Jeanne referma la porte d'entrée et trottina
jusqu'à la cuisine pour poser son cabas sur la petite table
blanche. Elle ôta son manteau et son foulard, puis sortit du
sac la tranche de jambon emballée dans du papier rose, les
trois tomates, la plaquette de beurre et le pain de mie. Tandis qu'elle
refermait la porte du réfrigérateur, un
léger sourire éclaira son visage ridé.
La jeune caissière de l'épicerie lui avait
adressé un « bonjour, madame Jeanne »
qui lui avait fait chaud au cœur. Elle l'avait aussi
saluée de la main quand la vieille dame s'en
était allée.
Jeanne écarta le brise-bise en dentelle et regarda par la
fenêtre de son logement au premier étage. La cour
de l'école primaire, juste en face de l'immeuble en briques
rouges, était déserte. La vieille dame
interrogea, du regard, la grosse pendule trônant sur la
commode : onze heures trente, l'heure de sortie des écoliers
tous les jours de la semaine, sauf... le mercredi.
La poitrine de Jeanne se souleva pour exhaler un lourd soupir. Tant
pis. La vieille dame ne verrait pas les enfants s'égailler
sur les trottoirs et Mathieu, le fils des Legrand – au
troisième étage – ne traverserait pas
la rue pour s'engouffrer dans l'immeuble. Jeanne aimait l'entendre
monter les marches en courant ; cette cavalcade lui tirait souvent un
gloussement. Quelle vivacité à cet âge !
Jeanne alla coller son oreille contre la porte d'entrée :
rien, pas un bruit, aucun son ; il n'y avait personne dans l'escalier.
Et ce matin, le facteur n'avait rien glissé dans la
boîte à lettres. Pourtant, Jeanne
espérait un mot de ses enfants mais ils devaient
être trop occupés et manquer de temps.
La vieille dame s'installa dans son fauteuil, devant le
téléviseur allumé dont elle avait
coupé le son puisque le présentateur ne lui
répondait jamais. Dans un silence, seulement
troublé par le tic-tac de la pendule, le
téléphone à portée de main
sur le guéridon, son attente commença. Ses
enfants allaient lui donner de leurs nouvelles, lui
détailler la vie quotidienne des petits-enfants qui
grandissaient si vite. Jeanne le sentait au plus profond
d'elle-même : ils appelleraient aujourd'hui.
Les aiguilles firent le tour de la pendule, marquant l'une
après l'autre les heures qui s'écoulaient.
Dehors, le soleil descendait à l'horizon, laissant la
pénombre envahir le logement de Jeanne ; dans
l'évier de la cuisine, deux assiettes sales avaient
été empilées. Et le
téléphone ne sonnait pas.
Jeanne quitta le fauteuil. Elle alluma le plafonnier, ferma les volets
de la salle à manger et, avant de partir se coucher, eut un
dernier regard pour le téléphone toujours muet.
« Ce sera pour demain et j'entendrai la voix de Pierre ou de
Sophie me raconter leur vie. Demain, demain, ils m'appelleront.
»
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