) nous avons pris la
décision de les remplacer par des robonautes.
Gorane fit un signe de la main et, à la grande surprise des personnes
présentes, deux robots à l'allure humaine s'approchèrent de la tribune.
Channe reconnut les droïdes créés par son père et son cœur se mit à
battre très fort dans sa poitrine : leurs plaques d'immatriculation
avaient été retirées et remplacées par le blason bleu et argent du
Centre spatial ce qui les rendaient ainsi parfaitement identiques.
Gorane expliqua sa démarche aux membres du Comité :
– Ce sont eux qui feront dévier l'astéroïde, je les ai programmés dans
ce but. Et de cette façon, nous ne perdrons aucune vie humaine.
Channe crut avoir mal compris.
– Père, pourquoi perdrait-on Lommer et Grant ? Tu m'avais dit qu'ils
étaient nos meilleurs astronautes.
Il y eut des murmures parmi les personnes occupant la tribune,
confirmant la réflexion de Channe. Lommer et Grant étaient des hommes
hors du commun, ne redoutant ni la peur, ni le danger, ni la mort.
– Votre fils est perspicace, Gorane, lança l'un des adjoints.
– En effet, fidèle adjoint, et il vient de me prendre ma question, dit
le Grand Dirigeant. Alors, Gorane, qu'avez-vous à « nous » répondre ?
Gorane sentit le doute s'insinuer dans la phrase du Grand Dirigeant et
il comprit qu'il devait se montrer persuasif. Il détailla les derniers
faits sans rien dissimuler.
– Il y a trente-six heures environ, la sonde Jaxa a détecté une
difficulté inattendue : la poussière, qui recouvre cet astéroïde,
présente un risque majeur pour les moteurs d'Arès et risque de les
mettre hors de fonction. Si la propulsion se montre défaillante, la
fusée et nos astronautes ne reviendront pas. Nous n'avons
malheureusement aucun doute à ce sujet.
Kal fit un léger signe de la main pour obtenir la parole :
– Si vous me permettez, Grand Dirigeant ?
– Parlez, chef Kal !
– Nos équipes ont procédé aux vérifications nécessaires et les droïdes
se révèlent être non seulement notre meilleur atout mais étant donné la
situation actuelle, ils sont notre seul atout. Ils garantissent la
réussite de notre plan.
– Très bien. J'aimerais quand même avoir quelques précisions, Gorane,
et si...
Pendant que se déroulait la discussion, Channe n'avait cessé de
comparer les deux droïdes, leur peau en résine de plastique, leur
grande taille, leurs mains si parfaites. Ils s'agissaient de deux
copies conformes et l'un d'eux pouvait être Oti. Channe était conscient
du risque encouru par son robot s'il montait dans la fusée. Le jeune
garçon savait alors qu'il ne reverrait jamais son meilleur ami.
Oubliant le respect dû au Grand Dirigeant,
Channe lui coupa la parole et agrippa le bras de son père :
– Père, il t'a fallu des milliers d'heures pour les mettre au point, tu
ne peux pas les sacrifier ?
Surpris par l'intervention de son fils, Gorane se dégagea sèchement :
– Va m'attendre auprès des robonautes, Channe !
– Père...
– C'est un ordre !
La mort dans l'âme, Channe obéit. Il descendit les marches pour se
retrouver face aux deux droïdes qui se tenaient immobiles, le regard
fixe. Leur grande taille, inhabituelle pour des robots, et leurs bras,
pendants le long de leur corps, leur conféraient l'allure d'adolescents
à qui ils ne manquaient plus que les mêmes vêtements pour qu'on puisse
les confondre avec de jeunes humains.
J'ai besoin de savoir si tu es là, Oti, ! implora
intérieurement le jeune garçon.
Il chercha un détail quelconque qu'il aurait
remarqué dans le laboratoire et qui différencierait les droïdes : une
éraflure sur leur étrange peau ou la couleur de leurs yeux. Sans y
parvenir.
Pourtant il doit bien y avoir un moyen, mais lequel ?
Derrière lui, Channe percevait, par bribes, la conversation des
responsables dans la tribune ; parfois il pouvait reconnaître la voix
de son père, parfois celle du Grand Dirigeant ou de Kal.
Au loin, une
poignée de techniciens se déplaçaient autour de la fusée sans la
quitter des yeux,
se remémorant toutes les vérifications qui avaient été réalisées.
Ils ont déjà dû refaire vingt fois les mêmes contrôles, songea
le jeune
garçon en les voyant s'agiter comme des fourmis. Ils cherchent
encore à
se rassurer.
Réalisant soudain que plus personne ne lui prêtait attention, Channe
saisit l'occasion :
– Oti, si tu es là : fais-moi un signe,
n'importe
lequel.
Le premier droïde demeura figé. Le second
décocha au jeune
garçon un clin d'œil appuyé...
Channe en éprouva un vif soulagement.
– Oti, tu es bien là, je ne me suis pas trompé. Oti, je vais tout
avouer à mon père et, tant pis s'il me punit, je ne te laisserai pas
partir.
– Zzzzwiiiiitttt ! Il est trop tard. Maître Gorane m'a transféré toutes
les données nécessaires et le temps joue contre nous. N'oublie pas
qu'un terrible danger nous menace. Sois courageux, Channe, je te
promets de revenir bientôt.
– Non, Oti, justement...
Channe s'interrompit en entendant des pas derrière lui ; le chef Kal
les rejoignait.
– Ton père est un homme formidable, jeune
Channe, tu
peux être fier de lui. Que dirais-tu d'accompagner nos drôles d'amis au
vestiaire ? Ils auront besoin d'aide pour enfiler leur combinaison.
Après tout, il s'agit de leur première mission spatiale. J'en
profiterai pour t'informer sur cette mission, je suis sûr que cela te
passionnera.
La nuit était tombée lorsque le lanceur Arès décolla dans un énorme
panache de fumée blanche. Toutes les personnes présentes – officiels,
techniciens ou simples curieux – le suivirent des yeux jusqu'à ce qu'il
disparaisse dans le ciel, porteur de tous leurs espoirs. Ensuite
chacun, chacune regagna son poste ou se hâta de retrouver son bunker.
Kal invita Gorane à l'accompagner à la salle de
contrôle où tous deux pourraient suivre le bon déroulement de la
mission Arès mais celui-ci refusa.
– Je cherche mon fils et je ne l'aperçois nulle part.
– Quand j'ai quitté le vestiaire tout à l'heure, il discutait à bâtons
rompus avec un ingénieur. Il doit encore y être. On va passer le
prendre.
Quand ils entrèrent dans le local, vide de toute
présence, la première chose que Gorane aperçut fut le blouson de son
fils, suspendu à un porte-manteau.
– C'est son vêtement. Où est-il allé ?
– A cet âge-là, les enfants ne tiennent pas en place, le rassura Kal.
Les miens sont pareils. On va lancer un appel par haut-parleur pour
qu'il nous retrouve à la salle de contrôle. On y va ?
Mais Gorane venait d'apercevoir des doigts dépassant d'une armoire
entrebâillée. Au lieu de répondre à Kal il se précipita pour aller
ouvrir la porte... A l'intérieur gisait un droïde dont les fils de
contact, arrachés, pendaient autour du cou.
Kal s'approcha à son tour.
– Quelque chose ne va pas, Gorane ? (En voyant le droïde débranché il
eut un haut-le-corps) Hé ! C'est un de nos robonautes. Mais comment
diable est-ce possible ? Ils sont montés dans la fusée, tu les as vus
comme moi et ils étaient bien deux ?
– Tous deux étaient revêtus de leur combinaison mais un seul
portait un casque, on ne pouvait pas distinguer son visage. C'était
Channe.
Kal en fut abasourdi.
– Tu affirmes que ton fils a pris la place de cette machine ? C'est
insensé ! Pourquoi aurait-il fait une chose pareille ?
Désemparé, Gorane se laissa tomber assis sur un
banc.
– Pour ne pas quitter Oti, c'est-à-dire l'autre droïde.
– Euh... Tu m'expliques parce que j'ai du mal à te suivre.
Gorane donna des détails : le vieux robot rouillé jeté dans le
conteneur du bunker et Channe devenant soudain si nerveux dans la
tribune. C'était évident.
– Il a d'abord fallu que ton fils procède à un échange de cerveau entre
Oti et un droïde. Il en est capable ?
– Oui. Channe m'apporte parfois son aide dans mon laboratoire. Il
apprend vite.
– En effet. Seulement, il ne pouvait pas deviner qu'au dernier moment
les droïdes remplaceraient les astronautes. D'ailleurs, même le Comité
l'ignorait. (Kal hésita) Gorane, je suis conscient qu'il s'agit de ton
fils mais en aucun cas on ne peut... Enfin je veux dire...
Gorane acquiesça :
– On ne peut pas annuler cette mission ? Oui, Kal. Je le sais.
Le décollage d'Arès s'était parfaitement déroulé. Après s'être libéré
de l'attraction terrestre, le lanceur s'était placé sur une trajectoire
qui le mènerait à la rencontre de l'astéroïde.
Confortablement installé dans le poste de
pilotage, Channe et Oti suivaient, sur les écrans, les informations
transmises par les ordinateurs et Oti, très concentré, répondait à
chaque indication en activant une touche ou en effleurant un
interrupteur.
– Wahoou, tu es le maître de l'univers, Oti,
s'exclama Channe. Aucun astronaute ne pourrait rivaliser avec toi.
– Zzzzwiiiiitttt ! Le modeste robot que je suis se montre flatté,
copilote Channe. Mais ma monumentale modestie m'oblige à t'avouer que
ce lanceur est totalement automatisé. Je ne fais que vérifier que nous
prenons la bonne direction.
Cette longue réponse étonna le jeune garçon. Chaque minute qui
s'écoulait lui faisait prendre conscience des changements intervenus
sur Oti depuis son « opération » et Channe songea qu'il n'était pas
encore au bout de ses surprises.
– Eh bien, crois-moi « modeste Oti » : je suis méga-content de faire du
tourisme spatial en ta compagnie.
– Et moi je suis heureux que tu ne m'aies pas débranché malgré l'ordre
de maître Gorane.
– Je ne pouvais pas faire ça, Oti. Parce que
nous sommes toi et moi...
L'enfant et le robot lancèrent un bras dans la direction de l'autre et
leurs mains claquèrent l'une contre l'autre.
– Inséparables !!!
Un léger « bip » attira l'attention d'Oti et il se concentra à nouveau
sur son tableau de bord.
Channe en profita pour admirer, par le hublot, le spectacle féérique
qui s'offrait à ses yeux : une infinité de lumières et de couleurs
chatoyantes qui échappaient à son imagination.
– C'est beau ! s'émerveilla-t-il. Sur la Terre, on ne peut voir que la
grisaille ; gris foncé ou gris clair, selon les jours. Je croyais que
rien d'autre n'existait ?
– Parce que seul le soleil peut éparpiller des couleurs dans le ciel
autant qu'il en a envie et, un jour prochain, il parviendra à traverser
la masse nuageuse qui recouvre la Terre. Maître Gorane en est persuadé.
Un petit sourire se dessina sur la bouche de Channe.
– Alors dis-moi, Oti, à quoi ressemblera notre ciel lorsqu'il sera
coloré ? Rouge, ce serait joli... Non, plutôt vert, ou bien encore les
deux couleurs mélangées. Qu'en dis-tu ?
Il y eut un cliquetis indiquant que Oti cherchait une réponse précise
parmi ses données et il la trouva :
– Notre ciel deviendra azur et des nuages blancs viendront s'accrocher
de-ci, de-là, pour le décorer. Comme les beaux diplômes en papier que
maître Gorane a accrochés sur les murs dans son bureau pour que ses
visiteurs les admirent.
L'étrange comparaison surprit d'abord Channe et puis elle l'amusa, car
le jeune garçon connaissait le caractère orgueilleux de son père.
– Alors j'espère que j'obtiendrai plein de diplômes comme mon père,
murmura-t-il en essayant de les imaginer collés sur un plafond bleu. Le
ciel sera si joli.
– Zzzzwiiiiitttt ! Si tu n'appelles pas ton père, ton joli ciel va
virer à l'orage, s'affola soudain Oti. Le droïde Hogua58 a sûrement été
retrouvé dans le vestiaire et maître Gorane aura tout de suite compris
que tu étais devenu mon copilote. Il va s'inquiéter pour son fils
unique. J'établis le contact sans attendre !
Aussitôt, Oti tendit la main vers le poste radio mais Channe arrêta son
geste :
– Surtout pas ! Je ne veux pas que mon père ait des ennuis, tu
comprends, Oti ?
Sa main toujours posée sur le bouton? Oti lui
répondit :
– Bien sûr. Seulement les contrôleurs du Centre attendent cet appel, il
est important pour eux.
Le regard de Channe se fit suppliant et Oti sentit qu'il ne pourrait
pas y résister plus de trois secondes.
– Très bien ! Je leur transmets que tout va bien à bord, qu'il n'y a
aucun problème et je coupe. Okay, copilote Channe ?
– Okay, commandant Oti !
Tandis que Oti envoyait son bref message au Centre spatial, le
lanceur poursuivait sa course dans l'espace en emportant le jeune
garçon et son robot à la rencontre d'un dangereux astéroïde.
Prochain épisode le 6 février 2019 : La fureur
du Grand Dirigeant