Pendant que son fils et son robot parcouraient les couloirs du bunker,
Gorane avait quitté le bunker à bord de son glisseur pour se rendre au
Dôme. Le petit engin survolait le sol défoncé, progressant à faible
allure entre les rangées de bunkers. Une dizaine d'années plus tôt, la
mère de Channe se trouvait à bord de l'un d'eux quand une tempête
s'était levée avec une extrême soudaineté. Une rafale de vent avait
bousculé le glisseur et l'avait envoyé s'écraser contre un empilement
de ruines datant des temps passés. La mère de Channe avait perdu la vie
dans cet accident.
Les ruines étaient toujours là : une dizaine de maisons de pierre, en
grande partie effondrées, qui ne ressemblaient plus aux belles demeures
représentées sur les pages des très vieux livres.
Gorane évacua ses sombres pensées mais d'autres
les remplacèrent aussitôt.
Les Surveilleurs de l'espace lui avaient
transmis un rapport alarmant. Le télescope spatial, baptisé la
Sentinelle, avait repéré un astéroïde qui fonçait vers la Terre. Gorane
était né longtemps après le début du Grand Hiver mais il savait que la
disparition des saisons et des animaux était due à un énorme astéroïde
qui, il y a très longtemps de cela, avait frôlé la planète et laissé
derrière lui une Terre dévastée.
A l'époque, la proximité du centre spatial et de
ses solides bâtiments avaient permis d'épargner de nombreuses vies. Les
hommes, les femmes et les enfants avaient trouvé refuge dans les
sous-sols et ils n'avaient pu emporter que peu de choses avec eux par
manque de place. D'abord les vêtements et les couvertures qui étaient
indispensables, ainsi qu'un stock de nourriture qui leur permettrait de
survivre le plus longtemps possible, le temps de s'adapter à cette
nouvelle vie si différente et qui allait très vite se révéler
éprouvante.
Le passage de l'astéroïde avait détruit tous les bâtiments en surface.
Condamnés à ne plus ressortir à l'air libre, les hommes et les femmes
s'étaient employés à agrandir leur espace vital pour recréer un monde
qui ressemblait vaguement à celui qu'ils avaient perdu.
Au fil du temps il avait fallu développer des machines qui recyclaient
l'air ainsi que l'eau puisée dans des nappes phréatiques et d'autres
machines encore qui produisaient de la lumière artificielle. La
nourriture avait été fabriquée sous forme de comprimés, de plaquettes
ou de poudre. Bien sûr, malgré les efforts des Fabricants cela manquait
parfois de goût ou même de parfum mais ils avaient tous fini par s'y
habituer.
Une première génération avait succédé à celle
qui s'était réfugiée sous le Centre spatial. Et puis il y en avait eu
une autre et une autre encore. Les années passant, la vie à l'air
libre, la nature et ses merveilles, les chants d'oiseaux, les couleurs
automnales des forêts, le ciel et ses nuages galopant d'un bout à
l'autre de l'horizon avaient disparu des mémoires, ne laissant place
qu'à de lointains souvenirs.
Un jour enfin, les scientifiques avaient repéré
une pâle lueur dans le ciel désespérément gris. Les tempêtes de
poussière avaient diminué d'intensité, la température extérieure avait
repris quelques degrés et cet immense espoir était né : le soleil
pourrait briller à nouveau !
Une équipe de volontaires étaient retournés à la surface et si l'air
restait froid, il était supportable et, avant tout, il était redevenu
respirable. Au fil des ans, une cité faite de bunkers avait été
construite et les hommes, les femmes et les enfants s'y étaient
installés mais une chose était certaine : le Grand Hiver s'était
installé.
Gorane fit un gros effort et parvint à sortir de ses pensées. Il songea
à cette nouvelle menace qui risquait de ruiner leur si fragile espoir.
– Maudit soit cet astéroïde ! gronda-il et son cœur se serra quand il
pensa à l'avenir qui attendait son fils.
Des générations de scientifiques s'étaient succédé pour mettre au point
un système de protection de la planète. Un télescope spatial, La
Sentinelle, avait été mis en orbite autour du Soleil ; il était capable
de repérer un objet céleste susceptible de menacer la Terre et il
pouvait donner, immédiatement, l'alerte. Un plan de secours avait
ensuite été élaboré qui permettrait de détruire ou de dévier la
terrible menace. Jusqu'à maintenant il n'avait, heureusement, jamais
été expérimenté, sauf sur les ordinateurs du Centre spatial.
Le glisseur se rapprochait du Dôme et Gorane le fit descendre dans un
souterrain où il le gara sur une place réservée. Puis, d'un pas décidé,
il se dirigea vers la salle de réunion où l'attendaient, avec
impatience, les trois membres du Comité.
Dès qu'il poussa la porte le Grand Dirigeant se précipita à sa
rencontre. Sa longue tunique noire de haut-responsable amincissait
encore plus sa maigre carcasse et ses yeux cernés montraient, qu'en
dépit de son grand âge, il avait veillé toute la nuit.
Il interpella aussitôt Gorane :
– Dites-moi que les Surveilleurs ont fait une erreur, qu'ils ont mal
interprété les données de la Sentinelle ?
Gorane regretta de devoir le décevoir, hélas il n'avait pas le choix.
– Je suis désolé, Grand Dirigeant, il n'y a aucun doute possible : un
astéroïde se dirige droit sur nous et il représente une véritable
menace pour notre planète.
Les deux adjoints se précipitèrent à leur tour, les yeux brillants
d'espoir. Ils pourraient certainement rassurer le Grand Dirigeant s'il
faisait comprendre à Gorane qu'il s'était trompé ?
– Et si ce caillou déviait sa course au dernier moment ? proposa le
premier adjoint.
– Oui, c'est vrai. Ou bien s'il se désintégrait
subitement, en pénétrant dans notre atmosphère ? suggéra le second.
L'air sombre, Gorane secoua la tête. Il fallait faire face à la réalité.
– Le risque de collision est très important : un sur 5 560. Et les
données que nous envoie la Sentinelle sont sans appel.
Le Grand Dirigeant se voûta un peu plus et alla
se laissa tomber dans son fauteuil. Quand il parla sa voix était
remplie d'émotion.
– Un astéroïde a condamné nos ancêtres à vivre sous terre durant des
siècles et voilà que nous risquons de subir le même malheur.
Gorane et les deux adjoints s'étaient assis à leur tour pour écouter le
Grand Dirigeant s'exprimer. Mais celui-ci, effondré, ne trouvait plus
ses mots.
Gorane reprit alors la parole :
– Kal et moi avons travaillé avec nos équipe pour élaborer une
opération de secours. Nous sommes parvenus à construire un lanceur de
taille réduite qui emportera deux astronautes à son bord et se posera
sur l'astéroïde. Nos astronautes placeront une charge explosive à un
endroit crucial, le lanceur redécollera et dès qu'il se situera à une
distance suffisamment éloignée de ce rocher, l'explosion sera
déclenchée. Elle déviera la course de l'astéroïde qui ira se perdre
dans le cosmos et nos astronautes pourront revenir sur Terre sain et
sauf.
– Quelles sont les chances de réussite de ce projet ? s'informa le
Grand
Dirigeant, les mains serrées l'une dans l'autre jusqu'à s'en faire
blanchir les articulations.
– Nous avons tout étudié dans les moindres détails, nous ne pouvons pas
échouer. Si vous nous donnez votre accord le lanceur Arès décollera
dans deux jours et il emportera Lommer et Grant, deux hommes qui se
sont portés volontaires pour réaliser cette difficile mission.
Le Grand Dirigeant se redressa avec difficulté,
les rides s'accentuèrent davantage sur son vieux visage.
– Vous avez toute notre confiance, Gorane. Vous le savez je suis un
vieil homme fatigué, pourtant j'espère vivre encore assez longtemps
pour sentir un jour, sur mon visage, la chaleur du soleil. (Le Grand
Dirigeant serra les mains de Gorane entre les siennes.) Mes adjoints et
moi assisterons au lancement et tous nos espoirs vous accompagneront.
L'entrevue était terminée. Gorane reprit son glisseur et quitta le
Dôme, direction le Centre spatial. Il ne lui fallut pas longtemps pour
apercevoir dans le lointain le nouveau bâtiment du Centre, une triste
copie d'un bunker en beaucoup plus volumineux. Il se hâta de le
contourner et arrêta son glisseur pour rejoindre les abords du pas de
tir. Une équipe de techniciens étaient en train de s'affairer autour
d'une magnifique fusée bleue dressée pour son prochain
décollage. Des hommes et des femmes démontaient certaines pièces afin
de les vérifier avec soin puis, le contrôle achevé, les pièces étaient
remises en place ou remplacées si nécessaire.
Gorane s'approcha d'un homme qui lui tournait le dos. Vêtu d'un blouson
vert à galons dorés qui le rendait facilement reconnaissable, il lui
mit une tape amicale sur l'épaule.
– Kal ! Je croyais tous les préparatifs terminés
et voilà que tu t'amuses avec ce lanceur comme s'il s'agissait d'un
gros puzzle ? Tu veux bien m'expliquer à quoi tu joues si ce n'est pas
trop exiger de toi ?
Kal se retourna et son visage, pourtant si sympathique d'habitude,
était marqué par des sourcils froncés et deux plis aux coins des
lèvres. Visiblement, il était contrarié.
– Désolé, Gorane, mais nous avons un imprévu et, crois-moi, je m'en
serais bien passé.
(Il désigna son glisseur garé un peu plus loin.) Viens, j'ai laissé le
dossier sur un siège.
Tout en l'accompagnant, Gorane, inquiet de le voir ainsi, le houspilla :
– Si tu as l'intention de laisser ce dossier me faire la conversation,
je te préviens que je ne vais pas apprécier. Tu me dis de quoi il
s'agit ou je dois t'arracher les mots de la bouche un par un ?
– Du calme, Gorane ! Décidément la patience n'a jamais fait partie de
tes qualités. La sonde Jaxa nous a rapporté les derniers prélèvements
qu'elle a effectués sur l'astéroïde. Nous avons un gros problème. La
couche de sable qui le recouvre est épaisse et plutôt collante.
Ils étaient arrivés devant le glisseur. Kal
tendit le dossier à Gorane qui jeta un coup d'oeil rapide sur les
papiers. Ce fut à son tour de froncer les sourcils.
– Je vois que des simulations sur ordinateur ont été faites. Ça donne
quel résultat ?
– C'est mauvais. Le sable encrasse les propulseurs durant
l'atterrissage, nos trois essais se sont mal terminés : la fusée n'a
pas pu redécoller. Tu sais ce que ça veut dire, Gorane ?
Oui, Gorane avait compris. Les deux hommes
échangèrent un regard lourd d'angoisse.
– Si le lanceur ne repart pas, nos astronautes devront se faire
exploser en même temps que l'astéroïde.
Kal eut une pensée pour sa femme et leurs deux petites filles. Comme
tous les autres humains elles passaient la majeure partie de leur vie
enfermées dans des bunkers. Leur ancienne ville avait pris le nom de «
Cité », mais « Lieu de désolation » aurait mieux convenu. Mais, après
tout, les humains vivaient et n'était-ce pas le plus important ?
– Lommer et Grant sont les deux volontaires que
l'on a choisis parmi d'autres, hommes et femmes, très courageux pour
accomplir cette dangereuse mission. Peut-on leur demander de se
sacrifier ? Parce qu'il faudra les informer, on ne pourra pas garder le
silence sur cet énorme risque ?
Gorane acquiesça d'un signe de tête. Bizarrement il n'était pas surpris
par cette mauvaise nouvelle que lui apprenait Kal. Le plan de secours
anti-collision établi par les scientifiques il y a une quinzaine
d'années, l'avait mis mal à l'aise dès sa création. Il était trop
facile à réaliser, presque sans défaut et ce n'était pas crédible, il y
aurait forcément un problème mais lequel ? Seul l'avenir le dirait.
Malgré toutes les études réalisées, les calculs vérifiés, les analyses
faites et refaites, ce maudit tas de sable venait d'anéantir ce plan de
secours si parfait.
– Kal ! Souviens-toi de nos lointains ancêtres en train de créer
l'industrie spatiale, ce qui leur a valu des catastrophes et des
dizaines de morts. Dans certains cas leur antique vaisseau n'avait même
pas quitté le sol, comme Apollo 1. Et leur vieille navette, Challenger
avait explosé au décollage. Ces hommes étaient intelligents mais ils
devaient tout apprendre depuis le début. Pour nous, c'est le contraire.
Kal se demanda où Gorane voulait en venir. Ils
étaient amis depuis leur plus jeune âge mais Gorane arrivait encore à
le surprendre.
– Je ne comprends pas, Gorane, j'ai du mal à te suivre !
– L'astéroïde qui a abîmé notre planète il y a très longtemps de cela,
a détruit tous nos véhicules spatiaux ultra modernes mais il n'a pas
fait disparaître le savoir et les connaissances de nos lointains
ancêtres.
Gorane déchira en deux morceaux le dossier et les plaqua contre le
torse de Kal.
– C'est NOUS qui sommes parvenus à construire une nouvelle fusée et
c'est NOUS qui allons remplacer nos deux astronautes par des robonauts.
Kal crut avoir mal entendu.
– Des quoi ? De quoi tu parles, Gorane, je décroche complètement ?
– Ce sont des robots d'une grande intelligence, capables de se
substituer aux humains. Ils n'auront aucun mal à remplir cette mission
et, si le lanceur Arés reste ensablé sur ce fichu rocher, ils
appuieront sur le bouton et le feront exploser et eux avec. Ainsi, nous
aurons sauvé notre planète et tous ses habitants et tant pis pour mes
robots, je n'aurai plus qu'à en fabriquer d'autres.
Interloqué, Kal ouvrait la bouche pour questionner Gorane quand,
soudain, des souvenirs lui revinrent en mémoire. Au cours des dernières
visites qu'il avait rendues à son ami, dans son bunker, il avait aperçu
des pièces détachées dans son laboratoire. Et aussi des caméras
miniatures et même des mains avec des doigts presque humains.
Il poussa
un cri de soulagement :
– Ce ramassis de puces électroniques, de rouages et de ressorts qui
couvraient le sol de ton labo, tu t'amusais à inventer des robonauts ?
Moi qui croyais que ces bouts de ferraille devaient servir à rajeunir
le vieux robot de ton fils. Je regrette que tu ne m'aies pas mis dans
la confidence. Hé ! Mais oui ! Pourquoi tu ne m'as pas mis dans la
confidence, je suis ton meilleur ami, non ?
– Ne m'en veux pas, Kal, en fait j'espérais ne pas avoir besoin de ces
nouveaux robots. D'ailleurs, je ne les ai pas encore activés. Pour
l'instant, toi et moi allons d'abord procéder à des aménagements sur le
lanceur Arés, cela va nous occuper pas mal de temps.
Kal n'en doutait pas. Les prochaines trente-six
heures allaient leur sembler longues et fatigantes.
– J'espère que tu as pensé à adapter les doigts
de tes robonauts aux touches du tableau de bord ? La moindre erreur
pourrait leur être fatale et à nous aussi, par la même occasion.
– J'ai tout prévu, ne t'inquiète pas ! Il y a longtemps que j'y
travaille, mon fils m'a souvent apporté son aide. Ses « petits frères »
comme il les nommait, l'amusaient énormément. Il leur a même donné des
noms.
Kal fit une grimace.
– Je ne suis pas étonné d'apprendre que Channe est aussi bizarre que
toi, Gorane. Après tout : tel père, tel fils. Tu veux mon téléphone
pour prévenir Lommer et Grant que leur mission est annulée ou tu me
laisses m'en charger ?
– Nous les informerons dès que nous serons dans la salle de contrôle.
– Comme tu veux. (Les deux hommes prirent place dans le glisseur.) Dis
donc, sacré cachottier, concernant les « petits frères » de ton fils...
ne me refais plus jamais un coup comme ça.
Manoeuvré par Kal, le glisseur prit la direction du bâtiment du Centre
spatial. Une énorme quantité de travail les attendait.
Prochain épisode le 2 janvier 2019 : Oti change
de
peau