Ce matin-là, quand Jérôme entra dans la serre, la surprise qui l'attendait dépassa tout ce qu'il espérait. En dépit de multiples essais suivis de nombreux échecs, le greffage des graines d'un chêne et d'un bambou avait enfin réussi : une tige d'une vingtaine de centimètres sortait du sol terreux.
Sa première émotion fut le soulagement. Il avait atteint son but et personne n'avait jamais cru qu'il y parviendrait. Personne, pas même sa femme, Geneviève, une journaliste scientifique. Elle était pourtant à l'origine de cette idée extravagante qui lui avait traversé l'esprit, à force de l'entendre lui rabâcher l'incroyable réussite du clonage de la brebis Dolly !
Sa décision prise, il avait utilisé la culture in vitro afin de cloner deux essences de bois différentes ; son choix s'était porté sur le chêne, pour sa puissance et sa solidité, et le bambou, pour sa rapidité de croissance. La réalisation de son projet lui permettrait de créer ainsi un nouveau matériau naturel exceptionnel et ferait de lui un homme riche.
Les semaines passant, il avait patiemment progressé dans son travail et, ce matin, il avait atteint son but.
Sa femme s'était absentée pour participer à une conférence à Chicago. Elle ne rentrerait que d'ici quelques jours ce qui lui laissait le temps de confirmer sa découverte.
Au cours de la journée, debout devant son établi de menuisier installé au centre de la serre, il s'affaira à multiplier cette première tige et planta avec soin, dans une belle terre meuble, les nouvelles pousses qu'il avait réalisées.
La nuit arrivant il contempla ces quelques mètres carrés où reposaient tous ses espoirs.
– Demain, murmura-t-il. Oui, ce sera demain, ou jamais.

* * * * *

Le lendemain, levé avec le soleil, il se rendit à la serre et son bonheur fut complet.
Pendant la nuit, ses plantations de taille réduite avaient poussé. Ses « Chênambous », comme il les avait baptisés, mesuraient désormais entre 70 et 120 centimètres de hauteur ; c'était à peine croyable. Et il lui sembla que certaines pousses s'étaient multipliées spontanément.
Jérôme en avait rêvé et, grâce à sa volonté, son acharnement, il l'avait réalisé.
Les buffets Louis XV, les commodes Régence, les Bonheur du Jour Directoire qu'il reproduisait, à l'identique, valaient de l'argent. Désormais, ses prochains meubles lui rapporteraient de l'or !
Il décida d'améliorer la qualité de son bois – sa création devait gagner en force – et d'accentuer la couleur. Pour cela un engrais se révélait nécessaire ce qui lui demanda des heures d'effort. La fatigue l'interrompit.
Ce soir-là, il eut du mal à s'endormir, mais enfin il y parvint.

* * * * *

Le 3ème matin, son bonheur se changea en inquiétude. Les Chênambous avaient poussé pendant la nuit et s'étiraient sur plusieurs mètres de hauteur, en ondoyant en toutes directions. Jérôme remarqua deux longues fêlures qui marquaient le toit de la serre.
Perplexe, il songea à l'une de ses notes manuscrites qu'il avait soulignée deux fois : « des anomalies de croissance peuvent apparaître. »
Sans attendre, il se plongea dans la formule magique qu'il avait élaboré et s'efforça de la corriger, barrant une ligne, changeant parfois un chiffre dans ses calculs. Puis il reprit des flacons, des bouteilles contenant des produits délicats à manipuler et, effectuant un mélange dosé, il remplit quelques bidons d'un liquide jaunâtre. Tout en le pulvérisant sur sa plantation il s'interrogea :
« Si je ne me suis pas trompé, cela devrait ralentir la croissance. »
Il soigna son travail, et vida les bidons sans négliger le moindre centimètre carré de terre.
Avant de se coucher, il jeta un coup d'oeil à son téléphone... Sa femme avait encore tenté plusieurs fois de le joindre ! Il avait décidé qu'il attendrait son retour pour tout lui dire ; il se tiendrait à cette décision.

* * * * *

Il fut réveillé en pleine nuit par des grincements mêlés de craquements. Il redouta une panne de ventilation qui ne pourrait que s'avérer catastrophique et décida d'aller vérifier sans tarder.
La lumière refusant de s'allumer, il chercha à tâtons la lampe-torche qu'il gardait toujours à portée de main. Puis, vite habillé, il partit en courant dans le couloir et trébucha en approchant la serre. Il sentit, sous ses pieds nus, des racines qui avaient brisé plusieurs carreaux du carrelage. Il enclencha l'interrupteur du groupe électrogène et les projecteurs braqués sur la serre s'éclairèrent. Sous ses yeux jaillirent des dizaines d'arbres aux troncs maigres écrasés, parfois déracinés par un tronc large, énorme qui, en grossissant, avait repoussé tous les autres.
Médusé par ce spectacle, Jérôme s'approcha jusqu'à pouvoir poser sa main sur cette écorce rouge et, levant les yeux vers le toit de verre, il constata qu'il n'avait pas été abimé. L'arbre avait cessé de grandir pour s'élargir.
Il alla chercher une hache près de son établi et, marchant avec précaution sur le sol couvert de débris de bois, il se mit à frapper le tronc, détachant un morceau d'écorce très épais. Il recommença encore et encore, puis s'arrêta, satisfait de voir la cavité qu'il avait ébauchée.
« Quelle merveille, s'extasia-t-il et une idée lui traversa l'esprit : Oh oui, génial, ce sera parfait ! Mais je vais en avoir pour toute la nuit. Allez, courage Jérôme ! »

Sitôt descendue de l'avion, Geneviève se hâta vers le parking de l'aéroport de Roissy pour récupérer sa voiture. La semaine qu'elle venait de vivre à Chicago l'avait épuisée. Les conférenciers n'avaient parlé que du clonage des brebis, et ce serait bientôt celui du porc – « Et pourquoi pas les grenouilles ? » avait lancé Geneviève à son directeur. Tout cela ne rimait à rien, le monde devenait fou.
Elle prit la route. Depuis huit jours elle était sans nouvelles de son mari, n'ayant pu le joindre par téléphone. Quand elle arriva devant leur vaste maison, la grille du jardin était fermée à double tour, la porte d'entrée aussi ; heureusement qu'elle conservait toujours son trousseau dans sa mallette.
Elle traversa le couloir et s'arrêta devant son bureau grand ouvert. Le courant était coupé mais la lumière du jour pénétrait par les baies vitrées lui laissant voir des livres, des coussins et quelques bibelots mélangés, éparpillés sur la moquette.
« Jérôme, je suis rentrée ! Jérôme ? »
Un bruit anormal, mélange de grincement et de couinement, retentit et elle lâcha sa mallette pour se mettre à courir en direction de la serre.
Il était sûrement arrivé quelque chose à son mari. Il paraissait si étrange avant son départ, entreposant des cartons de produits destinés aux plantes comme les engrais, le biostimulant, des fertilisants.
« Qu'avait-il décidé de faire de tout cela ? »
Quand elle découvrit l'état de la serre, les projecteurs et les ventilateurs broyés apparaissant sous l'amas de bois et de feuilles mortes, elle ne parvint pas à prononcer un mot. Au centre de ce gâchis s'élevait un arbre énorme, aux branches agrémentées de coussins et de photos dans des cadres dorés, la représentant au bras de son mari. Une échelle permettait d'accéder à une entrée creusée dans le tronc et surmontée par une pancarte ovale marine accrochée à un clou.
Elle lut : « Bienvenue chez nous » et, affolée, poussa un cri : Jérome !!
– Te voilà de retour, chérie ?
Elle se retourna et se retrouva face à son mari, le visage enjoué, un large sourire à la bouche.
Elle tendit la main vers l'arbre :
– Jérôme, mais... qu'est-ce que tu as fait ? Il la prit dans ses bras, l'embrassa, puis éclata de rire :
– Toi, Jane ! Moi, Tarzan ! J'ai inventé la première maison écolo 100 pour cent naturelle. Viens, je vais te la faire visiter.
Il la fit grimper à l'échelle, ils s'engouffrèrent à l'intérieur du tronc et la porte en écorce se referma.

F I N


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