L'ATTRAPE-MOTS


                          par Claude Jégo

Soudain, les enfants ont cessé de converser dans la classe. Ce surprenant silence a rappelé à Kellyna l’oiseau bavard qui vit dans les joncs, la Cisticole, et qui devient subitement muet à la saison sèche. Pourtant, la demande que le professeur vient de formuler est simple : « Vous avez jusqu’à demain pour m’inventer une jolie phrase en français ! ».
Mais le français est semblable au papillon : s’il a de jolies couleurs il n’est pas aisé de le capturer.
La jeune Congolaise s’est hâtée de rentrer chez elle et la voilà assise à son bureau, prête à affronter le gros dictionnaire et l’imposant livre des synonymes. Après avoir pris une profonde inspiration, elle les ouvre, se jette entre les pages, y pioche une poignée de mots qu’elle dépose en vrac sur une feuille. La partie la plus difficile l’attend encore. Il faut les assembler, les relier serrés l’un contre l’autre comme une cordée d’alpinistes lancés à l’assaut des cimes enneigées. Peine perdue ! Les mots gigotent, se trémoussent et échappent à la pointe de son stylo qui s’évertue pourtant à les plaquer sur le papier.
Dépitée, Kellyna songe alors que seul le tam-tam moderne, rebaptisé « Internet », pourra la sortir de cette impasse. A force de réseauter, les tchateurs sont devenus ses complices, elle espère que son appel ne les laissera pas insensibles.
Elle ne se trompe pas. En moins d’une heure, Justin en France, Abdel au Maroc, Mia au Québec, Lim au Cambodge, Boubakar au Sénégal et Fanilo à Madagascar lui envoient des morceaux de phrase qu’elle n’a plus qu’à unir.
Voici la majuscule qui entame le difficile parcours des premiers mots, la brève respiration d’une virgule, et ce sont deux propositions principales – vite, une dernière bouffée d’air ! – qui déroulent le tapis de la phrase sous les lettres de la subordonnée. Le point final, déjà !
Kellyna est heureuse ; le résultat dépasse toutes ses espérances.
« Accueillant mes amis au cours de folles agapes, nous déclamerons en chœur de jolies phrases et nous inventerons, au fil des mots, une histoire d’amitié que nous ferons résonner harmonieusement par delà les frontières et les océans. »
La jeune Congolaise remercie, du fond du cœur, ses amis du bout du monde et avoue, par courriel, à Lim le Cambodgien sa surprise devant la difficulté rencontrée.
– Je croyais maîtriser le français comme une langue maternelle. Je réalise qu’il me faudra encore beaucoup d’efforts pour y parvenir.
– Connaître son ignorance est la meilleure part de la connaissance ! lui répond Lim qui, en dépit de son jeune âge, s’avère être déjà très philosophe.

Cette nuit-là, Kellyna fit un rêve magnifique. Elle s’imagina qu’elle partait, avec les mots, à la rencontre de ses amis du monde entier et, pour échanger ils ouvriraient leurs mains d’où s’échapperaient des papillons décorés de palindromes et d’acrostiches français.


F I N


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"L'attrape-mots" a été publié sur l'Aède n°26, supplément de l'Union des Poètes francophones pour la Semaine de la langue française 2011.

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