Quatrième épisode : Centre spatial appelle Arès !

L'ensemble du personnel du Centre spatial s'était déplacé pour assister au lancement de la fusée Arès. Etrangement, un certain silence régnait sur le vaste espace peut-être à cause de l'enjeu, tellement énorme : la survie de la planète. La gorge serrée, chacun détaillait la fusée bleue depuis la pointe de son ogive jusqu'à ses ailettes encadrant son moteur, et tous espéraient qu'une fois sa mission exécutée elle parviendrait à regagner la Terre.
Gorane et son fils s'étaient hâtés pour gagner la tribune où ils pourraient saluer le Grand Dirigeant, escorté de ses deux adjoints. Un peu à l'écart, le chef Kal discutait avec Elysaria, la directrice de la section Recherches Nature et Animaux. Ses cheveux bruns, courts, encadrant son visage pâlot, elle hochait la tête pour répondre à Kal, utilisant un minimum de mots.
Dès qu'il aperçut l'enfant venant à sa rencontre, le Grand Dirigeant lui adressa un signe amical.
– Je suis satisfait de revoir votre fils, Gorane. J'ai bien peu d'enfants à côtoyer dans mon entourage. Dis-moi, Channe, veux-tu devenir, toi aussi, un scientifique d'ici quelques années ?
– Non, je ne veux pas du tout ! répondit le jeune garçon de façon catégorique. Je préférerais être le Grand Dirigeant qui dirige tout le monde et ne reçoit d'ordre de personne. C'est mieux.
La réflexion de l'enfant fit éclater de rire le vieil homme qui fut obligé de s'asseoir pour reprendre son souffle. Ses deux adjoints lancèrent un regard noir à Channe et Gorane le gronda :
– Channe, excuse-toi tout de suite !
Mais le Grand Dirigeant leva une main apaisante :
– J'apprécie la franchise de votre fils, Gorane. (il prit deux ou trois profondes inspirations avant de poursuivre) Du haut de ses treize ans, il a de l'ambition et c'est une belle qualité. Dites-moi, Gorane, je n'aperçois pas nos deux valeureux astronautes. Lommer et Grant seraient-ils déjà montés à bord du lanceur ?
Mal à l'aise, Gorane se redressa. Il n'avait pas eu la possibilité d'informer le Grand Dirigeant du bouleversement qui était intervenu récemment.
– Non, Grand Dirigeant. Une difficulté a surgi au cours des derniers préparatifs et elle mettait sérieusement en danger la vie de nos astronautes. C'est pourquoi en total accord avec le chef Kal (Kal leva les yeux aux ciel : il n'avait guère eu le choix ! ) nous avons pris la décision de les remplacer par des robonautes.
Gorane fit un signe de la main et, à la grande surprise des personnes présentes, deux robots à l'allure humaine s'approchèrent de la tribune. Channe reconnut les droïdes créés par son père et son cœur se mit à battre très fort dans sa poitrine : leurs plaques d'immatriculation avaient été retirées et remplacées par le blason bleu et argent du Centre spatial ce qui les rendaient ainsi parfaitement identiques.
Gorane expliqua sa démarche aux membres du Comité :
– Ce sont eux qui feront dévier l'astéroïde, je les ai programmés dans ce but. Et de cette façon, nous ne perdrons aucune vie humaine.
Channe crut avoir mal compris.
– Père, pourquoi perdrait-on Lommer et Grant ? Tu m'avais dit qu'ils étaient nos meilleurs astronautes.
Il y eut des murmures parmi les personnes occupant la tribune, confirmant la réflexion de Channe. Lommer et Grant étaient des hommes hors du commun, ne redoutant ni la peur, ni le danger, ni la mort.
– Votre fils est perspicace, Gorane, lança l'un des adjoints.
– En effet, fidèle adjoint, et il vient de me prendre ma question, dit le Grand Dirigeant. Alors, Gorane, qu'avez-vous à « nous » répondre ?
Gorane sentit le doute s'insinuer dans la phrase du Grand Dirigeant et il comprit qu'il devait se montrer persuasif. Il détailla les derniers faits sans rien dissimuler.
– Il y a trente-six heures environ, la sonde Jaxa a détecté une difficulté inattendue : la poussière, qui recouvre cet astéroïde, présente un risque majeur pour les moteurs d'Arès et risque de les mettre hors de fonction. Si la propulsion se montre défaillante, la fusée et nos astronautes ne reviendront pas. Nous n'avons malheureusement aucun doute à ce sujet.
Kal fit un léger signe de la main pour obtenir la parole :
– Si vous me permettez, Grand Dirigeant ?
– Parlez, chef Kal !
– Nos équipes ont procédé aux vérifications nécessaires et les droïdes se révèlent être non seulement notre meilleur atout mais étant donné la situation actuelle, ils sont notre seul atout. Ils garantissent la réussite de notre plan.
– Très bien. J'aimerais quand même avoir quelques précisions, Gorane, et si...
Pendant que se déroulait la discussion, Channe n'avait cessé de comparer les deux droïdes, leur peau en résine de plastique, leur grande taille, leurs mains si parfaites. Ils s'agissaient de deux copies conformes et l'un d'eux pouvait être Oti. Channe était conscient du risque encouru par son robot s'il montait dans la fusée. Le jeune garçon savait alors qu'il ne reverrait jamais son meilleur ami.
Oubliant le respect dû au Grand Dirigeant, Channe lui coupa la parole et agrippa le bras de son père :
– Père, il t'a fallu des milliers d'heures pour les mettre au point, tu ne peux pas les sacrifier ?
Surpris par l'intervention de son fils, Gorane se dégagea sèchement :
– Va m'attendre auprès des robonautes, Channe !
– Père...
– C'est un ordre !
La mort dans l'âme, Channe obéit. Il descendit les marches pour se retrouver face aux deux droïdes qui se tenaient immobiles, le regard fixe. Leur grande taille, inhabituelle pour des robots, et leurs bras, pendants le long de leur corps, leur conféraient l'allure d'adolescents à qui ils ne manquaient plus que les mêmes vêtements pour qu'on puisse les confondre avec de jeunes humains.
J'ai besoin de savoir si tu es là, Oti, ! implora intérieurement le jeune garçon.
Il chercha un détail quelconque qu'il aurait remarqué dans le laboratoire et qui différencierait les droïdes : une éraflure sur leur étrange peau ou la couleur de leurs yeux. Sans y parvenir.
Pourtant il doit bien y avoir un moyen, mais lequel ?
Derrière lui, Channe percevait, par bribes, la conversation des responsables dans la tribune ; parfois il pouvait reconnaître la voix de son père, parfois celle du Grand Dirigeant ou de Kal.
Au loin, une poignée de techniciens se déplaçaient autour de la fusée sans la quitter des yeux, se remémorant toutes les vérifications qui avaient été réalisées.
Ils ont déjà dû refaire vingt fois les mêmes contrôles, songea le jeune garçon en les voyant s'agiter comme des fourmis. Ils cherchent encore à se rassurer.
Réalisant soudain que plus personne ne lui prêtait attention, Channe saisit l'occasion :
– Oti, si tu es là : fais-moi un signe, n'importe lequel.
Le premier droïde demeura figé. Le second décocha au jeune garçon un clin d'œil appuyé...
Channe en éprouva un vif soulagement.
– Oti, tu es bien là, je ne me suis pas trompé. Oti, je vais tout avouer à mon père et, tant pis s'il me punit, je ne te laisserai pas partir.
– Zzzzwiiiiitttt ! Il est trop tard. Maître Gorane m'a transféré toutes les données nécessaires et le temps joue contre nous. N'oublie pas qu'un terrible danger nous menace. Sois courageux, Channe, je te promets de revenir bientôt.
– Non, Oti, justement...
Channe s'interrompit en entendant des pas derrière lui ; le chef Kal les rejoignait.
– Ton père est un homme formidable, jeune Channe, tu peux être fier de lui. Que dirais-tu d'accompagner nos drôles d'amis au vestiaire ? Ils auront besoin d'aide pour enfiler leur combinaison. Après tout, il s'agit de leur première mission spatiale. J'en profiterai pour t'informer sur cette mission, je suis sûr que cela te passionnera.

La nuit était tombée lorsque le lanceur Arès décolla dans un énorme panache de fumée blanche. Toutes les personnes présentes – officiels, techniciens ou simples curieux – le suivirent des yeux jusqu'à ce qu'il disparaisse dans le ciel, porteur de tous leurs espoirs. Ensuite chacun, chacune regagna son poste ou se hâta de retrouver son bunker.
Kal invita Gorane à l'accompagner à la salle de contrôle où tous deux pourraient suivre le bon déroulement de la mission Arès mais celui-ci refusa.
– Je cherche mon fils et je ne l'aperçois nulle part.
– Quand j'ai quitté le vestiaire tout à l'heure, il discutait à bâtons rompus avec un ingénieur. Il doit encore y être. On va passer le prendre.
Quand ils entrèrent dans le local, vide de toute présence, la première chose que Gorane aperçut fut le blouson de son fils, suspendu à un porte-manteau.
– C'est son vêtement. Où est-il allé ?
– A cet âge-là, les enfants ne tiennent pas en place, le rassura Kal. Les miens sont pareils. On va lancer un appel par haut-parleur pour qu'il nous retrouve à la salle de contrôle. On y va ?
Mais Gorane venait d'apercevoir des doigts dépassant d'une armoire entrebâillée. Au lieu de répondre à Kal il se précipita pour aller ouvrir la porte... A l'intérieur gisait un droïde dont les fils de contact, arrachés, pendaient autour du cou.
Kal s'approcha à son tour.
– Quelque chose ne va pas, Gorane ? (En voyant le droïde débranché il eut un haut-le-corps) Hé ! C'est un de nos robonautes. Mais comment diable est-ce possible ? Ils sont montés dans la fusée, tu les as vus comme moi et ils étaient bien deux ?
– Tous deux étaient revêtus de leur combinaison mais un seul portait un casque, on ne pouvait pas distinguer son visage. C'était Channe.
Kal en fut abasourdi.
– Tu affirmes que ton fils a pris la place de cette machine ? C'est insensé ! Pourquoi aurait-il fait une chose pareille ?
Désemparé, Gorane se laissa tomber assis sur un banc.
– Pour ne pas quitter Oti, c'est-à-dire l'autre droïde.
– Euh... Tu m'expliques parce que j'ai du mal à te suivre.
Gorane donna des détails : le vieux robot rouillé jeté dans le conteneur du bunker et Channe devenant soudain si nerveux dans la tribune. C'était évident.
– Il a d'abord fallu que ton fils procède à un échange de cerveau entre Oti et un droïde. Il en est capable ?
– Oui. Channe m'apporte parfois son aide dans mon laboratoire. Il apprend vite.
– En effet. Seulement, il ne pouvait pas deviner qu'au dernier moment les droïdes remplaceraient les astronautes. D'ailleurs, même le Comité l'ignorait. (Kal hésita) Gorane, je suis conscient qu'il s'agit de ton fils mais en aucun cas on ne peut... Enfin je veux dire...
Gorane acquiesça :
– On ne peut pas annuler cette mission ? Oui, Kal. Je le sais.

Le décollage d'Arès s'était parfaitement déroulé. Après s'être libéré de l'attraction terrestre, le lanceur s'était placé sur une trajectoire qui le mènerait à la rencontre de l'astéroïde.
Confortablement installé dans le poste de pilotage, Channe et Oti suivaient, sur les écrans, les informations transmises par les ordinateurs et Oti, très concentré, répondait à chaque indication en activant une touche ou en effleurant un interrupteur.
– Wahoou, tu es le maître de l'univers, Oti, s'exclama Channe. Aucun astronaute ne pourrait rivaliser avec toi.
– Zzzzwiiiiitttt ! Le modeste robot que je suis se montre flatté, copilote Channe. Mais ma monumentale modestie m'oblige à t'avouer que ce lanceur est totalement automatisé. Je ne fais que vérifier que nous prenons la bonne direction.
Cette longue réponse étonna le jeune garçon. Chaque minute qui s'écoulait lui faisait prendre conscience des changements intervenus sur Oti depuis son « opération » et Channe songea qu'il n'était pas encore au bout de ses surprises.
– Eh bien, crois-moi « modeste Oti » : je suis méga-content de faire du tourisme spatial en ta compagnie.
– Et moi je suis heureux que tu ne m'aies pas débranché malgré l'ordre de maître Gorane.
– Je ne pouvais pas faire ça, Oti. Parce que nous sommes toi et moi...
L'enfant et le robot lancèrent un bras dans la direction de l'autre et leurs mains claquèrent l'une contre l'autre.
– Inséparables !!!
Un léger « bip » attira l'attention d'Oti et il se concentra à nouveau sur son tableau de bord.
Channe en profita pour admirer, par le hublot, le spectacle féérique qui s'offrait à ses yeux : une infinité de lumières et de couleurs chatoyantes qui échappaient à son imagination.
– C'est beau ! s'émerveilla-t-il. Sur la Terre, on ne peut voir que la grisaille ; gris foncé ou gris clair, selon les jours. Je croyais que rien d'autre n'existait ?
– Parce que seul le soleil peut éparpiller des couleurs dans le ciel autant qu'il en a envie et, un jour prochain, il parviendra à traverser la masse nuageuse qui recouvre la Terre. Maître Gorane en est persuadé.
Un petit sourire se dessina sur la bouche de Channe.
– Alors dis-moi, Oti, à quoi ressemblera notre ciel lorsqu'il sera coloré ? Rouge, ce serait joli... Non, plutôt vert, ou bien encore les deux couleurs mélangées. Qu'en dis-tu ?
Il y eut un cliquetis indiquant que Oti cherchait une réponse précise parmi ses données et il la trouva :
– Notre ciel deviendra azur et des nuages blancs viendront s'accrocher de-ci, de-là, pour le décorer. Comme les beaux diplômes en papier que maître Gorane a accrochés sur les murs dans son bureau pour que ses visiteurs les admirent.
L'étrange comparaison surprit d'abord Channe et puis elle l'amusa, car le jeune garçon connaissait le caractère orgueilleux de son père.
– Alors j'espère que j'obtiendrai plein de diplômes comme mon père, murmura-t-il en essayant de les imaginer collés sur un plafond bleu. Le ciel sera si joli.
– Zzzzwiiiiitttt ! Si tu n'appelles pas ton père, ton joli ciel va virer à l'orage, s'affola soudain Oti. Le droïde Hogua58 a sûrement été retrouvé dans le vestiaire et maître Gorane aura tout de suite compris que tu étais devenu mon copilote. Il va s'inquiéter pour son fils unique. J'établis le contact sans attendre !
Aussitôt, Oti tendit la main vers le poste radio mais Channe arrêta son geste :
– Surtout pas ! Je ne veux pas que mon père ait des ennuis, tu comprends, Oti ?
Sa main toujours posée sur le bouton? Oti lui répondit :
– Bien sûr. Seulement les contrôleurs du Centre attendent cet appel, il est important pour eux.
Le regard de Channe se fit suppliant et Oti sentit qu'il ne pourrait pas y résister plus de trois secondes.
– Très bien ! Je leur transmets que tout va bien à bord, qu'il n'y a aucun problème et je coupe. Okay, copilote Channe ?
– Okay, commandant Oti !
Tandis que Oti envoyait son bref message au Centre spatial, le lanceur poursuivait sa course dans l'espace en emportant le jeune garçon et son robot à la rencontre d'un dangereux astéroïde.

Prochain épisode le 6 février 2019 : La fureur du Grand Dirigeant

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