Au premier abord, on pouvait croire qu'il s'agissait d'une
journée comme les autres qui débutait dans le petit village de
Bouzignac. La forêt
retentissait joliment du chant des oiseaux, les écureuils couraient sur
les branches et les lapins bondissaient dans les hautes herbes. Bref !
tout bougeait, sautillait, gambadait.
Au pied d'un magnifique chêne, dans l'herbe tendre,
quatre enfants se tenaient assis.
Clément, Lison, Amandine et Kevin étaient des amis inséparables et le
bel arbre
leur servait de lieu de rendez-vous. Aujourd'hui s'ils s'étaient
réunis, en ce bel après-midi, au lieu d'aller jouer au ballon ou
cueillir des mûres, c'était à cause d'une chose exceptionnelle que leur
amie Amandine devait leur annoncer. Elle avait même précisé : une chose
terrible ! Et ses
camarades attendaient en silence, le visage grave.
La petite fille prit une profonde inspiration et
commença :
– Mamie Jeannette a dit à la charcutière… (les enfants retinrent leur
souffle.)…qu'elle s'ennuyait !
La nouvelle fit littéralement l'effet d'une
bombe.
Lison ouvrit la bouche mais pas un son ne
sortit, elle ne trouvait plus ses mots.
Kevin comprit à cet instant le sens de cette
expression que son père aimait utiliser : les bras m'en tombent. Le
jeune garçon regarda avec inquiétude ses bras de crainte qu'ils ne se
détachent de son corps et ne s'écrasent lamentablement sur le sol.
Elle s'ennuie ! Elle s'ennuie !
se répétait Clément et il ne parvenait pas à comprendre comme une telle
chose pouvait
arriver.
Il devait terminer la
maquette d'avion qu'il avait eu à son dernier anniversaire, finir de
lire
"l'Ile au trésor" de Stevenson, un livre rempli à ras-bord de
pages ! Et puis
il fallait aussi qu'il range sa chambre… même si ça pouvait attendre
encore un mois ou
deux. Et les devoirs à faire, et les leçons à apprendre ! Clément avait
déjà tenté
d'expliquer à ses parents qu'il perdait son temps à l'école
mais ceux-ci n'avaient rien voulu savoir. Hélas !
Et voilà que mamie Jeannette s'ennuyait ! C'était impensable,
incroyable et même franchement impossible.
Amandine savoura le choc que ses paroles avaient
provoqué puis elle ajouta, avec conviction :
– Nous devons agir ! Et sans attendre car il y a urgence.
Et ses trois amis hochèrent la tête. " Oui.
C'est certain : il fallait agir. "
Jeanne Crêpon, surnommée affectueusement
mamie Jeannette par les habitants du village, était une personne d'âge
mûre, veuve depuis un certain temps, et qui vivait seule dans sa jolie
maison à la façade rose foncée et aux volets blancs. En réalité
deux poissons
rouges dans leur gros bocal rond et un canari tout jaune dans sa grande
cage
doré lui tenaient compagnie. Elle cultivait aussi son petit jardin où
elle
faisait pousser des fraises, des tomates et des salades et cela lui
prenait
une bonne partie de ses journées. Du moins, c'est ce que tout le monde
croyait.
Dans un village qui ne comptait
que trois cent quinze âmes, tout le monde se connaissait et l'aveu de
mamie Jeannette dans le magasin de la charcutière, devant deux clientes
à la langue bien pendue, avait rapidement fait le tour des
maisonnettes. Sans en oublier une seule.
– Cette pauvre Jeanne ! avait soupiré la boulangère en racontant à la
postière ce que la charcutière lui avait confié par l'intermédiaire de
la femme du maire. Quand elle a dit qu'elle s'ennuyait, j'en ai eu les
larmes aux yeux.
Et les braves commères avaient sorti leur
mouchoir pour s'essuyer le coin de l'œil.
Il faisait nuit, le village dormait, et
seuls quelques réverbères donnaient un semblant de vie aux ruelles en
éclairant les pavés de leur faible lueur. Tout était silencieux.
Il approchait onze heures quand quatre enfants entrouvrirent, sans
faire de bruit, les volets de leur chambre. Ils escaladèrent le bord de
la fenêtre pour sortir de leur maison, refermèrent soigneusement les
volets, et se hâtèrent de gagner, en courant, le lieu de rendez-vous
qui se trouvait être leur chêne habituel.
– Personne ne manque à l'appel ? demanda Clément.
– Pourquoi veux-tu faire l'appel ? s'étonna Kevin. On n'est pas à
l'école.
– C'était pour savoir si vous étiez tous là, expliqua Clément.
– Ben, tu le vois bien ! répondit Kevin en ouvrant de grands yeux
étonnés. Tu ne sais plus compter jusqu'à quatre ?
Clément poussa un soupir et préféra abandonner.
Il se tourna vers les filles.
– Vous avez fait le nécessaire comme je vous l'avais demandé ?
demanda-il.
– Oui, répondit Lison. Mamie Jeannette laisse toujours ses clés sous le
paillasson, au cas où le facteur aurait un colis à déposer chez elle.
Le problème, c'était la voisine d'en face, madame Boudot. Je devais
détourner son attention, alors je me suis débrouillée pour l'entraîner
dans la cuisine et lui faire la conversation.
– Pendant ce temps, continua Amandine, j'ai pris les clés et je suis
entrée chez mamie Jeannette. Je me suis glissée
dans la salle à manger et j'ai fait le nécessaire en battant des
records de vitesse. (elle sort de sa poche une bobine de fil de nylon
et la montre à ses amis) Ma mère avait ça dans sa boîte à couture, elle
s'en sert pour réaliser des ourlets invisibles.
– Tu n'avais pas besoin de te presser, dit Lison. Avec tous les chats
dont madame Boudot s'occupe, elle avait tellement de choses à me
raconter que j'ai bien cru qu'elle ne s'arrêterait jamais de parler.
– Et moi, j'ai déniché la baguette magique, dit Clément en montrant une
télécommande.
– Tu es certain que ça va fonctionner ? s'inquiéta Kevin.
– Elle peut allumer tous les téléviseurs, répondit Clément. Je l'ai
empruntée à mon oncle David. Et toi ?
Kevin sortit un pétard de sa poche et eut un
large sourire :
– C'est réglé pour minuit, et j'ai choisi la cloche noire parce qu'elle
fait froid dans le dos quand elle sonne. J'ai installé quatre pétards
qui vont exploser à intervalle régulier, ça mettra un peu d'ambiance.
– Et j'ai le reste, ajouta Amandine en montrant son sac à dos. Il
suffit de gonfler les ballons et de les couvrir de longues bandes de
papier blanc. Je n'ai pas oublié le sparadrap et le feutre noir.
– Alors, on y va ! ordonna Kevin. L'opération "Tonnerre" est lancée.
Et les enfants s'éparpillèrent dans la nuit.
Mamie Jeannette sortit du presbytère et fut
soulagée de se retrouver à l'air libre. La réunion organisée par
monsieur le curé afin de préparer la fête de la Paroisse s'était
éternisée et ces dames du comité n'en finissaient plus de choisir les
animations. C'était pourtant la même chose tous les ans. On n'allait
quand même pas se battre pour décider de la couleur des confettis !
Elle secoua la tête en marmonnant et se mit à
longer l'église, puis le cimetière. En passant sous un réverbère, elle
jeta un coup d'œil à sa montre et c'est alors entendit un "ouhou". Sans
doute un hibou en promenade nocturne. Elle poursuivit son chemin.
– On sert du jus d'orange ou de la limonade ? avait demandé la
charcutière.
– Quelle différence ça fait ? avait répondu
mamie Jeannette.
– Dans l'un, il y a des bulles, et dans l'autre,
non, avait répondu la charcutière.
– Si elle était aussi maniaque pour préparer son jambon, rouspéta mamie
Jeannette, sa charcuterie serait meilleure.
Il y eut un autre "ouhou", beaucoup plus net celui-là, suivi d'une
sorte de bruit de ferraille. Mamie Jeannette sursauta mais, après avoir
tourné la tête de tous côtés, elle constata qu'elle était vraiment
seule dans les ruelles de Bouzignac.
Bizarrement, elle ne se sentit pas rassurée pour
autant.
A cet instant, il y eut un long "ouhouou" et puis le bruit effroyable
de chaînes que l'on traîne sur les pavés… Mamie Jeannette prit ses
jambes à son cou, et ne s'arrêta que quand elle fut rentrée chez elle,
la porte d'entrée fermée et le verrou tiré.
Il lui fallut quelques secondes pour reprendre
son souffle et retrouver son sang-froid. Elle aperçut son reflet dans
le miroir du couloir et elle rougit jusqu'aux oreilles en voyant son
regard affolé et cette grosse mèche de cheveux qui lui tombait sur le
front, juste entre les deux yeux.Voilà qu'elle se comportait comme une
gamine de douze ans à qui on raconte une histoire de fantômes !
– Jeanne ! Quand tu diras, demain, à tes amies que tu as été terrorisée
par un hibou, elles se moqueront de toi et elles auront bien raison.
Elle rangea son manteau dans la penderie, entra
dans la cuisine pour se servir un grand verre de jus d'orange avec une
goutte de whisky - une boisson forte idéale pour se remettre de ses
émotions - puis se dirigea vers la salle à manger. Dès qu'elle aurait
fini son verre, elle irait se coucher, elle tombait de sommeil. Hélas
pour elle, la soirée n'en était qu'à son commencement.
A peine venait-elle d'entrer dans la pièce qu'un livre tomba de
l'étagère. Jeanne le ramassa et allait le remettre en place quand un
coussin dégringola du divan et glissa, longuement, sur le sol avant de
s'immobiliser. Jeanne hésita puis se retourna vers le coussin et c'est
le lampadaire qui se mit à pencher dangereusement. Dans sa chute, il
heurta la plante verte posée sur une colonne en plastique et il y eut
un vacarme assourdissant quand le lampadaire, le pot rempli de terre et
la colonne s'écrasèrent sur le carrelage.
Le téléviseur se mit en marche, le son poussé à
fond ; ce soir-là, on diffusait un film d'horreur. Les yeux grands
écarquillés, la bouche ouverte sur un cri muet, Jeanne recula jusqu'à
se trouver acculée, le dos à la fenêtre. Quelqu'un frappait à la vitre.
Elle se retourna et découvrit un fantôme qui la regardait en agitant
affreusement son linceul blanc. Soudain, il disparut et Jeannette,
hurlant de peur, se rua sur la porte d'entrée.
La cloche de l'église entra lentement en mouvement. Elle se balança
jusqu'à ce que le battant heurte le métal. Il y eut un "gong" lugubre,
puis un autre, et puis comme si elle avait pris assez d'élan, la cloche
se mit à sonner à toute volée, brisant par son vacarme assoudissant le
doux silence de la nuit.
Réveillé en sursaut, le maire tomba de son lit.
Sa femme alluma la lampe de chevet et lui jeta un air de
reproche.
– Raymond ! Au lieu de dormir sur le plancher, tu devrais aller dire au
curé que ce n'est pas le moment de dire la messe de minuit. Il a
trois mois d'avance sur le calendrier.
Le maire préféra renoncer à expliquer à sa femme
que c'est justement à cause de cette maudite cloche qu'il avait atterri
sur la descente de lit. Il s'habilla, enfila ses chaussons et sortit.
A peine hors de chez lui, il vit arriver
Antoine, son premier adjoint, et tous les deux partirent en courant en
direction de l'église.
Au pied des marches, il s'en fallut de peu
qu'ils ne se heurtent au curé qui accourait, lui aussi, en relevant sa
robe noire pour avancer plus vite.
– Vous n'êtes pas à l'église ? hurla le maire pour parvenir à se faire
entendre.
Mais alors qui sonne le tocsin ?
– Je l'ignore, hurla le curé. Je m'en occupe tout de suite.
– Bonne idée ! hurla Antoine qui préféra se couvrir les oreilles de ses
deux
mains.
Pendant ce temps, mamie Jeannette courait à
perdre haleine, poursuivie par l'incessant bruit de la cloche et les
hurlements qui jaillissaient des habitations au fur et à mesure qu'elle
dévalait les ruelles. Les téléviseurs s'allumaient les uns après les
autres sur son passage, jetant hors de leur lit des habitants éberlués.
Mamie Jeannette finit par se trouver nez à nez
avec le maire et son adjoint.
– Il y a un fantôme chez moi ! hurla-t-elle, hystérique.
– Voyons, Jeanne, vous savez bien que ces êtres-là n'existent pas,
répondit
gentiment le maire.
– Vous en êtes bien certain ? s'inquiéta Antoine. Parce que ça y
ressemble drôlement !
Et il montra du doigt, une forme blanche qui
s'envolait derrière une maison.
Les réverbères entrèrent à leur tour dans la
danse, clignotant comme des guirlandes de Noël. Le vent se leva,
sifflant sur les toitures, hurlant dans les ruelles. Il souleva les
feuilles mortes qui jonchaient le sol, les entraîna dans une ronde
folle, les dispersant à travers tout le village dans un nuage de
poussière.
Et puis, soudain, tout cessa. Le vent s'apaisa,
les feuilles mortes retombèrent. Les réverbères s'éteignirent, la
cloche et les téléviseurs firent silence. Mamie Jeannette, le maire et
son adjoint restèrent médusés, des feuilles mortes accrochées à leurs
cheveux, à leurs vêtements.
Quelques habitants de Bouzignac sortirent
timidement dans les rues, puis voyant que le calme était revenu, ils
s'enhardirent et furent bientôt plusieurs dizaines en pyjama à
s'interroger sur cette tornade qui avait traversé leur village un bref
instant. Certains s'en prirent au maire accusé de négliger la sécurité
de ses concitoyens, puis au curé qui terrorisait ses paroissiens en
pleine nuit à grands coups de tocsin. Le prêtre eut beau protester
qu'il n'y était pour rien, on ne le jugea pas très convaincant.
Pendant que toute cette agitation secouait
Bouzignac, nos quatre jeunes amis avaient, depuis longtemps, regagné
leurs chambres respectives. Une fois les volets fermés, ils se
recouchèrent et s'endormirent aussitôt d'un sommeil paisible.
Le matin revint, le soleil aussi.
Le long de la rivière, une dizaine de fantômes
et d'ectoplasmes tenaient une réunion agitée.
– On ne nous laisse plus vivre tranquille dans ce village ! gronda un
spectre qui tenait sa tête sous son bras.
– Il a raison ! s'énerva un autre en secouant la chaîne de son boulet
avec rage. Les habitants traînent dans les rues en pleine nuit et font
hurler leurs téléviseurs. Comment peut-on travailler dans de telles
conditions ?
– Vous avez déjà essayé de hanter un cimetière pendant qu'une cloche
faisait un bruit d'enfer ? s'écria un troisième. C'est invivable.
– Calmez-vous et écoutez-moi ! dit un autre revenant. A cinquante
kilomètres d'ici, j'ai repéré un charmant village avec un cimetière
fleuri et j'ai aperçu quelques ruines d'un vieux château. Cela devrait
nous convenir à merveille. Qu'en dites-vous ?
"Oui ! Oui ! Allons-y !" s'écrièrent en chœur les fantômes.
Et, tous ensemble, ils s'éloignèrent en emportant leurs boulets, leurs
chauve-souris, leurs araignées et tout ce dont ils avaient besoin pour
faire trembler de peur ces pauvres humains.
Les enfants s'étaient, à nouveau, réunis au
pied du grand chêne et ils discutaient :
– Mamie Jeannette va faire un voyage en Italie, annonça Lison. Ce qui
signifie que nous avons réussi à lui changer les idées.
– On a fait de sacrés efforts, dit Clément.
Et il repensa à sa chute du haut de l'escabeau alors qu'il agitait son
drap blanc derrière la fenêtre de Jeanne. Son postérieur resterait
douloureux quelques jours encore.
– Le fil invisible dans la salle à manger c'était du beau travail,
déclara Kevin à l'adresse des deux filles qui eurent un large sourire
de satisfaction. Et toi, Clément ? La télécommande de ton oncle David,
elle a drôlement bien fonctionné.
Clément acquiesça :
– Oui. Mais je me demande si elle n'était pas un peu trop puissante.
Comme tes pétards d'ailleurs.
Kevin répondit par un léger haussement
d'épaules.
– Le marchand m'avait juré que c'était de la bonne qualité.
– En tout cas, on a tous été génials, complimenta Clément, et
maintenant, on passe au problème suivant.
– On dit "géniaux" ! rectifia Lison avant de s'inquiéter : Comment ça
le suivant ?
– Tout à l'heure, j'ai entendu Dédé le pêcheur qui se plaignait qu'il
n'y avait plus de poissons dans la rivière.
Amandine ouvrit des yeux étonnés :
– Et que veux-tu qu'on fasse ?
Clément fit signe à Kevin :
– Tu te souviens de cet article dans le journal, ça parlait d'un
monstre en Ecosse ?
– Un monstre ! s'exclamèrent Lison et Amandine.
– Oui, reprit Clément. Une sorte d'énorme serpent des mers qui
proviendrait de l'époque des dinosaures.
– Il vit dans un étang qui s'appelle le Loch Ness, continua Kevin.
– Le monstre du Loch Ness ! fit Amandine. C'est plutôt joli.
– Pour nous, ce sera "le monstre de Bouzignac" ! dit Kevin. Ca sonne
bien à l'oreille, non ?
Ses trois amis réfléchirent. Oui, franchement,
c'était pas mal.
– Pour le corps je propose la vieille barque que mon père m'a donné,
dit Kevin.
– Et pour la tête, on devrait chercher dans le hangar où sont
entreposés les chars en carton du carnaval, suggéra Clément.
– Il faudra penser à prendre une photo de Dédé et du monstre, dit
Lison. On l'enverra aux journalistes de "la Gazette", Dédé aura la Une
des journaux.
"Formidable ton idée !" s'exclamèrent ses trois amis.
Les habitants de Bouzignac n'ont aucun souci à
se faire pour leur avenir. S'ils ont le malheur de s'ennuyer, nos
quatre jeunes héros voleront à leur secours et inventeront quelque
chose d'extraordinaire pour leur rendre la vie plus belle.
Et tant pis pour le monstre de Bouzignac, car il
y en a un qui existe vraiment au fond de la rivière !
Sa vie risque d'être un peu moins paisible… dans les jours à venir.
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