Enfin, les résultats du concours étaient arrivés ! Maxence regardait
fixement
l'écran du minitel où il pouvait lire ceci : tapez votre numéro de
candidat et appuyez
sur "envoi". Il restait là, la main en l'air, comme pétrifié.
L'angoisse
était trop forte !
Une poigne d'acier lui broyait la nuque et lui retournait l'estomac, il
suait à grosses gouttes...
Jamais encore il ne s'était senti aussi mal !
– Ça ne sert à rien d'attendre comme ça ! lui dit sa femme qui, non
loin de là, se tenait assise
sur le canapé. Qu'est-ce que tu as à perdre ? De toute façon, tu es
admis ou refusé ! Alors, autant savoir à quoi s'en tenir !
Bien sûr, elle avait raison... N'empêche qu'il ne parvenait pas à se
défaire
de cet étau de glace et de feu qui le paralysait. Enfin, après avoir
respiré un bon coup, il trouva la force d'appuyer sur "envoi". Il ferma
les yeux de peur de voir s'afficher "REFUSÉ"...
Ce concours, c'était sa dernière chance de
commencer une
vie nouvelle. A quarante-deux ans, il était plus que temps ! Il avait
repris ses études
tout en travaillant comme professeur auxiliaire, ou plutôt "maître
auxiliaire", dans le
jargon de l'Education Nationale. Après quatorze années de galère, il
n'avait plus d'autre chance
d'être titularisé. Il repensa à cette année passée à se rendre à
l'I.U.F.M. de Beauvois, à se taper trois heures de route cinq jours sur
sept, à se lever aux aurores pour être sur
place à huit heures !
Ce n'est que très lentement qu'il ouvrit les
yeux... Deux
mots s'affichaient sur l'écran dont la clarté tremblante faisait penser
à une apparition
fantomatique : "candidat inconnu". Il se frotta les yeux... "candidat
inconnu" ! Ce n'était pas
possible... Ce concours, il l'avait bien passé tout de même ! Bon,
c'était mieux que "refusé"...
Enfin... en apparence seulement, car ces deux
mots n'avaient pour lui aucun sens !
– Je ne comprends pas ! Ça affiche "candidat inconnu" ! Ça alors, c'est
incompréhensible ! s'exclama-t-il à l'intention de sa femme. N'obtenant
pas de réponse, il se retourna... Elle n'était plus là.
Pourtant, il ne l'avait pas entendue se lever. Une désagréable
sensation de vide et d'abandon vint se
surajouter à l'angoisse qui le submergeait.
– Enfin, où es-tu passée ? hurla-t-il. Chantal ! Chantal !... Mais
personne ne lui répondit.
Il se leva, en proie à un tremblement frénétique,
alla voir dans la salle à manger, inspecta toutes les pièces...
Personne !... Même la chambre de son fils était vide. Pourtant, il
était sûr
de l'avoir vu en train de lire, affalé sur son lit, quelques minutes
auparavant !
– Où êtes-vous passés ?
Sa voix, étranglée par l'émotion, résonnait
bizarrement dans l'appartement désert.
Il
revint s'asseoir devant le minitel dont l'oeil livide semblait le
narguer.
La même inscription s'affichait toujours,
intangible : "candidat inconnu".
– J'ai dû me tromper en tapant mon numéro, se dit-il, et il le retapa
en vérifiant chiffre par chiffre à nouveau sur "envoi". Les mêmes mots
réapparurent,
accompagnés de la recommandation suivante : "Veuillez vous renseigner
auprès
de votre centre d'examen".
– Alors ce sont eux qui ont faire une erreur ! Ce n'est pas possible
autrement !
soupira-t-il avec accablement.
Il empoigna le téléphone et composa le numéro du
rectorat ; une voix d'homme se fit entendre, il exposa sa situation.
– Ce doit être en effet une erreur, répondit la voix. Veuillez
m'indiquer
votre nom et votre numéro de candidat.
Maxence s'exécuta. Il y eut un silence qui lui
parut durer
une éternité.
– Désolé, mais vous ne faites pas partie des candidats qui se sont
présentés à ce concours,
reprit son interlocuteur.
– Mais, monsieur, ce n'est pas possible !... Puisque je vous dis que je
l'ai passé il y a deux
semaines jour pour jour. Je m'appelle Maxence Legrand et je suis maître
auxiliaire au lycée Belfont
de Noyon !
– Je connais votre nom puisque vous me l'avez déjà donné ! Attendez...
Je vais vérifier sur notre listing des M.A.
De nouveau le silence retomba. Maxence s'était
affaissé sur sa chaise, ses mains
étaient secouées d'un spasme nerveux et la blancheur de son teint
virait au vert cadavérique.
– Nous n'avons pas de maître auxiliaire du nom de Legrand ! Si c'est
une plaisanterie, elle est de mauvais
goût. Vous me faites perdre mon temps, mon cher monsieur !
Le ton était péremptoire et Maxence jugea bon de
ne pas insister... Il rappellerait
plus tard. Il se sentit tout à coup très fatigué et demeura quelques
instants sans bouger, en proie
à l'hébètement.
– Ah, ben ça ! Ah, ben ça, balbutiait-il, le regard vide et la bouche
tordue par un rictus atroce, ça c'est la meilleure ! Voilà que je ne
suis même plus M.A. ! Mais c'est à
devenir fou !
Ce concours, il l'avait bien passé tout de même !... Il revoyait
encore le visage de l'examinateur, un barbu qui semblait
satisfait de la séquence qu'il avait présentée. Cela avait eu lieu deux
semaines auparavant. Ou alors, c'était peut-être l'année
précédente. Sa nuque était désormais dure comme du bois. Le doute
commença à s'insinuer dans son esprit.
La sueur lui inondait tout le corps. Il éprouva le besoin urgent de
parler à une personne amie ; il composa le numéro de sa mère et,
soulagé d'entendre cette voix
familière, se lança dans une explication frénétique de ce qui lui
arrivait.
– Mais, qui êtes-vous, monsieur ? lui demanda celle qu'il croyait être
sa mère.
– Mais enfin, je suis Maxence ! Ton fils ! Tu ne me reconnais pas ?
Embarrassée, son interlocutrice finit par dire :
– Excusez-moi, mais je n'ai pas de fils qui s'appelle Maxence. J'ai
bien deux fils, Georges et Jean-Claude, mais en aucun cas de Maxence !
Vous devez faire erreur !
– Vous êtes bien madame Georgette Legrand, habitant 7 Grand-Place à
Loison-sur-Créquoise dans
le Pas-de-Calais ?
– Oui, c'est exact, mais je vous assure que je ne vous connais pas !
Visiblement contrariée, la vieille femme
raccrocha.
– C'est dingue ! Complètement dingue ! Ils se sont tous ligués contre
moi !
hurla-t-il en se levant d'un bond comme mû par un ressort.
Les pensées se mélangeaient dans son cerveau
chauffé à blanc, il
allait et venait, faisant les cent pas en appelant sa femme et son
fils, mais seul
le silence lui répondit.
– Je veux en avoir le coeur net ! s'exclama-t-il. Je vais aller voir
madame Godefroy !
Elisabeth Godefroy était Conseillère Principale
d'Education
au lycée Belfont et habitait l'appartement de fonction voisin. Maxence
sonna, on ouvrit et madame Godefroy apparut dans l'embrasure de la
porte.
– Vous n'imaginerez jamais ce qui m'arrive, dit-il d'une voix
chevrotante. Figurez-vous
que j'ai passé un concours il y a deux semaines et on me dit que je
suis inconnu !... Je ne figure même plus sur la liste des M.A. de
l'académie ! Mieux encore !.. Ma mère, elle-même, m'affirme que je ne
suis pas son fils ! C'est une histoire de fous !
– Monsieur, mais je ne vous connais pas non plus. Que faites-vous ici ?
Comment êtes-vous entré ?
– Ecoutez, cessez de plaisanter ! Je ne trouve pas ça drôle !
– Mais je vous assure que je ne vous ai jamais vu ! Qu'est-ce que c'est
que cette histoire ?
– Je suis Maxence, Maxence Legrand, le mari de Chantal Legrand qui est
infirmière ici et qui habite juste à côté...
Mon fils s'appelle Manu...
– Cela fait trois ans que cet appartement est vide et nous n'avons
qu'une infirmière, madame Delanel... Enfin, vous vous moquez...
Laissez-moi tranquille !... D'ailleurs j'appelle tout de suite le
concierge ! Non mais, ça va pas ?
Et sur ce, la C.P.E. claqua la porte.
Maxence sentit sa raison chavirer ; il sortit
dans la cour, cherchant en vain
quelque chose à quoi se raccrocher. Ah oui, Jean-Pierre ! Son ami
Jean-Pierre qu'il connaissait
depuis vingt ans saurait bien trouver le fin mot de cette histoire !
Il rentra en hâte et composa le numéro. Par
chance, Jean-Pierre était
chez lui. Il raconta sa mésaventure en la ponctuant de ricanements
nerveux.
– Vraiment, ils sont très forts ! Ils se sont tous mis d'accord pour me
jouer ce sale
tour ! Comment ont-ils fait, à ton avis ?
A l'autre bout du fil, Jean-Pierre répondit sur
un ton hésitant :
– Monsieur, je ne vous connais pas moi non plus et je vous assure que
je ne fais partie d'aucun
conspiration ! D'ailleurs, comment avez-vous eu mon numéro ? Vous avez
dû le relever
au hasard dans l'annuaire !
– Mais enfin, tu ne te rappelles pas ? L'Ecole Normale d'Arras,
1974-1976 ? C'est là qu'on s'est connus.
– J'ai effectivement fréquenté l'Ecole Normale d'Arras à cette époque,
mais je vous affirme
que je ne vous connais !
Et il raccrocha.
– Ça alors ! Ça alors ! répétait Maxence mécaniquement.
Après être resté prostré durant quelques minutes, il se leva et se mit à errer dans l'appartement qui lui parut soudain étranger. A vrai dire, il se demandait ce qu'il faisait là. En passant devant le miroir qui se trouvait dans le vestibule, il eut la désagréable surprise de constater que celui-ci ne lui renvoyait aucune image. Alors, il s'assit par terre, la tête dans les mains, faisant face à la nuit dont les ténèbres épaisses surgissaient par vagues du plus profond de son esprit.
Nouvelle parue dans "Portique", revue de
création poétique,
littéraire et artistique, membre de l'Union des Poètes francophones.
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