Ce matin-là, Channe s'ennuyait. Une heure plus tôt, il s'était lancé
à la recherche de son robot pour pouvoir jouer avec lui et il avait
parcouru toutes les pièces du bunker. Dans sa chambre, il s'était jeté
à plat ventre et avait regardé sous le lit et même sous le tapis. Oti
était un robot tellement malicieux ! Mais Oti était demeuré introuvable.
Alors pour passer le temps, accoudé à la fenêtre, le menton reposant
sur ses doigts croisés et le nez écrasé contre l'épaisse vitre du
bunker, Channe contemplait les bâtiments informes qui constituaient sa
cité. Ils étaient tous identiques : rectangulaires, grisâtres et très
laids. Un jour, alors qu'il n'était encore qu'un petit garçon, son père
lui avait expliqué qu'ils avaient été construits à la hâte, il y a très
longtemps de cela, parce que le grand Hiver arrivait et que les gens
devaient pouvoir s'abriter s'ils espéraient survivre.
– Les bunkers avaient été peints dans un joli vert émeraude qui
rappelait le feuillage des arbres, avait raconté Gorane. Au fil du
temps, les tempêtes de poussière sont parvenues à effacer ces couleurs.
Mais, rassure-toi, Channe, un jour viendra où il n'y aura plus de
tempêtes. Nous laisserons ces bunkers derrière nous pour construire des
maisons et les arbres pousseront et reverdiront à nouveau. Alors notre
Terre redeviendra aussi belle qu'avant le Grand Hiver.
Etonné par un mot, Channe avait regardé son père et lui avait demandé :
– C'est quoi « les arbres » ?
Gorane n'avait pas su quoi répondre à son jeune fils.
Pour se distraire, Channe décida de s'intéresser aux glisseurs qui
allaient et venaient entre les rangées de bunkers, dans un sens ou dans
un autre, toujours avec la même monotonie. Il se mit à dénombrer le
nombre d'occupants assis à l'intérieur de ces véhicules glissant à deux
mètres du sol.
Deux personnes... Ah, en voilà trois dans le
même glisseur. Un seul ? Oh, le malheureux, il doit s'ennuyer à mourir
comme moi en ce moment.
Le jeune garçon poussa un lourd soupir et leva les yeux vers le ciel
tout en sachant qu'il n'y trouverait aucun plaisir : il était gris,
affreusement gris, mis à part cette lueur qui s'efforçait de percer la
grisaille. Aujourd'hui, elle paraissait plus lumineuse que les autres
jours, peut-être un peu plus blanche.
– C'est notre soleil, lui avait expliqué Gorane. Un jour, nous le
verrons briller aussi fort qu'auparavant.
Puis d'une main il avait ébouriffé les cheveux de son fils et Channe
s'était senti confiant ; ce que son père disait finirait par se
réaliser.
Le jeune garçon se souvint de l'histoire que sa mère lui contait le
soir avant qu'il ne s'endorme. Elle débutait ainsi :
« Il était une fois une planète où
poussaient des arbres peuplés d'oiseaux, et des fleurs aux couleurs
éclatantes qui embaumaient l'air de mille parfums. Les rivières, les
océans, le ciel avaient tous la même teinte, c'est pourquoi on
l'appelait joliment la planète bleue. C'était un vrai paradis pour les
Terriens. Hélas, un jour...»
Elle n'en disait pas davantage : le petit Channe
s'était endormi. Les boucles rousses de sa mère, ses grands yeux verts,
l'enfant ne pouvait les oublier ; il lui ressemblait tant. Un accident
l'avait privé de sa présence et de sa tendresse alors qu'il n'avait que
trois ans. Parfois, lorsque son absence lui pesait trop, il fermait les
yeux pour s'imaginer qu'elle le serrait dans ses bras et il croyait
encore sentir son parfum léger.
La fin de l'histoire c'est son père qui la lui avait racontée des
années plus tard :
« Un jour, un astéroïde a surgi du fin fond de l'univers. Il a frôlé
la planète bleue et soulevé un gigantesque nuage de poussière qui a
avalé le soleil. C'est alors que le Grand Hiver a commencé. La nature
s'est endormie d'un profond sommeil et beaucoup d'animaux ont disparu à
tout jamais. »
Le bruit d'une porte qu'on ouvre à la volée tira le jeune garçon de sa
rêverie.
– Channe ! J'ai trouvé les vieilles choses !
Viens vite !
Channe se retourna et découvrit Oti, son robot, couvert de toiles et
d'araignées qui gigotaient, mécontentes, au bout de leur fil.
Quelques jours plus tôt, Channe avait expliqué à
Oti qu'au moment de la construction des bunkers, une pièce renforcée
avait été prévue où l'on pouvait s'abriter durant les terribles
tempêtes qui s'abattaient sur la cité et qui, parfois, parvenaient à
briser des bunkers. Les années passant, les tempêtes avaient perdu de
leur force et les humains avaient fini par croire que ces endroits
mystérieux n'avaient jamais existé.
– C'est vrai. Comment savoir s'ils ont existé ? avait demandé Channe.
– Il suffit de se procurer le plan du bunker et voilà ! avait répondu
Oti et, pour lui, cela semblait si simple.
Channe avait secoué la tête pour dire « non ».
– Mon père dit qu'il n'en existe plus aucun exemplaire, personne n'a
jamais songé à conserver les plans en papier. Et ceux que contenaient
les vieux ordinateurs ont disparu quand on a détruit ces vieilles
machines toutes rouillées.
Griiikkkk ! Le cerveau d'Oti fit entendre des
grincements, preuve qu'il réfléchissait.
– Je vais parcourir le bunker et relever toutes
ces dimensions en longueur, en largeur et en hauteur. Ensuite je
prendrai les mesures de chaque pièce et je les noterai sur un grand
papier. Quand je verrai apparaître une zone d'ombre alors je saurai que
c'est l'endroit que l'on cherche.
Décidément Oti ne manquait pas d'idées alors Channe l'avait laissé se
lancer dans ses recherches même s'il les croyait inutiles.
Channe s'approcha pour regarder, de plus près, ces petites choses
étranges accrochées à son robot. Il prit une araignée au creux de sa
main.
– C'est quoi ? Ça n'arrête pas de gigoter.
– Je ne sais pas. Elles ont l'air amusantes mais elles ne parlent pas.
Ou bien je ne comprends pas leur langue.
Oti se secoua et les araignées tombèrent sur le sol. Le robot tendit un
doigt vers elles.
– Soyez très sages jusqu'à notre retour.
Oti entraîna Channe à sa suite, lui faisant
parcourir un labyrinthe de couloirs étroits.
– Il y a tellement longtemps que les bunkers
existent, expliqua le robot, qu'on a oublié à quoi servaient les portes.
– A entrer dans une pièce, Oti ! C'est évident.
– Je suis d'accord, Channe, mais si tu comptes le nombre de pièces et
ensuite le nombre de portes, tu verras qu'il y a une porte de trop.
Et tout en continuant à avancer, Oti donnait le nom de chaque pièce :
la chambre de ton père, la tienne... qui est aussi la mienne, la
retraite des hiboux où tu entasses tes jeux, la cuisinette où tu avales
des pilules de toutes les couleurs quand tu as faim...
Oti poursuivit son décompte... : et voilà la
serre où poussent le vert, le rose, le rouge, etc... Nous en sommes à
onze portes. Et au bout du couloir, dans ce recoin...
Le robot s'arrêta devant un mur, l'effleura de
sa main métallique et dit :
– C'est la douzième ! Voici l'entrée de l'endroit mystérieux.
Channe regarda le mur fendu par des lézardes, puis son robot qui
semblait si fier de sa découverte.
– Voyons, Oti, c'est juste un mur un peu abîmé.
– Non, non, non, fit le robot qui posa ses deux mains sur le pan de mur
lézardé : Regarde bien !
Et il poussa fort, si fort que le mur recula, puis glissa sur un petit
rail pour disparaître derrière le mur. Oti appuya sur un bouton et une
grosse lampe ronde s'alluma au plafond.
– Nous sommes arrivés !
Channe entra dans une pièce aux murs couverts de jolies peintures à
demi
effacées et remplie de choses très différentes. Il écarquilla les yeux.
Ce lieu était tellement bizarre !
Oti l'avait suivi. Il montra une fente dans un mur et expliqua :
– Les
bestioles que j'ai trouvées respirent grâce à l'air qui passent entre
les lézardes. Par contre, je ne sais pas de quoi elles se nourrissent,
elles ne sont pas bavardes.
Channe entreprit de faire le tour de la
pièce en regardant chaque objet en détails. Il découvrit quatre sacs de
couchage, une réserve de nourriture avec des bouteilles d'eau à moitié
vides, des boîtes de conserves rouillées et un peu de vaisselle.
L'ensemble avait dû être utile pour patienter dans cet abri durant les
jours où se produisaient les fortes tempêtes extérieures.
Channe n'en
croyait pas ses yeux. Tout comme son père, il pensait que ces «
endroits mystérieux » n'étaient pas réels et Oti venait de lui
démontrer le contraire.
– Comment as-tu deviné ?
– J'ai fait des calculs, je les ai vérifiés et
j'ai compris qu'il devait y avoir un accès quelque part, une brèche,
une porte cachée dans l'ombre et qu'il suffisait de la trouver. C'était
très simple, non ?
Channe savait comment faire plaisir à son robot. Il fallait le
complimenter :
– Je te félicite, Oti, tu es vraiment extraordinaire.
– Merci, je le savais déjà, répondit le robot qui ajouta : Et
maintenant si on ouvrait la vieille chose en bois ?
Il attrapa deux
bouts d'une vaste couverture et, tirant dessus, il fit apparaître un
énorme coffre en bois décoré de larges ferrures d'argent.
La première fois qu'il était entré dans la pièce oubliée, Oti avait
soulevé la couverture et aperçu le grand coffre qui l'avait aussitôt
intrigué. Jusqu'à ce jour, il n'en avait vu qu'un seul et il se
trouvait dans le laboratoire de Maître Gorane avec interdiction
formelle d'y toucher.
– La clé est dans la serrure, Oti, il suffit de la tourner...
Channe fit le geste...
– Et maintenant aide-moi à soulever le couvercle. Il est si lourd !
Le coffre ouvert, Channe et Oti découvrirent qu'il était plein à
ras-bord d'objets divers comme tous deux n'en avaient jamais vus.
– Cela doit provenir des temps anciens, Oti, ceux d'avant le Grand
Hiver.
Channe et Oti sortirent des livres aux
pages de papier jaunies par les ans ; elles portaient des illustrations
aux couleurs un peu effacées. Des coffrets plastifiés renfermaient des
« photos », c'était encore inscrit sur leurs étiquettes. Channe en prit
une poignée et se souvint des rares photos que son père lui avait
montré lorsqu'il était petit enfant ; elles étaient restées gravées
dans sa mémoire. Oti se haussa sur la pointe des pieds pour regarder
par-dessus son épaule.
– Griiikkkk ! On voit des gens dans des bunkers
carrés en carton et leurs glisseurs ont des roues. C'est ridicule !
– Non, Oti, ce sont des images du temps passé. Les gens vivaient dans
des maisons bâties avec des pierres et, pour se déplacer, ils
utilisaient des « autos » qui roulaient sur le sol grâce à des roues de
caoutchouc. Quand le Grand Hiver est arrivé, notre monde s'en est
trouvé bouleversé. Les bunkers ont été construits à cause du froid et
des tempêtes de poussière et le sol était si abîmé que les glisseurs
ont été inventés.
Channe reposa les vieilles photos et continua à chercher dans le
coffre. Il y avait des vêtements faits de tissu très léger, un jeu de
raquettes rondes et des balles blanches, Oti se demanda à quoi tout
cela avait pu servir et il préféra prendre un livre portant des animaux
sur sa couverture.
– Hé, ce sont les bestioles que j'ai ramené dans ta chambre. Elles
portent le nom de « araignée » et elles ont huit pattes. (Le robot
compta ses bras et ses jambes.) Quatre c'est suffisant, sinon cela fait
beaucoup trop de jambes pour marcher.
Il ouvrit le livre et poussa un cri de surprise :
– Griiikkk ! Ce ballon blanc à quatre pattes est aussi une bestiole ?
– C'est un chat, Oti. Les humains trouvaient amusant d'avoir un chat
dans leur maison.
– Pourquoi, il racontait des blagues ?
– Non, il était incapable de parler, sauf pour dire « miaou ».
Il y eut un léger grincement émis par la mémoire
du robot qui recherchait « miaou » dans ses données sans parvenir à
trouver de réponse. La page suivante montrait une sorte de très gros
chat marron, qui portait un large collier de cuir autour de son cou.
– Griiikkk ! Encore un chat miaou ?
Un sourire éclaira le visage de Channe.
– Non, Oti. Un chien, et il faisait « Ouah ouah
».
– Et il racontait des blagues ?
Channe éclata de rire :
– Non, Oti, mais si tu lui jetais une chaussure, il te la rapportait.
– Rapporter une chaussure ? répéta Oti et son cerveau électronique se
mit à grésiller : A quoi servaient ces affreuses choses ?
– Ils partageaient notre vie, un peu comme les araignées que tu as
trouvées. Ils ont disparu à cause du Grand Hiver et les humains ont
construit des robots pour les remplacer.
– Et depuis les robots sont les meilleurs amis des humains ! ajouta Oti
et ses yeux étincelèrent.
– Oui, tu as raison. Mon père t'a créé quand j'avais trois ans, il ne
voulait pas que je sois seul quand maman nous a quittés pour toujours.
Oti resta silencieux – ce qui ne lui arrivait pas souvent – mais le mot
« maman » était enregistrée dans sa mémoire et il ne fallait pas le
prononcer devant Channe pour ne pas le rendre : triste, peiné,
malheureux. Oti se souvenait avoir vu Channe pleurer des larmes d'eau
devant un portrait de sa mère et, ce jour-là, le chagrin de l'enfant
avait failli briser son cœur de robot.
Délaissant le livre, Oti se pencha pour se saisir d'un cochon rose de
porcelaine mais, alors qu'il se relevait, un craquement se fit entendre
et le robot s'immobilisa, à demi plongé dans le coffre.
– Channe, à l'aide ! Je ne peux plus bouger.
Le jeune garçon sortit de sa poche une burette d'huile et fit couler
quelques gouttes dans les articulations du robot.
– Tu rouilles de plus en plus, Oti. Si mon père te voyait à cet
instant, il te jetterait aussitôt dans la poubelle du recyclage.
Oti se redressa, soulagé de retrouver sa liberté de mouvement.
– Maître Gorane ne cesse de répéter qu'il est temps de me remplacer
mais c'est impossible parce que Oti et Channe sont in-sé-pa-rables !
Channe acquiesça : Oui, tu as raison, Oti. Je te propose de laisser ces
vieilles choses et de nous occuper des araignées qui sont toujours dans
notre chambre. Nous pourrions les installer dans la serre, elles y
seraient plus heureuses.
– Tu en es sûr, Channe ?
Le jeune garçon et son robot quittèrent la pièce et refermèrent la
douzième porte. Oti insista :
– Elles vivent depuis longtemps dans l'endroit
mystérieux. Peut-être qu'elles ne seront pas d'accord pour déménager ?
Les deux amis inséparables prirent la direction
de la
chambre de Channe et, tout en marchant, ils discutaient :
– Je n'aime pas le mot « araignée ». Si on les
nommait : Octopattes ? Oui, Octopattes, c'est plus joli. Tu es
d'accord, Channe ?
– Oui, Oti. Je suis toujours d'accord avec toi.
Prochain épisode le 15 décembre : les
Surveilleurs donnent
l'alerte