Claude Jego
la boutique du coin de la rue

Quelque part aux portes de la Provence, il existe une petite ville répondant au joli nom d'un fruit. Si vous vous glissez au hasard des rues, pas très loin de l'antique théâtre romain, vous la découvrirez avec sa façade beige orangée et sa minuscule vitrine. Vous ne pouvez pas la manquer : c'est " la boutique au coin de la rue ".
Pendant la nuit, alors que les gens dorment, les livres descendent des étagères, leurs pages s'entrouvrent et les histoires s'échappent pour prendre vie. Approchez-vous sur la pointe des pieds et tendez l'oreille. Vous entendez ces chuchotements ? Ce sont les mots qui racontent...

* * * * *

Le rendez-vous de Servin

Cyril prit place sur le siège du conducteur, derrière le large volant, et ne put retenir un soupir en contemplant le ciel bas, lourd de neige. Il jeta un coup d'oeil à sa montre : il n'était pas seize heures et pourtant il faisait presque nuit. Il songea qu'il se sentirait soulagé quand il aurait amené tous ses passagers à destination et que lui-même serait rentré chez lui. Sa femme devait s'inquiéter en voyant de si sombres nuages et le froid - glacial - l'avait sans doute empêchée d'emmener leurs deux filles en promenade jusqu'au parc. Elles s'occuperaient, toutes les trois, en faisant des personnages en pain d'épices dont la bonne odeur remplirait la maison.
Il tourna la clé de contact et le moteur se mit à ronfler ; un joli bruit, bien régulier, que Cyril avait plaisir à entendre.
L'autocar sortit du dépôt et prit la direction du centre-ville. C'était l'un des plus récents modèles dont la société avait fait l'acquisition : moderne et élégant, avec des fauteuils couverts de tissu écossais rouge et vert, des appuie-tête blanc et une épaisse moquette grenat sur le plancher.
Après quelques tours et contours, le car arriva à proximité de la gare routière. Autour d'un panneau indiquant l'arrêt, quelques personnes emmitouflées attendaient en tapant du pied sur le macadam pour se réchauffer. Cyril mit au point mort et ouvrit les portes.
Une vieille dame fut la première à monter. Elle gagna aussitôt le milieu du car, là où il faisait chaud, et se hâta d'ôter son lourd manteau marron avec un col en astrakan. Elle le posa sur le siège à côté d'elle, s'assit près de la vitre et posa son sac à main sur ses genoux.
Derrière elle, ce fut une jeune mère et ses deux enfants, une fille et un garçon, les joues rougies par le froid. Ensuite, trois adolescents, sacs sur le dos et bonnet enfoncé jusqu'à la moitié du front. Ils se dirigèrent vers le fond du car et, après s'être débarrasser de leurs sacs, ils remplacèrent leurs bonnets par des écouteurs branchés sur des baladeurs.
Un homme d'une quarantaine d'années monta à son tour, un sac de voyage à la main ; il s'assit à la même hauteur que la vieille dame - mais de l'autre côté du couloir - et jeta un coup d'oeil à sa montre avant de secouer la tête d'un air maussade.
Le dernier passager fut un homme âgé, soixante-cinq ans environ, engoncé dans un épais pardessus, qui salua aimablement le chauffeur.
- Bonsoir ! Alors, c'est vous qui allez nous amener à bon port ? lui demanda-t-il avec un chaleureux sourire.
- Oui, monsieur, répondit poliment Cyril. Si le ciel ne se met pas contre moi.

Et il désigna du doigt les premiers flocons qui commençaient à tomber.
- Il ne manquait plus que ça ! gronda le quadragénaire occupé à ranger son sac dans le compartiment placé à cet effet, juste au-dessus de sa place. Décidément, c'est une mauvaise journée.
- Pourquoi dites-vous ça ? demanda le vieux monsieur.
- Parce que ma voiture est tombée en panne et ensuite j'ai raté le dernier train. Alors, je préférerais ne pas me retrouver coincé dans ce car.
- Moi non plus ! protesta la vieille dame. Ma fille et mon gendre m'attendent et ils comptent sur moi.
- Je suis certain que nous arriverons sans encombre, affirma le vieux monsieur. N'est-ce pas... quel est votre nom, mon jeune ami ?
- Cyril, monsieur, répondit le chauffeur. Et, si cela ne tient qu'à moi, tout le monde sera en famille ce soir.
- Je peux m'asseoir derrière vous, Cyril ? demanda le vieux monsieur. J'ai toujours rêvé de conduire un car.

Cyril lui fit un large sourire :
- Bien sûr, monsieur, mais si je dois rouvrir les portes, vous aurez un courant d'air froid sur la figure et ce n'est pas très agréable.
- J'ai l'habitude du froid, Cyril, et soyez gentil, appelez-moi Servin. C'est ainsi qu'on me nomme depuis ma naissance et cela fait si longtemps maintenant.

Le car redémarra en douceur. Entre les mains expérimentées de Cyril, le long véhicule réussit à se faufiler dans la circulation. Lorsqu'il passa devant un garage de réparation automobile, la vieille dame cessa de regarder par la vitre et se tourna vers le quadragénaire, de l'autre côté du couloir.
- Vos n'avez pas eu de chance avec votre voiture, lui lança-t-elle. Avec ce long week-end, vous ne la récupérerez pas avant quatre jours. Et encore ! A condition que ce ne soit pas une grosse panne.

Le visage du quadragénaire s'assombrit davantage.
- J'ai oublié de remettre de l'antigel dans le radiateur et, avec cette maudite chute des températures, il a gelé. Ca va me coûter un maximum.

La vieille dame secoua la tête.
- Mon pauvre monsieur, ce n'est pas de chance. Juste pour les fêtes. Mon gendre a eu un gros ennui, lui aussi, avec sa fourgonnette l'an dernier. Mais quand il a dit au garagiste qu'il était marié avec la fille de Madame Lebout, on lui a tout de suite prêté un véhicule. Dans la petite ville où j'habite, tout le monde me connaît.
- Nous, on n'a pas de bagnole, s'écria soudain l'un des trois adolescents en enlevant les écouteurs de ses oreilles. Comme ça, on ne tombe pas en panne. Je n'ai pas raison, Nico ? Hein, Fred ?

Les copains acquiescèrent tandis qu'ils marquaient toujours la mesure avec le pied.
- Ouais, c'est vrai, Jo. Et on va où on veut.

Après ce constat réjouissant, Jo plongea dans son sac à dos ; il en sortit des sandwichs qu'il distribua à ses copains avant d'attaquer le sien à pleines dents.
- A cet âge-là, ça a toujours faim, fit remarquer Madame Lebout avant de s'adresser à nouveau au quadragénaire : Vous rentrez chez vous pour les fêtes ?
- Oui, j'habite avec ma mère.
- Vous n'êtes pas marié ? s'étonna Mme Lebout.
- Ma mère m'a toujours répété : Denis Dupuyron, tu ne trouveras jamais une épouse qui veuille de toi "et" de ta mère.
- Ce n'est pas facile, reconnut Mme Lebout, mais vous savez, grâce à vous, votre maman n'est pas seule.

M. Dupuyron acquiesça.
Assise deux places devant lui, se trouvaient la jeune mère et ses deux enfants, qui lui donnaient quelque souci. Ludovic, neuf ans, aimait beaucoup chahuter sa grande soeur qu'il trouvait parfois "sérieuse à mourir" - d'après son expression - et les trois heures de trajet à effectuer en autocar lui laissait du temps libre qu'il fallait bien occuper.
Sarah, onze ans, "la grande soeur", tentait de poursuivre la lecture d'un livre qui la passionnait "Petite encyclopédie des insectes". Elle était plongée dans l'ordre des coléoptères qui comptait, tout de même, plus de trois cents mille espèces et cela la ravissait.
Son frère la visa avec un pistolet à eau qu'il avait largement eu le temps de vider en attendant l'arrivée du car.
- Pan ! Pan ! T'es trempée jusqu'à la moelle, scarabizoïde !
- On dit "scarabée", Ludovic ! gronda sa soeur et elle ajouta avec malice : Si tu n'es pas sage ce soir, tu sais ce qu'il va t'arriver ?

La menace resta en suspens mais elle eut le mérite de calmer le garnement. Il se rassit et s'intéressa à son jeu électronique. "Bip ! Bip ! Bip ! Kouink ! Bip ! Bip !"
La jeune mère parut soulagée que le calme revienne mais son air las attira la compassion de Mme Lebout.
- Ils sont tous pareils quand ils sont petits, lui dit-elle. Ils ne tiennent pas en place et ils adorent se chamailler. J'en sais quelque chose, j'en ai élevé six !

La jeune mère parut époustouflée par la nouvelle :
- J'espère qu'on vous a donné une médaille ? lui dit-elle. Avec ces deux-là, je suis souvent débordée.
-Ils finiront bien par se calmer, la rassura Mme Lebout. Et puis ce soir n'est pas un soir comme les autres. Comment se prénomment-ils ?
- Moi, c'est Ludovic, dit le gamin, et j'ai demandé un chien, un vrai, au père Noël.

Sa mère leva les yeux au ciel.
- Tu ne l'auras pas, tu ne fais que des bêtises, asséna froidement sa soeur qui poursuivit à l'adresse de Mme Lebout : Je m'appelle Sarah. Je suis la première de ma classe et, sur ma liste pour le père Noël, j'ai inscrit un livre sur l'Histoire de France et le disque de ma chanteuse préférée.
- C'est Koukie. Elle est moche, elle louche et elle chante faux, lança Ludovic qui fit une affreuse grimace à l'adresse de sa soeur.
- Ce n'est pas vrai ! protesta Sarah.
- Attention Ludovic ! fit Mme Lebout. Il faut être très gentil ce soir, sinon...

Ludovic reprit son jeu "Bip ! Bip ! Kouink !" tout en marmonnant à voix basse :
- C'est bien les filles, ça. Elles se tiennent les coudes contre les garçons.

Mme Lebout s'adressa à nouveau à la jeune mère :
- Vous voyagez sur les routes avec vos enfants par un temps pareil ? s'étonna-t-elle. Vous n'êtes pas, vous aussi, en panne de voiture, j'espère ?
- Oh non ! Nous partons réveillonner en famille et mon mari nous retrouvera là-bas. Il était en déplacement pour son travail et il sera de retour juste à temps.
- Ma maman se prénomme Béatrice, dit Sarah qui précisa : c'est aussi mon deuxième prénom.
- Gna gna gna, ironisa son frère qui s'acharnait à sauver des parachutistes tombant dans une mer infestée de vilains requins. "Bip ! Bip ! Kouink !"

Un grand coup de klaxon se fit entendre et le car freina brusquement.
- Quel chauffard ! s'écria Cyril avant de montrer son poing à une voiture bleue qui disparaissait déjà au coin de la rue.

Servin jeta un coup d'oeil aux autres passagers puis il rassura le chauffeur :
- Tout le monde va bien, Cyril, ne vous inquiétez pas. Je n'ai pas compris ce qu'a fait ce "chauffard" comme vous avez dit ?
- Il a brûlé un stop, Servin, c'est comme ça qu'on provoque un accident. Il y a vraiment des conducteurs inconscients. On manque de visibilité, je ne l'ai aperçu qu'au dernier moment.

L'obscurité était totale maintenant et l'autocar roulait sur une route nationale encombrée de voitures, phares allumés et essuie-glaces en action pour évacuer la neige qui s'accumulait sur les pare-brise.
- Il y a beaucoup de monde, fit remarquer Servin. Nous serons bien arrivés d'ici deux heures ?
- Je l'espère autant que vous, répondit Cyril qui voyait blanchir les toits des voitures.
- Je ne peux pas être en retard à mon rendez-vous, Cyril. C'est d'une importance capitale.

Denis Dupuyron décida de se mêler à la conversation :
- Personne n'a envie de passer la nuit ici, vous savez. J'ai un lit confortable qui m'attend et ma mère sait divinement bien cuisiner la dinde aux marrons.

Une heure s'écoula.

Les enfants s'étaient endormis, blottis l'un contre l'autre. Engourdis par la douce tiédeur qui régnait dans le car, Mme Lebout, M. Dupuyron et Béatrice somnolaient sur leurs sièges ; parfois même, ils dodelinaient de la tête.
Les trois adolescents avaient rangé leurs baladeurs et épuisé leurs provisions. Désoeuvrés, Fred, Nico et Jo s'étaient retournés pour regarder par la vitre arrière du car et, à genoux sur la banquette, ils contemplaient l'épaisse couche de neige qui recouvrait maintenant un paysage en noir et blanc. Sur cette chaussée rendue dangereuse, les véhicules avaient dû ralentir et leur compteur de vitesse ne devait pas afficher plus de "quarante".
- On va finir par rouler au pas, fit remarquer Fred pas très rassuré.

Il joua, sans le vouloir, l'oiseau de mauvais augure, car, un instant plus tard, l'autocar s'arrêta.
Trente secondes s'écoulèrent, puis une minute, puis deux. Cyril secoua la tête, puis il poussa un soupir en regardant sa montre.
- Pourquoi on ne repart pas ? demanda le vieux monsieur en se soulevant à moitié de son siège pour essayer d'apercevoir la raison de cet arrêt prolongé.

Comme il n'obtenait pas de réponse, il quitta sa place pour venir à côté du chauffeur.
- Cyril, dites-moi ce qu'il y a ?
- Eh bien, Servin, c'est le camion qui se trouve devant nous, ou plutôt quatre voitures devant nous...
- Oui ?
- Il a glissé sur le sol et il s'est mis en portefeuille.
- Mais le chauffeur va redresser sa machine et tout rentrera dans l'ordre ?
- J'ai peur que ce ne soit plus grave que ça, Servin.
- Cyril, vous êtes en train de me taquiner, c'est ça ?

La voix grave de Servin fit sortir Mme Lebout, M. Dupuyron et Béatrice de leur torpeur. Au fond du car, les trois adolescents se rassirent normalement en se disant que leurs craintes se vérifiaient.
- Ne vous inquiétez pas, Servin ! glissa Mme Lebout. Un camion de dépannage va venir arranger tout ça rapidement, vous verrez.

Comme pour démentir les propos rassurants de la vieille dame, Cyril coupa le contact et le moteur s'arrêta.
Il y eut un instant de stupeur parmi les passagers.
- Vous pensez que ça prendra du temps pour nous dépanner ? demanda Denis Dupuyron. C'est pour cela que vous préférez économiser le carburant ?
- Dites quelque chose, Cyril ? insista Servin en voyant que le chauffeur gardait un silence embarrassé. C'est l'affaire d'une heure, pas plus, c'est cela ?
- Regardez le pare-brise, Servin, répondit Cyril. C'est une pluie verglaçante qui tombe, la route ressemble de plus en plus à une patinoire. Je crains qu'on ne soit obligés de passer toute la nuit ici.
- Toute la nuit ! répéta Servin d'une voix blanche.
- J'ai des couvertures de secours dans les coffres du car, j'irai les chercher. Et puis, sans doute que les Services de la route pourront nous faire parvenir du café chaud et un peu de nourriture. Cela nous aidera à patienter jusqu'au matin. Ce n'est pas une catastrophe, vous savez ! Cela m'est déjà arrivé quand j'étais tout jeune conducteur.
- NON !

Le cri fut poussé avec force. Servin se précipita vers la jeune mère et avant qu'elle ait pu réagir, il s'était emparé du pistolet de Ludovic. Il se rua vers Cyril et lui mit l'arme sous le nez.
- Redémarrez ce car, Cyril ! Sinon, je ne réponds plus de rien.

Une profonde perplexité s'inscrivit sur le visage du chauffeur :
- Voyons, Servin, c'est un pistolet en plastique.

Incrédule, le vieux monsieur regarda le jouet qu'il tenait dans sa main. Les passagers, tous bien réveillés désormais, le fixaient, éberlués, et la petite Sarah se serrait contre sa mère.
- Désolé, dit Servin, je ne voulais pas faire peur aux enfants.

Cyril se leva pour rendre le jouet au jeune garçon puis, il se tourna vers le vieux monsieur et lui tapota gentiment l'épaule.
- Calmez-vous, Servin, lui dit-il. Avec de la patience tout ira bien.
- Je le comprends, vous savez, dit Mme Lebout à l'adresse du chauffeur. On risque de mourir de froid.
- Non, j'ai assez d'essence pour faire tourner le moteur de temps en temps, ça nous réchauffera.
- En tout cas, ce ne sera vraiment pas une nuit comme les autres, dit Mme Lebout avec philosophie.
- Ma pauvre maman va s'ennuyer toute seule, fit remarquer Denis Dupuyron en se parlant à lui-même.

Les adolescents échangèrent des regards inquiets.
- Pourvu que le ravitaillement ne tarde pas trop, murmura Jo. Je commence à avoir un creux.

Et Fred et Nico acquiescèrent.
- Vous voyez, ils sont raisonnables, dit le chauffeur à Servin. De toute façon, nous n'avons pas le choix.

Le regard de Servin se posa sur les enfants. Sarah pleurait déjà et Ludovic faisait de gros efforts pour retenir le flot qui ne tarderait pas à couler.
- Et ces deux-là ? dit le vieux monsieur. Comment va-t-on sécher leurs larmes ?

Cyril haussa les épaules doucement, en signe d'impuissance.
- Il y aura d'autres fêtes, à leur âge on oublie vite.
- Et moi ?
- Comment ça "et vous ?" s'étonna Cyril.
- Si je manque ce rendez-vous, on dira que je ne sais pas tenir ma parole !
- Vous devriez vous rasseoir, répéta simplement Cyril qui reprit sa place derrière le volant.

Mais Servin n'était pas décidé à l'écouter. Il se tourna vers les enfants :
- Un livre et un disque pour Sarah, et un chien pour Ludovic. C'est bien cela, les enfants ? demanda-t-il.

Les joues pleines de larmes, Sarah et Ludovic acquiescèrent.
- Alors venez ici ! Il est temps de commencer, sinon nous allons finir par nous mettre en retard.

Avant que leur mère n'ait pu les retenir, les enfants allèrent se jeter dans les bras du vieil homme.
- Comme je n'ai pas le choix, je vais tous vous emmener avec moi, expliqua Servin. Vous êtes prêts ?
- Où est-ce qu'on va ? demanda Ludovic, ravi qu'il y ait enfin un peu d'action.
- Faire ma distribution de cadeaux, répondit Servin. Puisque je ne peux pas rejoindre mon traîneau, je vais utiliser cet autocar.
- Vous êtes le père Noël ? s'écria le garçon. Oh, c'est super !
- C'est vrai, on va vous aider ? demanda timidement Sarah.
- Bien sûr, mais d'abord j'appelle mes lutins, dit Servin en sortant son téléphone mobile de la poche de son pardessus.
- Mais c'est quoi cette histoire ? demanda Cyril, éberlué par la tournure des événements.
- Il faut qu'ils me rejoignent, j'ai besoin d'eux, dit Servin, et puis n'oubliez pas les jouets que je dois livrer.

Cyril jeta un regard inquiet en direction de Denis Dupuyron qui lui renvoya un sourire amusé. Il avait l'habitude, sa mère aussi était bizarre parfois.
Le coup de fil fut bref.
- Ils vont venir ? s'écria Ludovic et son visage était radieux.
- Cinq mille kilomètres à faire, il faut compter une bonne minute pour le trajet, dit Servin.

Sarah se précipita vers sa mère :
- On va passer la nuit à aider le père Noël ! C'est merveilleux.

La petite fille se mit à aller de l'un à l'autre en répétant sa phrase. Elle déclencha un four rire chez les ados.
- Le vieux monsieur perd la tête, murmura Béatrice à l'intention de Denis Dupuyron.
- Oui, on dirait, répondit celui-ci, mais se prendre pour le père Noël ce n'est pas bien méchant.

Il venait à peine de finir sa phrase que le bus fut légèrement secoué de gauche à droite.
- Qu'est-ce que c'est ? demanda M. Dupuyron en jetant au chauffeur un regard interrogateur.

Cyril lui fit signe qu'il n'en savait rien et qu'il se sentait un peu dépassé par la situation.
- Les lutins ! s'exclamèrent soudain les enfants.

Et ils se précipitèrent vers les vitres en poussant des cris de joie.
Toujours en train de rire, les trois adolescents entendirent cogner quelques coups brefs derrière eux. Ils se retournèrent pour se trouver nez à nez avec quatre lutins, portant habit et bonnet vert. A leur tour, M. Dupuyron et Béatrice découvrirent de charmants lutins, vêtus de bleu, qui leur faisaient de grands signes amicaux. Ceux de Mme Lebout étaient en rouge, quant à Cyril, il ne vit que du jaune qui s'agitait joyeusement derrière son pare-brise.
- Allez ! Allez ! Il faut nous dépêcher, rappela Servin en tapant dans ses mains pour faire accélérer le mouvement.

L'autocar perdit son immobilité, son nez se leva lentement puis l'arrière s'éleva à son tour ; cela donnait l'étrange impression d'être à bord d'un bateau voguant sur la mer.
- Hé ! On a quitté le sol, s'exclama Jo qui, agrippé à la banquette, regardait la route. On vole dans les airs !
- On voit les étoiles, s'extasia à son tour Nico. Ca brille de tous les côtés !
- C'est cool ! ajouta Fred, on vient de traverser un nuage.
- Les... Les... Les... ,bégaya Cyril en désignant son pare-brise du doigt.

Une douzaine de rennes avaient pris place devant l'autocar ; ils étaient tout harnachés de rouge et portaient des clochettes d'argent accrochées à leurs bois.
Un grand "boum" se fit entendre sur le toit.
- Et ça ? demanda Mme Lebout qui n'en croyait pas ses yeux.
- Ils chargent les jouets à distribuer, expliqua Servin. Il y en a beaucoup. Nous en avons pour toute la nuit.

"Toc-toc-toc" Un lutin frappait à la porte du car. Médusé, Cyril lui ouvrit et le lutin entra, suivi par ses petits amis, les bras chargés.
- Il est temps de vous habiller, père Noël ! s'écrièrent-ils en choeur.

Servin ôta son pardessus et un lutin l'aida à enfiler son manteau rouge, avant de lui tendre son bonnet à pompon.
- Merci, Nez-Pointu ! J'aimerais qu'avec Grandes-oreilles, tu t'occupes des enfants !

Le père Noël sortit du car et, d'un bond, il se retrouva assis sur le toit. Il lança un grand "Ohooo" et les rennes s'élancèrent à travers le ciel, tirant l'autocar qui se mit à glisser sur les nuages. En dessous d'eux, on apercevait les lumières des voitures immobilisées sur la route.
Nez-Pointu remit à Sarah des paquets recouverts d'un papier doré, et Grandes-Oreilles déposa un chiot dans les bras de Ludovic. Puis les lutins distribuèrent des friandises aux passagers et offrirent à chacun une tasse de chocolat chaud qu'ils sortaient de leur bonnet.
Madame Lebout tenta d'apercevoir ce qui pouvait bien se produire à l'intérieur de ces incroyables bonnets mais sans y parvenir.
Emerveillé devant la boule de poils blancs qui dormait dans ses bras, Ludovic jeta avec malice à sa soeur :
- Tu vois que je suis aussi sage que toi ! J'ai eu le cadeau que j'avais demandé dans ma lettre.
- Je crois surtout que tu as eu de la chance que ce soit le père Noël, en personne, qui soit là cette nuit, lui répondit-elle tandis qu'elle défaisait, avec soin, l'emballage de ses paquets.

Tandis que sur le toit le père Noël travaillait sans relâche, à bord de l'autocar Nez-Pointu et Grandes-Oreilles poursuivaient leur distribution de cadeaux aux passagers. Une écharpe de laine pour madame Lebout, des disques et un panier rempli de brioches pour les adolescents affamés, une boîte à musique pour Béatrice et des pantoufles pour Denis Dupuyron.
Quand ce fut le tour de Cyril, les deux lutins consultèrent leur liste mais sans résultat :
- Vous n'avez rien demandé au père Noël, dit Nez-Pointu. N'avez-vous donc aucun souhait à exaucer ?

Cyril était sur le point de répondre que "non", qu'il ne croyait plus à toutes ces balivernes depuis bien longtemps, quand un souvenir enfoui au plus profond de sa mémoire remonta soudain à la surface. A l'instant où il montait dans l'autocar, Servin ne lui avait-il pas confié que le siège du chauffeur le faisait rêver !
- Quand j'étais petit, avoua Cyril, je m'imaginais en train de conduire le traîneau avec le père Noël. Je n'ai jamais osé le dire à personne.

Les lutins échangèrent un sourire ravi. Grandes-Oreilles ôta son bonnet bleu de sa tête et en coiffa les cheveux de Cyril tandis que Nez-Pointu enlevait son manteau qui s'agrandit jusqu'à ce que le chauffeur puisse l'enfiler à son tour.
- Et voilà ! dirent-ils en riant. Ainsi vous serez paré pour affronter le froid.

Les portes du car s'ouvrirent et Cyril se sentit aspiré à l'extérieur. Il ne lui fallut que trois secondes pour se retrouver assis sur le dessus du car, juste à côté du père Noël.
- Vous voilà enfin, mon jeune ami ! s'exclama Servin en lui faisant un large sourire. Puis il lui glissa les longs guides de cuir entre les mains : Occupez-vous des rennes, Cyril et je me charge des jouets !

Le père Noël avait vraiment fière allure dans son bel habit rouge et il pleuvait, dans le ciel étoilé, des paquets enrubannés qui disparaissaient dans les cheminées des maisons. Cyril avait les joues cramoisies de bonheur tandis qu'il dirigeait les rennes, et l'on pouvait entendre leurs clochettes qui tintaient joliment tandis qu'ils parcouraient, à grande vitesse, des kilomètres par milliers.
"Ho Ho Ho ! s'écria le père Noël de sa belle voix grave. C'est une belle nuit !"
C'est surtout une bien étrange nuit de Noël que vécurent les passagers de cet autocar en cette année... Voyons, voyons, c'était le vingt-quatre décembre, je serais sot de ne pas m'en souvenir mais l'année...
De toute façon, cela n'a pas d'importance, vous êtes d'accord avec moi ? Puisque les jouets ont tous été distribués.

F I N


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