Deuxième épisode : Les Surveilleurs donnent l'alerte

Pendant que son fils et son robot parcouraient les couloirs du bunker, Gorane avait quitté le bunker à bord de son glisseur pour se rendre au Dôme. Le petit engin survolait le sol défoncé, progressant à faible allure entre les rangées de bunkers. Une dizaine d'années plus tôt, la mère de Channe se trouvait à bord de l'un d'eux quand une tempête s'était levée avec une extrême soudaineté. Une rafale de vent avait bousculé le glisseur et l'avait envoyé s'écraser contre un empilement de ruines datant des temps passés. La mère de Channe avait perdu la vie dans cet accident.
Les ruines étaient toujours là : une dizaine de maisons de pierre, en grande partie effondrées, qui ne ressemblaient plus aux belles demeures représentées sur les pages des très vieux livres.

Gorane évacua ses sombres pensées mais d'autres les remplacèrent aussitôt.
Les Surveilleurs de l'espace lui avaient transmis un rapport alarmant. Le télescope spatial, baptisé la Sentinelle, avait repéré un astéroïde qui fonçait vers la Terre. Gorane était né longtemps après le début du Grand Hiver mais il savait que la disparition des saisons et des animaux était due à un énorme astéroïde qui, il y a très longtemps de cela, avait frôlé la planète et laissé derrière lui une Terre dévastée.
A l'époque, la proximité du centre spatial et de ses solides bâtiments avaient permis d'épargner de nombreuses vies. Les hommes, les femmes et les enfants avaient trouvé refuge dans les sous-sols et ils n'avaient pu emporter que peu de choses avec eux par manque de place. D'abord les vêtements et les couvertures qui étaient indispensables, ainsi qu'un stock de nourriture qui leur permettrait de survivre le plus longtemps possible, le temps de s'adapter à cette nouvelle vie si différente et qui allait très vite se révéler éprouvante.
Le passage de l'astéroïde avait détruit tous les bâtiments en surface.
Condamnés à ne plus ressortir à l'air libre, les hommes et les femmes s'étaient employés à agrandir leur espace vital pour recréer un monde qui ressemblait vaguement à celui qu'ils avaient perdu.
Au fil du temps il avait fallu développer des machines qui recyclaient l'air ainsi que l'eau puisée dans des nappes phréatiques et d'autres machines encore qui produisaient de la lumière artificielle. La nourriture avait été fabriquée sous forme de comprimés, de plaquettes ou de poudre. Bien sûr, malgré les efforts des Fabricants cela manquait parfois de goût ou même de parfum mais ils avaient tous fini par s'y habituer.
Une première génération avait succédé à celle qui s'était réfugiée sous le Centre spatial. Et puis il y en avait eu une autre et une autre encore. Les années passant, la vie à l'air libre, la nature et ses merveilles, les chants d'oiseaux, les couleurs automnales des forêts, le ciel et ses nuages galopant d'un bout à l'autre de l'horizon avaient disparu des mémoires, ne laissant place qu'à de lointains souvenirs.
Un jour enfin, les scientifiques avaient repéré une pâle lueur dans le ciel désespérément gris. Les tempêtes de poussière avaient diminué d'intensité, la température extérieure avait repris quelques degrés et cet immense espoir était né : le soleil pourrait briller à nouveau !
Une équipe de volontaires étaient retournés à la surface et si l'air restait froid, il était supportable et, avant tout, il était redevenu respirable. Au fil des ans, une cité faite de bunkers avait été construite et les hommes, les femmes et les enfants s'y étaient installés mais une chose était certaine : le Grand Hiver s'était installé.


Gorane fit un gros effort et parvint à sortir de ses pensées. Il songea à cette nouvelle menace qui risquait de ruiner leur si fragile espoir.
– Maudit soit cet astéroïde ! gronda-il et son cœur se serra quand il pensa à l'avenir qui attendait son fils.
Des générations de scientifiques s'étaient succédé pour mettre au point un système de protection de la planète. Un télescope spatial, La Sentinelle, avait été mis en orbite autour du Soleil ; il était capable de repérer un objet céleste susceptible de menacer la Terre et il pouvait donner, immédiatement, l'alerte. Un plan de secours avait ensuite été élaboré qui permettrait de détruire ou de dévier la terrible menace. Jusqu'à maintenant il n'avait, heureusement, jamais été expérimenté, sauf sur les ordinateurs du Centre spatial.

Le glisseur se rapprochait du Dôme et Gorane le fit descendre dans un souterrain où il le gara sur une place réservée. Puis, d'un pas décidé, il se dirigea vers la salle de réunion où l'attendaient, avec impatience, les trois membres du Comité.
Dès qu'il poussa la porte le Grand Dirigeant se précipita à sa rencontre. Sa longue tunique noire de haut-responsable amincissait encore plus sa maigre carcasse et ses yeux cernés montraient, qu'en dépit de son grand âge, il avait veillé toute la nuit.
Il interpella aussitôt Gorane :
– Dites-moi que les Surveilleurs ont fait une erreur, qu'ils ont mal interprété les données de la Sentinelle ?
Gorane regretta de devoir le décevoir, hélas il n'avait pas le choix.
– Je suis désolé, Grand Dirigeant, il n'y a aucun doute possible : un astéroïde se dirige droit sur nous et il représente une véritable menace pour notre planète.
Les deux adjoints se précipitèrent à leur tour, les yeux brillants d'espoir. Ils pourraient certainement rassurer le Grand Dirigeant s'il faisait comprendre à Gorane qu'il s'était trompé ?
– Et si ce caillou déviait sa course au dernier moment ? proposa le premier adjoint.
– Oui, c'est vrai. Ou bien s'il se désintégrait subitement, en pénétrant dans notre atmosphère ? suggéra le second.
L'air sombre, Gorane secoua la tête. Il fallait faire face à la réalité.
– Le risque de collision est très important : un sur 5 560. Et les données que nous envoie la Sentinelle sont sans appel.
Le Grand Dirigeant se voûta un peu plus et alla se laissa tomber dans son fauteuil. Quand il parla sa voix était remplie d'émotion.
– Un astéroïde a condamné nos ancêtres à vivre sous terre durant des siècles et voilà que nous risquons de subir le même malheur.
Gorane et les deux adjoints s'étaient assis à leur tour pour écouter le Grand Dirigeant s'exprimer. Mais celui-ci, effondré, ne trouvait plus ses mots.
Gorane reprit alors la parole :
– Kal et moi avons travaillé avec nos équipe pour élaborer une opération de secours. Nous sommes parvenus à construire un lanceur de taille réduite qui emportera deux astronautes à son bord et se posera sur l'astéroïde. Nos astronautes placeront une charge explosive à un endroit crucial, le lanceur redécollera et dès qu'il se situera à une distance suffisamment éloignée de ce rocher, l'explosion sera déclenchée. Elle déviera la course de l'astéroïde qui ira se perdre dans le cosmos et nos astronautes pourront revenir sur Terre sain et sauf.
– Quelles sont les chances de réussite de ce projet ? s'informa le Grand Dirigeant, les mains serrées l'une dans l'autre jusqu'à s'en faire blanchir les articulations.
– Nous avons tout étudié dans les moindres détails, nous ne pouvons pas échouer. Si vous nous donnez votre accord le lanceur Arès décollera dans deux jours et il emportera Lommer et Grant, deux hommes qui se sont portés volontaires pour réaliser cette difficile mission.
Le Grand Dirigeant se redressa avec difficulté, les rides s'accentuèrent davantage sur son vieux visage.
– Vous avez toute notre confiance, Gorane. Vous le savez je suis un vieil homme fatigué, pourtant j'espère vivre encore assez longtemps pour sentir un jour, sur mon visage, la chaleur du soleil. (Le Grand Dirigeant serra les mains de Gorane entre les siennes.) Mes adjoints et moi assisterons au lancement et tous nos espoirs vous accompagneront.

L'entrevue était terminée. Gorane reprit son glisseur et quitta le Dôme, direction le Centre spatial. Il ne lui fallut pas longtemps pour apercevoir dans le lointain le nouveau bâtiment du Centre, une triste copie d'un bunker en beaucoup plus volumineux. Il se hâta de le contourner et arrêta son glisseur pour rejoindre les abords du pas de tir. Une équipe de techniciens étaient en train de s'affairer autour d'une magnifique fusée bleue dressée pour son prochain décollage. Des hommes et des femmes démontaient certaines pièces afin de les vérifier avec soin puis, le contrôle achevé, les pièces étaient remises en place ou remplacées si nécessaire.
Gorane s'approcha d'un homme qui lui tournait le dos. Vêtu d'un blouson vert à galons dorés qui le rendait facilement reconnaissable, il lui mit une tape amicale sur l'épaule.
– Kal ! Je croyais tous les préparatifs terminés et voilà que tu t'amuses avec ce lanceur comme s'il s'agissait d'un gros puzzle ? Tu veux bien m'expliquer à quoi tu joues si ce n'est pas trop exiger de toi ?
Kal se retourna et son visage, pourtant si sympathique d'habitude, était marqué par des sourcils froncés et deux plis aux coins des lèvres. Visiblement, il était contrarié.
– Désolé, Gorane, mais nous avons un imprévu et, crois-moi, je m'en serais bien passé. (Il désigna son glisseur garé un peu plus loin.) Viens, j'ai laissé le dossier sur un siège.
Tout en l'accompagnant, Gorane, inquiet de le voir ainsi, le houspilla :
– Si tu as l'intention de laisser ce dossier me faire la conversation, je te préviens que je ne vais pas apprécier. Tu me dis de quoi il s'agit ou je dois t'arracher les mots de la bouche un par un ?
– Du calme, Gorane ! Décidément la patience n'a jamais fait partie de tes qualités. La sonde Jaxa nous a rapporté les derniers prélèvements qu'elle a effectués sur l'astéroïde. Nous avons un gros problème. La couche de sable qui le recouvre est épaisse et plutôt collante.
Ils étaient arrivés devant le glisseur. Kal tendit le dossier à Gorane qui jeta un coup d'oeil rapide sur les papiers. Ce fut à son tour de froncer les sourcils.
– Je vois que des simulations sur ordinateur ont été faites. Ça donne quel résultat ?
– C'est mauvais. Le sable encrasse les propulseurs durant l'atterrissage, nos trois essais se sont mal terminés : la fusée n'a pas pu redécoller. Tu sais ce que ça veut dire, Gorane ?
Oui, Gorane avait compris. Les deux hommes échangèrent un regard lourd d'angoisse.
– Si le lanceur ne repart pas, nos astronautes devront se faire exploser en même temps que l'astéroïde.
Kal eut une pensée pour sa femme et leurs deux petites filles. Comme tous les autres humains elles passaient la majeure partie de leur vie enfermées dans des bunkers. Leur ancienne ville avait pris le nom de « Cité », mais « Lieu de désolation » aurait mieux convenu. Mais, après tout, les humains vivaient et n'était-ce pas le plus important ?
– Lommer et Grant sont les deux volontaires que l'on a choisis parmi d'autres, hommes et femmes, très courageux pour accomplir cette dangereuse mission. Peut-on leur demander de se sacrifier ? Parce qu'il faudra les informer, on ne pourra pas garder le silence sur cet énorme risque ?
Gorane acquiesça d'un signe de tête. Bizarrement il n'était pas surpris par cette mauvaise nouvelle que lui apprenait Kal. Le plan de secours anti-collision établi par les scientifiques il y a une quinzaine d'années, l'avait mis mal à l'aise dès sa création. Il était trop facile à réaliser, presque sans défaut et ce n'était pas crédible, il y aurait forcément un problème mais lequel ? Seul l'avenir le dirait. Malgré toutes les études réalisées, les calculs vérifiés, les analyses faites et refaites, ce maudit tas de sable venait d'anéantir ce plan de secours si parfait.
– Kal ! Souviens-toi de nos lointains ancêtres en train de créer l'industrie spatiale, ce qui leur a valu des catastrophes et des dizaines de morts. Dans certains cas leur antique vaisseau n'avait même pas quitté le sol, comme Apollo 1. Et leur vieille navette, Challenger avait explosé au décollage. Ces hommes étaient intelligents mais ils devaient tout apprendre depuis le début. Pour nous, c'est le contraire.
Kal se demanda où Gorane voulait en venir. Ils étaient amis depuis leur plus jeune âge mais Gorane arrivait encore à le surprendre.
– Je ne comprends pas, Gorane, j'ai du mal à te suivre !
– L'astéroïde qui a abîmé notre planète il y a très longtemps de cela, a détruit tous nos véhicules spatiaux ultra modernes mais il n'a pas fait disparaître le savoir et les connaissances de nos lointains ancêtres.


Gorane déchira en deux morceaux le dossier et les plaqua contre le torse de Kal.
– C'est NOUS qui sommes parvenus à construire une nouvelle fusée et c'est NOUS qui allons remplacer nos deux astronautes par des robonauts.
Kal crut avoir mal entendu.
– Des quoi ? De quoi tu parles, Gorane, je décroche complètement ?
– Ce sont des robots d'une grande intelligence, capables de se substituer aux humains. Ils n'auront aucun mal à remplir cette mission et, si le lanceur Arés reste ensablé sur ce fichu rocher, ils appuieront sur le bouton et le feront exploser et eux avec. Ainsi, nous aurons sauvé notre planète et tous ses habitants et tant pis pour mes robots, je n'aurai plus qu'à en fabriquer d'autres.
Interloqué, Kal ouvrait la bouche pour questionner Gorane quand, soudain, des souvenirs lui revinrent en mémoire. Au cours des dernières visites qu'il avait rendues à son ami, dans son bunker, il avait aperçu des pièces détachées dans son laboratoire. Et aussi des caméras miniatures et même des mains avec des doigts presque humains.
Il poussa un cri de soulagement :
– Ce ramassis de puces électroniques, de rouages et de ressorts qui couvraient le sol de ton labo, tu t'amusais à inventer des robonauts ? Moi qui croyais que ces bouts de ferraille devaient servir à rajeunir le vieux robot de ton fils. Je regrette que tu ne m'aies pas mis dans la confidence. Hé ! Mais oui ! Pourquoi tu ne m'as pas mis dans la confidence, je suis ton meilleur ami, non ?
– Ne m'en veux pas, Kal, en fait j'espérais ne pas avoir besoin de ces nouveaux robots. D'ailleurs, je ne les ai pas encore activés. Pour l'instant, toi et moi allons d'abord procéder à des aménagements sur le lanceur Arés, cela va nous occuper pas mal de temps.
Kal n'en doutait pas. Les prochaines trente-six heures allaient leur sembler longues et fatigantes.
– J'espère que tu as pensé à adapter les doigts de tes robonauts aux touches du tableau de bord ? La moindre erreur pourrait leur être fatale et à nous aussi, par la même occasion.
– J'ai tout prévu, ne t'inquiète pas ! Il y a longtemps que j'y travaille, mon fils m'a souvent apporté son aide. Ses « petits frères » comme il les nommait, l'amusaient énormément. Il leur a même donné des noms.
Kal fit une grimace.
– Je ne suis pas étonné d'apprendre que Channe est aussi bizarre que toi, Gorane. Après tout : tel père, tel fils. Tu veux mon téléphone pour prévenir Lommer et Grant que leur mission est annulée ou tu me laisses m'en charger ?
– Nous les informerons dès que nous serons dans la salle de contrôle.
– Comme tu veux. (Les deux hommes prirent place dans le glisseur.) Dis donc, sacré cachottier, concernant les « petits frères » de ton fils... ne me refais plus jamais un coup comme ça.
Manoeuvré par Kal, le glisseur prit la direction du bâtiment du Centre spatial. Une énorme quantité de travail les attendait.

Prochain épisode le 2 janvier 2019 : Oti change de peau

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