Roméo le crapaud parvint enfin à l'orée de la clairière où vivait la sorcière. Il était temps ! Il se sentait fatigué après avoir traversé la forêt en faisant de grands bonds sur ses courtes pattes palmées.
Les yeux globuleux du crapaud firent le tour de la clairière. Sur un arbre poussaient des pamplemousses, des oignons et des roses. Sur un autre s'épanouissaient des radis, des bananes et des poireaux. Il y avait également une cabane en assez mauvais état ; les planches étaient disjointes, l'une des vitres fendue et une sorte de lierre grimpant escaladait la façade avec, entre ses feuilles vertes, des cuillères en bois et des écuelles à la place des fleurs.
La sorcière était penchée sur un chaudron rempli d'un liquide verdâtre qui bouillonnait au-dessus d'un feu de bois.
Roméo resta un instant, pensif, à l'observer. Sa première rencontre avec une sorcière s'était très mal terminée. Il était alors un beau jeune homme blond et, une seconde plus tard, à l'aide d'une formule magique, la sorcière l'avait réduit à l'état de crapaud visqueux. Lui dont la voix charmait les jolies filles ne pouvait plus s'exprimer que par des " coa-coa " grotesques. Et tout ça parce qu'il lui avait dit qu'elle était laide ! ce qui n'était d'ailleurs que la pure vérité.
Roméo trouvait qu'il fallait vraiment peu de choses pour froisser la susceptibilité d'une sorcière.

– Bonjour Roméo, lui dit Ballouba en le voyant approcher. Tu veux que j'essaie un nouveau filtre pour que tu redeviennes un Prince Charmant ?
– Tu as déjà inventé une douzaine de recettes différentes, Ballouba, et ça ne marche jamais. J'abandonne.
– C'est très sage de ta part.
Elle compta quatre grains dans une boîte à pilules qu'elle ajouta à sa mixture. Il y eut un grand bouillonnement dans le chaudron puis la surface redevint lisse.
– Connais-tu la sorcière qui m'a envoûté ? demanda Roméo.
– Non, certainement pas, dit Ballouba. Toutes celles que je fréquente viennent, comme moi, de la Très Haute Université des Sorcières "Bio" avec une spécialisation en philtres et potions naturels.
La sorcière ajouta une pincée de marjolaine et quelques pétales de roses dans son chaudron. De jolies bulles mauves, bleues et rouges s'élevèrent dans les airs avant d'éclater chacune leur tour.
– Que fais-tu ? demanda le crapaud, intrigué.
– Une potion spéciale pour Tap l'araignée. Au cours de la nuit, les insectes volants déchirent sa toile, et Tap en a plus qu'assez de prendre du fil et une aiguille pour repriser les trous. Je vais rendre sa toile phosphorescente et le tour sera joué.
Ballouba remplit une fiole avec le liquide obtenu puis elle la déposa sur la carapace d'une tortue et lui dit de l'apporter à l'araignée.

Roméo songea que Tap aurait plus vite fait de venir la chercher elle-même mais voilà qu'un corbeau arrivait à tire-d'aile ; il se posa sur une branche qui surplombait le chaudron.
– Je te salue Elmett, dit poliment Ballouba.
Et comme celui-ci ne répondait pas, elle arrêta de tourner sa grande louche dans le bouillon verdâtre et leva la tête.
Le corbeau se dandina sur sa branche avant d'ouvrir son large bec :
– Coa ! Coa ! lâcha-t-il piteusement.
Ballouba fut très surprise :
– Comment ça : "Coa, coa ?" Tu ne CROAsses plus ? Que t'est-t-il arrivé ?
Le corbeau se dandina à nouveau sur sa branche, mal à l'aise :
– J'ai avalé une grenouille, se lamenta-t-il.
– En voilà une drôle d'idée ! s'exclama Ballouba. Tu vois le résultat.
A cet instant, il y eut un grand cri "Ahaaaa !" suivi d'un grand bruit : "Boooong !"
Roméo le crapaud venait de disparaître au fond d'une cruche et, après ce qu'il venait d'entendre, il n'était pas prêt d'en ressortir.
Ballouba se mit à ricaner méchamment :
– Ce crapaud a peur que tu ne l'avales aussi. C'est trop amusant.
– Coa ! Coa ! s'impatienta le corbeau en agitant ses ailes : Aide-Moa !
La sorcière prit une pincée de gingembre, une branche de persil et deux grains de poivre noir. Elle écrasa le tout dans un bol, mélangea avec une louche du liquide verdâtre de la marmite et elle tendit le bras en tenant le bol dans une main.
– Avale cette potion et tout rentrera dans l'ordre.
D'un coup d'ailes, le corbeau vint se poser sur le bras de la sorcière. Il prit une gorgée et secoua la tête ; c'était infâme. Puis il ouvrit largement le bec, fit entendre un "beurk !" sonore et une petite rainette sortit de sa gorge et chuta sur le sol.
Tandis qu'elle disparaissait à toute vitesse entre les hautes herbes, Roméo sortit sa tête de la cruche.
– Je croa que je vais mieux, croassa de bonheur le corbeau.
– Tant mieux, dit Ballouba, tu me dois une de tes longues plumes pour paiement et ne recommences plus.
Une belle plume noire atterrit en vol plané dans une main de la sorcière tandis qu'Elmett s'envolait par-dessus les arbres.

Ballouba se mit alors à grommeler que ce corbeau devait être stupide.
– La dernière fois, raconta-t-elle, il a englouti une perruche jaune qui s'était sauvée de sa cage. Ensuite ce corbeau de malheur ne cessait de répéter "il est beau Pipo, il est beau Pipo". C'était à mourir de rire.
– Grâce à ce corbeau, tu ne manqueras jamais de travail, dit alors Bips l'abeille en venant se poser sur le long nez crochu de la sorcière. Grâce à moi aussi !
Ballouba loucha horriblement pour regarder la nouvelle arrivante :
– Dis-moi, que fais-tu là ?
La petite abeille prit un air triste. Ses jolis yeux à facettes se remplirent de larmes, ses belles ailes bien droites s'affalèrent lamentablement sur son dos.
Elle poussa un énorme soupir :
– J'ignore si je suis fatiguée à cause de la chaleur ou si, en vieillissant je deviens distraite mais il m'arrive, de temps en temps de faire une erreur quand je butine.
Ballouba rajouta une bûche sous son chaudron ventru et les flammes repartirent de plus belle.
– Tu veux bien m'expliquer, demanda-t-elle à l'abeille.
Bips hésita un peu avant de poursuivre d'une voix tremblante :
– Hier matin, j'ai confondu des roses rouges…
Bips prit une profonde inspiration et réussit à finir sa phrase :
– Avec des poivrons rouges.

Ballouba éclata d'un affreux rire si grinçant que Roméo, qui était enfin sorti de sa cruche, dut se boucher les oreilles.
La petite abeille devint cramoisie de honte :
– La reine m'a avertie qu'à la prochaine erreur, je serais chassée de la ruche.
Il fallut plusieurs minutes avant que Ballouba ne retrouve son sérieux.
– Je crains que mes potions ne te soient d'aucune utilité, dit enfin la sorcière. Mais l'un de mes amis arrangera ton problème facilement.
La petite abeille était si heureuse qu'elle aurait voulu embrasser la sorcière pour la remercier.
– Oh, non, protesta Ballouba. Va voir Hopi de ma part. Tu le trouveras dans la grotte au pied de la colline des Furets. Tu connais l'endroit ?
– Oui, je connais. Merci ! cria Bips.
Et elle repartit en bourdonnant.

Roméo suivit des yeux le petit point jaune et noir aussi longtemps qu'il le put.
– Elle ne t'a pas payée ? fit-il remarquer à la sorcière.
– Oh, il m'arrive de faire crédit, dit Ballouba.
– Qui est donc cet ami qui vit dans une grotte ?
– C'est Hopi, le serpent à lunettes. Cette pauvre abeille a la vue qui baisse, il saura s'occuper d'elle.
Ballouba prit une écuelle en bois dans laquelle elle mit trois tiges de ciboulette, une feuille de sauge, deux pincées de sel ; elle écrasa soigneusement le tout, sortit une fiole de sa large manche, ajouta quelques gouttes d'une liqueur bleue puis elle l'avala d'un seul trait.
– Tu essaies une nouvelle recette ? demanda Roméo.
– Je voudrais avoir la taille fine, répondit la sorcière en gloussant.
Roméo la détailla de la tête aux pieds.
Elle paraissait aussi large que haute et avec sa robe noire de sorcière, on aurait pu la confondre avec son chaudron. Qu'elle perde une cinquantaine de kilos ne pouvait, sans doute, pas lui faire de mal mais le crapaud doutait que cette "petite" amélioration change grand-chose à l'ensemble.
Ballouba avait de rares cheveux gris sur le crâne, un nez tordu, des yeux qui louchaient, le teint blafard et un menton en galoche. Si l'on rajoutait ses mains noueuses et griffues, et ses grands pieds (elle chaussait du 52), elle avait peu de chances d'être sélectionnée pour l'élection de Miss Sorcière 2016.

Soudain un tremblement secoua le corps de la sorcière, il était si intense que Roméo sentait le sol vibrer sous ses pattes. Tout à coup Ballouba se mit à mincir, à mincir, à mincir sous le regard effaré du crapaud qui craignit de la voir disparaître complètement. Mais non ! La sorcière était toujours là mais si maigre qu'elle flottait désormais dans ses vêtements.
Elle remonta ses manches jusqu'aux épaules, découvrant des bras décharnés sur lesquels la peau pendait, puis elle passa une corde autour de sa taille pour rassembler les trop larges plis de son énorme robe :
– Comment me trouves-tu, Roméo ? demanda-t-elle au crapaud sur un ton charmeur.
Le crapaud tourna sept fois sa langue dans sa bouche avant de répondre. La dernière fois qu'il avait dit la vérité à une sorcière, celle-ci l'avait transformé en crapaud. Il valait mieux se montrer prudent.
– Tu as une taille de jeune fille, dit-il en croisant les doigts dans son dos.
– Hi hi hi, ricana la sorcière. Et maintenant, mes cheveux. Je les veux longs, très longs avec de grosses boucles et de magnifiques reflets roux. Je vais changer de formule. Essayons trois graines de potiron, deux pelures d'oignon, un peu de thym et un verre de jus de radis.
Une fois la potion avalée, Roméo guetta le nouveau changement qui ne tarda pas à se produire.
– Aaaaaargh ! cria soudain Ballouba tandis que ses cheveux se mettaient à pousser, à pousser, à pousser.
– Oh ! s'épouvanta Roméo en voyant le résultat.
Sur la tête de la sorcière se dressaient de longs cheveux d'un beau vert vif, plantés droits comme des tiges de maïs.
– Dis-moi vite comment je suis ? s'impatienta Ballouba qui n'avait pas, hélas, de miroir pour admirer les effets de sa potion.
Roméo dut faire un gros effort pour retrouver la parole.
– C'est ravissant, dit-il très vite. Tout à fait ravissant.
La sorcière se pâma de plaisir. Elle jeta un tendre regard au crapaud qui fut saisi d'une subite envie de fuir mais il n'en eut pas le loisir. Ballouba avait déjà mélangé le contenu de trois flacons : un jaune, un noir et un violet. Elle y jeta pêle-mêle de l'origan, une pointe de curry, un soupçon de sarriette et un jus de pamplemousse.

Roméo le crapaud se dit qu'il était temps de s'éclipser. Il entama une discrète marche à reculons mais la sorcière lui coupa la retraite.
– Reste-là crapaud ! cria-t-elle. Sinon j'appelle le corbeau afin qu'il te déguste à son prochain repas.
Roméo se pétrifia, et la sorcière but le contenu de son écuelle.
– Oooooh ! gémit-elle soudain en s'attrapant les oreilles avec les mains.
– Ooouuuh ! grimaça-t-elle en lâchant ses oreilles pour s'attraper le nez.
Et Roméo découvrit alors qu'elle avait deux grandes oreilles de chauve-souris.
– Aaaaaah ! se lamenta-t-elle en se cachant les joues.
Et le crapaud découvrit avec stupeur qu'elle portait un groin de cochon au milieu du visage.
– Yiiiiih ! hurla-t-elle en se tenant le cou.
Et Roméo aperçut sur ses joues des centaines d'horribles pustules suintantes.
Horrifié, le crapaud décida de prendre ses pattes à son cou et tant pis s'il finissait dans le ventre d'un corbeau stupide.
Au même instant, la sorcière se mit à fondre à la vitesse d'un glaçon au soleil ; son écuelle lui tomba des mains et se brisa en plusieurs morceaux sur le sol, éclaboussant le crapaud de centaines de gouttes de potion. Aussitôt, Roméo sentit qu'il se mettait à grandir, à grossir. Ses pattes se changèrent en longues jambes fuselées, en bras gracieux. Ses hanches s'arrondirent, sa taille s'amincit et Roméo réalisa que sa tête subissait aussi des transformations.

Il courut comme un fou jusqu'à la mare, écarta un nénuphar d'une jolie main blanche et se contempla. L'eau claire lui renvoya le reflet d'un ravissant visage entouré de boucles dorées, des yeux bleus aux longs cils de biche, un petit nez droit, des lèvres roses.
Roméo se redressa de toute sa hauteur et découvrit la silhouette élancée d'une magnifique jeune femme.
De grosses larmes se mirent à couler sur ses joues tandis qu'il éclatait en sanglots :
– Je suis un Prince Charmant, pas une princesse. Bouhou ! Je n'ai pas de chance, je tombe toujours sur des sorcières nulles.
– A qui le dis-tu ? s'exclama soudain une voix qui semblait tomber du ciel.
Et Tap l'araignée descendit au bout de son fil. Elle n'était plus noire mais rayée jaune, rouge et vert avec de jolis dégradés. Pour elle, non plus, la formule de Ballouba n'avait pas très bien fonctionné.
– Je suis bien contente que cette maudite sorcière ait disparu, se réjouit-elle. Bon débarras !
Roméo était bien d'accord avec elle. Cette sorcière n'était qu'une incapable mais tout cela n'arrangeait pas ses affaires. Il préférait encore être un crapaud.
– Prends donc sa place ! lui suggéra Tap en se posant sur son épaule. Tes potions ne seront pas plus mauvaises que les siennes et, avec un peu de chance, tu réussiras à trouver la bonne formule.
Tap n'eut pas besoin d'insister pour convaincre Roméo. Celui-ci avait tellement de difficulté à marcher avec des hauts-talons qu'il était prêt à tout tenter pour récupérer ses quatre pattes.

Quand ils furent de retour à la clairière, le chaudron était toujours en train de cuire sur le feu et Tap encouragea Roméo.
– Essaie de me rendre une couleur normale ! lui dit-elle. J'ai l'air ridicule avec ces rayures.
Roméo se concentra. Il était venu si souvent rendre visite à Ballouba qu'il avait fini par connaître, par cœur, certaines de ses formules.
– Pour annuler les effets d'une potion il faut trois pincées de paprika, deux feuilles de sauge et un zeste de citron.
– Tu en es certain ? s'inquiéta quand même l'araignée. Après tout, elle ne tenait pas à devenir jaune phosphorescent.
Mais Roméo secoua fermement la tête.
– Absolument certain. Il faut paprika, sauge et citron. J'ai une bonne mémoire des noms.
Le crapaud ajouta quelques gouttes de bouillon pris dans le chaudron et Tap l'araignée l'avala jusqu'à la dernière goutte.
Au bout de quelques secondes, ses rayures jaunes commencèrent à s'effacer puis disparurent complètement, puis ce fut au tour des vertes et des rouges.
– Ça marche ! s'exclama Tap avant de se mettre à gambader du haut de ses huit pattes redevenues noires. Ça marche ! Ça marche !
Hélas, cela ne dura pas. L'araignée se mit soudain à enfler, à enfler, elle semblait ne plus pouvoir s'arrêter. Elle fut bientôt si grosse qu'elle en était devenue transparente, et, tout à coup, ses pattes quittèrent le sol.
– Au secours ! cria Tap en s'élevant doucement dans les airs.
Mais Roméo était si surpris qu'au lieu de la rattraper, il resta à la regarder jusqu'à ce qu'un brusque coup de vent emporte l'araignée loin, très loin, laissant Roméo seul devant le chaudron.

Pendant quelques instants Roméo hésita. Il n'avait jamais eu une bonne mémoire des chiffres. Voyons, c'était bien trois feuilles de sauge ou bien plutôt trois zestes de citron ? A moins que… une pincée de paprika et une feuille de sauge. Oh ! et puis tant pis.
Il récupéra la cape de la sorcière dans la cabane et la jeta sur ses épaules, puis il quitta cet endroit maudit en se disant que de longues jambes étaient, quand même, plus rapides que des pattes palmées.
"Jamais deux sans trois, se disait Roméo tout en marchant. Je finirai bien par rencontrer une autre sorcière et elle me rendra ma forme de Prince Charmant, ou bien je redeviendrai un crapaud mais tout plutôt que de continuer à porter ces hauts-talons. Pour la mettre en colère, il me suffira de lui dire qu'elle est laide, non "affreuse", ou plutôt "horrible". Non-non "épouvantable", ou alors "monstrueuse", ou bien …



F I N



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