LA VIEILLE DAME

                           par Claude Jégo

Jeanne referma la porte d'entrée et trottina jusqu'à la cuisine pour poser son cabas sur la petite table blanche. Elle ôta son manteau et son foulard, puis sortit du sac la tranche de jambon emballée dans du papier rose, les trois tomates, la plaquette de beurre et le pain de mie. Tandis qu'elle refermait la porte du réfrigérateur, un léger sourire éclaira son visage ridé.
La jeune caissière de l'épicerie lui avait adressé un « bonjour, madame Jeanne » qui lui avait fait chaud au cœur. Elle l'avait aussi saluée de la main quand la vieille dame s'en était allée.
Jeanne écarta le brise-bise en dentelle et regarda par la fenêtre de son logement au premier étage. La cour de l'école primaire, juste en face de l'immeuble en briques rouges, était déserte. La vieille dame interrogea, du regard, la grosse pendule trônant sur la commode : onze heures trente, l'heure de sortie des écoliers tous les jours de la semaine, sauf... le mercredi.
La poitrine de Jeanne se souleva pour exhaler un lourd soupir. Tant pis. La vieille dame ne verrait pas les enfants s'égailler sur les trottoirs et Mathieu, le fils des Legrand – au troisième étage – ne traverserait pas la rue pour s'engouffrer dans l'immeuble. Jeanne aimait l'entendre monter les marches en courant ; cette cavalcade lui tirait souvent un gloussement. Quelle vivacité à cet âge !
Jeanne alla coller son oreille contre la porte d'entrée : rien, pas un bruit, aucun son ; il n'y avait personne dans l'escalier. Et ce matin, le facteur n'avait rien glissé dans la boîte à lettres. Pourtant, Jeanne espérait un mot de ses enfants mais ils devaient être trop occupés et manquer de temps.
La vieille dame s'installa dans son fauteuil, devant le téléviseur allumé dont elle avait coupé le son puisque le présentateur ne lui répondait jamais. Dans un silence, seulement troublé par le tic-tac de la pendule, le téléphone à portée de main sur le guéridon, son attente commença. Ses enfants allaient lui donner de leurs nouvelles, lui détailler la vie quotidienne des petits-enfants qui grandissaient si vite. Jeanne le sentait au plus profond d'elle-même : ils appelleraient aujourd'hui.
Les aiguilles firent le tour de la pendule, marquant l'une après l'autre les heures qui s'écoulaient. Dehors, le soleil descendait à l'horizon, laissant la pénombre envahir le logement de Jeanne ; dans l'évier de la cuisine, deux assiettes sales avaient été empilées. Et le téléphone ne sonnait pas.
Jeanne quitta le fauteuil. Elle alluma le plafonnier, ferma les volets de la salle à manger et, avant de partir se coucher, eut un dernier regard pour le téléphone toujours muet.
« Ce sera pour demain et j'entendrai la voix de Pierre ou de Sophie me raconter leur vie. Demain, demain, ils m'appelleront. »



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