La journée tirait à sa fin et le soleil
descendait doucement dans le ciel bleu pour aller se coucher derrière
l'horizon. Sem, Cham et Japhet avaient terminé leur travail et ils
s'étaient retrouvés au bord de leur champ pour nettoyer soigneusement
leurs outils. Les blés étaient magnifiques cette année et les trois
frères étaient fiers de voir le résultat de leurs efforts. Enfin, quand
tout fut en ordre, ils se hâtèrent de prendre le chemin du retour car
la faim s'était mise à les tenailler et cela signifiait que l'heure du
souper approchait.
Ils passèrent le pont sur la rivière,
traversèrent la forêt et s'engagèrent sur le sentier qui serpentait en
pente douce pour terminer sa course au pied du village. Alors qu'ils se
rapprochaient des premières habitations, leur mère vint à leur
rencontre :
– Avez-vous des nouvelles de votre père ? leur demanda-t-elle d'un ton
inquiet. Mais que fait-il donc, je ne l'ai pas vu de toute la journée ?
Une semaine plus tôt, Noé s'était installé sur
un lopin de terre à la limite des champs cultivés. Il avait d'abord
arraché toutes les mauvaises herbes qui s'y trouvaient, avant d'enlever
un à un les cailloux. Ensuite, il avait bouché, avec soin, quelques
trous - d'anciens terriers de lapins - afin d'obtenir un terrain le
plus plat possible et désormais il y passait la plupart de son temps.
Ses fils la rassurèrent aussitôt. Leur père se
portait bien et il ne tarderait pas à rentrer.
– Il scie des planches et puis il les cloue entre elles, répondit Sem,
le premier fils.
– Oui, approuva Cham, le deuxième fils. Et il fait tant de bruit qu'il
ne s'est pas rendu compte que nous étions à quelques pas de lui. Alors,
nous avons préféré le laisser à ses occupations.
– Mais à quoi vont lui servir ces planches ? s'étonna la mère. Nous
n'avons pas besoin de nouveaux meubles. Nous possédons si peu de choses
que notre vieux coffre nous suffit pour les ranger.
– A vrai dire, cela ressemble à des murs, dit à son tour Japhet le
troisième fils. Je crois que Père a, enfin, décidé de réaliser ton
souhait. Bientôt, nous aurons une maison.
En apprenant cette nouvelle, la mère éprouva
d'abord un sentiment de soulagement. Combien de fois avait-elle demandé
à son mari de lui construire une vraie maison ? Elle n'arrivait plus à
s'en souvenir. Et celui-ci répondait,
invariablement, qu'il y songeait. Hélas, il était si occupé à soigner
et arroser ses arbres fruitiers, qu'il finissait
par oublier. A force, la mère avait perdu tout espoir et elle avait
préféré oublier son rêve.
Elle jeta un regard désolé autour d'elle. La
vieille tente qui leur servait d'abri, n'avait plus de couleur ; quant
aux multiples reprises qu'elle arborait, elles étaient dues aux
déchirures provoquées par les tempêtes qui s'abattaient parfois sur
leur contrée. Tous les habitants des environs avaient un vrai toit
au-dessus de leur tête ainsi qu'un jardin fleuri, et aussi une belle
table et des chaises, et une grande armoire joliment sculptée pour y
mettre leur vaisselle et leur linge.
La mère prit un air contrarié ; elle n'était
vraiment pas convaincue :
– Il a peut-être coupé des bûches pour faire du feu, dit-elle. L'hiver
est parfois si rude.
– Ce sont des planches, insista Sem. Belles et bien taillées.
La mère secoua la tête :
– Je ne le croirai que lorsque mes yeux pourront contempler cette
maison entièrement terminée. Avec de beaux murs et une toiture se
dressant fièrement vers le ciel. En attendant, je ne bougerai pas d'ici
même si votre père me suppliait.
Cela fit beaucoup rire ses trois fils qui
entrèrent avec elle sous la tente et l'aidèrent à préparer le repas. Et
quand Noé les rejoignit, personne ne lui fit remarquer qu'il avait deux
ou trois copeaux de bois accrochés à ses cheveux.
Et les jours s'écoulèrent.
La mère n'avait plus reparlé, une seule fois, de
leur future maison. Parfois, elle sortait de leur pauvre tente et
restait un long moment à contempler la toile défraîchie, en poussant
des soupirs à fendre l'âme. Quant à Noé, il continuait à disparaître
tous les matins aux premières lueurs pour ne réapparaître qu'à la nuit
tombée, l'air absorbé, marmonnant dans sa barbe.
Sem, Cham et Japhet décidèrent donc de retourner
parler à leur père mais, quand ils arrivèrent à la clairière, ils se
heurtèrent à une véritable barrière de planchettes, de rondins et de
pieux entassés sur le sol. Après l'avoir contournée, ils découvrirent
Noé, les pieds plantés dans une épaisse couche de sciure et le front
brillant de sueur. Une scie à la main, il s'apprêtait à débiter un
tronc entier.
Les trois frères se montrèrent surpris par
l'ampleur du chantier.
– Père ! Ne crois-tu pas qu'il y a bien assez de planches pour faire
une grande maison, s'étonna Sem. Avec autant de poutres, tu pourras
même lui rajouter un étage, ou peut-être deux je crois.
Noé s'arrêta un court instant pour répondre :
– Il faut que l'ensemble soit solide, mon fils et, surtout très
résistant, c'est important. Mais puisque toi et tes frères paraissez
inoccupés, vous pourriez aller couper quelques arbres de plus dans la
forêt. Je saurai en faire bon usage. Ne tardez pas trop !
Et il reprit aussitôt son ouvrage.
Les trois frères hésitèrent mais puisque cela
faisait plaisir à leur père, ils prirent la hache et ils obéirent.
C'est ainsi qu'au fil des jours, l'édifice se
mit à grandir et à prendre forme, mais les trois frères ne pouvaient
s'empêcher de penser que cela ne ressemblait pas vraiment à une maison.
Après s'être concertés, ils décidèrent de ne rien dire à leur mère afin
de ne pas la contrarier mais ils n'étaient pas au bout de leurs
surprises.
Par un bel après-midi, alors qu'ils s'affairaient
dans leur champ, ils aperçurent leur père à proximité du petit pont ;
celui-ci se tenait tête baissée et il semblait chercher quelque chose.
Soudain, il se mit à quatre pattes dans l'herbe.
Intrigués, les trois frères s'approchèrent, sans
bruit, et se cachèrent derrière les buissons pour l'observer.
– Que fait-il donc ? s'inquiéta Sem. Je vois ses lèvres remuer comme
s'il parlait mais à qui ?
– J'aimerais bien le savoir ? répondit Cham. Il ne me parait pas être
dans un état normal.
– Peut-être travaille-t-il trop dur ? suggéra Japhet. Je crois que nous
devrions lui apporter notre aide pour le soulager.
Et ses deux frères furent d'accord avec lui.
Si les trois fils de Noé avaient su ce que
faisait réellement leur père, ils auraient été bien surpris mais, pour
cela, il aurait fallu se baisser jusqu'à effleurer le sol car Noé
bavardait tout simplement avec une fourmi en train de se promener entre
les champignons.
– Bonjour mon amie ! lui dit-il en s'adressant à elle.
– Comment vas-tu, Noé ?
– Je suis venu t'entretenir d'une chose très importante. Approche-toi
et écoute !
La fourmi fit quelques pas en avant pour mieux
entendre et Noé lui raconta en détails ce que le Créateur lui avait
confié.
– J'étais en train de ramasser des fruits quand Dieu m'est soudain
apparu dans un grand bruit de tonnerre. IL était assis sur un fauteuil
de nuages et entourés par ses anges avec leurs grandes ailes déployées.
J'ai tout de suite vu que son visage reflétait une grande colère. IL
m'a dit qu'il y avait trop de méchanceté sur cette belle Terre qu'IL
avait créée, et qu'IL avait décidé d'utiliser les grands moyens pour la
nettoyer. J'ignore quand cet événement se produira mais ce jour
approche et nous devons nous y préparer. Voilà pourquoi tu dois
prévenir tous tes amis afin qu'ils se tiennent prêts à me rejoindre
quand je leur ferai signe.
– Auras-tu terminé à temps, Noé ? s'inquiéta la fourmi.
– Oui. Le Créateur m'a fait la promesse de me laisser finir, répondit
Noé. Car IL veut mettre tous les animaux à l'abri.
– Très bien, dit la fourmi. Je vais de ce pas avertir les insectes et
je demanderai aux hérissons d'alerter les renards qui feront de même
avec les cerfs, les ours et les éléphants.
– Je te remercie, fourmi. Hâte-toi !
La fourmi s'en alla de toute la vitesse de ses
pattes et Noé fut rassuré. Il s'empressa donc de retourner à la
clairière. Et c'est ainsi qu'à partir de ce jour, tous les soirs après
leur travail aux champs, Sem, Cham et Japhet vinrent aider leur père.
Plusieurs semaines s'étaient écoulées, depuis
que Noé avait rencontré la fourmi, quand les premières gouttes d'eau se
mirent à tomber. Oh, bien sûr, cela n'avait rien de surprenant et
c'était même nécessaire pour les champs de blé, les arbres fruitiers et
les potagers. C'était la promesse de récoltes abondantes et ainsi la
nourriture ne manquerait pas.
Mais la pluie ne s'arrêta plus.
Au cinquième jour, des petits ruisseaux
commencèrent à se former. Bientôt, ils dévalèrent les pentes pour venir
zigzaguer entre les habitations et laisser de larges flaques un peu
partout. Noé demanda alors à ses fils de préparer des réserves de
nourriture et de paille.
Les trois frères savaient que leur père était
quelqu'un de très sage alors ils lui obéirent encore une fois sans
discuter. Ils se mirent à remplir des tonneaux avec des fruits secs,
puis ils entassèrent quantité de ballots de paille. Leur père leur
avait dit qu'il était inutile de prévoir de l'eau, il y en aurait en
abondance et le ciel semblait lui donner raison.
Car la pluie continua de plus belle.
Au dixième jour, les ruisseaux se changèrent en
rivières. En voyant cela, la femme de Noé fondit en larmes.
– Notre pauvre tente n'en supportera pas davantage et nos meubles non
plus. Qu'allons-nous devenir ?
– C'est le moment de déménager, lui répondit son mari. Viens ! Nous
partons.
Et il dit à ses fils de prendre les meubles sur
leur dos et de les suivre.
– La maison est donc finie ? demanda la mère.
Et elle paraissait si heureuse à cette idée
qu'aucun de ses fils n'osa lui dire la vérité.
Ils quittèrent donc le village, marchant l'un
derrière l'autre, pataugeant dans les flaques d'eau, s'enfonçant dans
la terre de plus en plus boueuse. Au détour des champs, la mère
découvrit, enfin, l'étrange chose que son époux avait bati ; elle en
fut tout ébahie.
Au milieu de la clairière, se dressait une large
et robuste coque de bateau surmontée d'un imposant édifice haut de deux
étages et percé de petites fenêtres rondes. Une courte passerelle puis
une porte de belle taille découpée dans la proue, permettait d'accéder
à l'intérieur. L'ensemble était solidement maintenu en équilibre sur le
sol par des étais qui jouaient le rôle de béquilles.
– Ce n'est pas une maison ! s'exclama la mère. C'est un... C'est une...
– C'est une arche ! lui dit son mari. Je l'ai construite pour obéir à
Dieu et nous y serons en sécurité.
Noé demanda alors à ses fils d'aller chercher
les animaux.
– Ils sont prévenus depuis longtemps, leur expliqua-t-il. Ils vous
suivront docilement. Veillez à n'en oublier aucun !
Noé avait dit la vérité. Aux abords de la forêt,
les animaux - qui se trouvaient par couple - les accueillirent avec
joie et marchèrent avec eux jusqu'à l'arche, sans perdre de temps, car
la pluie tombait maintenant avec violence.
L'épouse de Noé aurait bien voulu protester quand
elle vit toutes ces bêtes s'engouffrer dans l'arche. Il faut imaginer
le lion et sa lionne, le tigre et sa tigresse, et puis les
chauves-souris, les putois, les rats et les chenilles. Mais d'énormes
nuages noirs se déchirèrent dans le ciel et ils déversèrent des trombes
d'eau sur la Terre. Cela ressemblait fort au déluge.
– Le Créateur en avait décidé ainsi, expliqua Noé.
On ôta la passerelle et la porte de l'arche fut
soigneusement refermée.
Le matin suivant quand ils se réveillèrent et
regardèrent au-dehors, le sol avait entièrement disparu. Et le niveau
de l'eau ne cessait de monter, de monter... Enfin, l'arche fut soulevée
et elle se mit à flotter comme un bateau.
Et les semaines passèrent.
Depuis longtemps, le ciel bleu et le soleil ne s'étaient plus montrés.
Ils avaient été remplacés par un épais matelas de nuages qui laissait
passer si peu de lumière que les jours semblaient très courts et les
nuits très longues. Quand aux habitations, aux champs, à la verte
forêt, il n'en restait plus rien. Tout avait été englouti sous des
milliers de tonnes d'eau.
L'arche de Noé flottait désormais sur une mer
immense et vide, bercée par les vagues et leur doux clapotis.
Heureusement, à bord, les animaux apportaient beaucoup d'animation et
ne laissaient à personne le temps de s'ennuyer ; il fallait changer
leur paille, les nourrir et veiller à ce que chacun ait sa place, ce
qui n'était pas facile même si l'arche était de fort belle taille.
Cela donnait parfois quelque tracas aux fils de
Noé.
– Les fourmis se sont aménagées une fourmilière, dit Sem à ses frères.
Prenez garde à ne pas les écraser.
– Il faut aussi se méfier des hérissons ! avertit Japhet.
Et comme Sem et Cham lui demandaient pourquoi, il
leur dit en se frottant une fesse :
– Leurs piquants sont terriblement pointus.
Et ses frères se mirent à rire.
Enfin, après quarante jours et quarante nuits
de pluie discontinue, le ciel parut s'éclaircir, les gouttes d'eau se
firent plus clairsemées et la pluie cessa.
Mais malgré cette bonne nouvelle, rien ne changea
vraiment pour l'arche et tous ses habitants.
A bord, les journées s'écoulaient, monotones.
Parfois, les girafes passaient leur tête au bout de leur long cou par
les lucarnes pour se changer un peu les idées tandis que les éléphants
se contentaient de tendre leur trompe pour respirer l'air à pleins
poumons.
Les repas constituaient l'une des rares
distractions même si la nourriture était peu variée ; ce qui provoquait
parfois quelques protestations.
– Encore des fruits secs ! s'exclama Sem. Il n'y a donc rien d'autre à
manger.
– Tu oublies les oeufs frais que nous donnent les poules, répondit Cham.
– Et le lait que nous procure les chèvres, ajouta Japhet.
– Et les animaux ne se plaignent pas, dit enfin Noé. Pourtant, l'herbe
leur manque, ainsi que les grands espaces pour se dégourdir les pattes.
Les yeux de Sem se posèrent sur les flots.
– Je me demande quand nous reverrons nos champs et notre petit pont,
dit-il avec nostalgie.
Et ses frères soupirèrent avec lui.
Quand les sommets des montagnes émergèrent des eaux grises, cela étonna
Noé, sa femme et leurs fils ; cela ressemblait à une chaîne d'ilôts
rocheux mais leurs pentes étaient trop abruptes pour que l'on puisse y
aborder. Et puis ce fut les versants ronds et verts des monts qui
réapparurent.
C'est alors que les habitants de l'arche
réalisèrent que le niveau de l'eau baissait, lentement mais
régulièrement. Lorsque d'étranges branchettes feuillues se mirent à
dépasser des flots, les trois frères comprirent aussitôt.
– Ce sont les arbres ! s'écrièrent-ils en même temps.
Et ils poussèrent de grands cris de joie qui
réjouirent leurs parents.
Dans les jours qui suivirent, le paysage redevint
familier. C'était les montagnes et leurs fières arêtes noires, et les
collines couvertes d'herbes folles et de fleurs jaunes et mauves qui
dépliaient joliment leurs pétales ; un peu partout, les forêts
formaient maintenant de larges taches verdoyantes. Et le ciel se fit de
plus en plus bleu.
Alors Noé prit une colombe et il la lança hors de
l'arche. L'oiseau s'envola et fut bientôt hors de vue. Son absence
parut durer une éternité mais, quand la colombe revint, elle portait
dans son bec un rameau d'olivier : cela signifiait que la terre était
proche.
Enfin, le lendemain matin, les habitants de
l'arche furent réveillés en sursaut par un bruit terrible.
– Que nous arrive-t-il encore ? demanda Cham en tendant l'oreille.
– Le fond de notre arche racle le sol, s'écria Sem. Il n'y a plus assez
d'eau pour nous porter.
– Terre ! hurla Japhet en rameutant ses parents et les animaux. Nous
retrouvons la terre !
Les trois frères ne s'étaient pas trompés.
L'arche vint s'échouer doucement et elle s'immobilisa. Noé ouvrit alors
la porte, installa la passerelle et les animaux descendirent dans un
joyeux chahut. Ils étaient heureux de sentir à nouveau la terre ferme
sous leurs pattes et de pouvoir gambader dans la nature retrouvée.
Ils s'éparpillèrent de tous les côtés et Noé, sa
femme et leurs fils se retrouvèrent seuls au pied de leur arche
abandonnée.
– Nous voici sur cette Terre nouvelle que nous offre le Créateur, dit
Noé. Notre vie va pouvoir reprendre son cours.
– Hélas, nous n'avons plus notre vieille tente maintenant, s'inquiéta
la mère. Et je ne tiens pas à remonter dans cette arche.
Les trois frères échangèrent des regards
complices :
– Nous n'en avons plus besoin désormais mais avec tout ce bois, nous
pourrons construire une belle maison. Nous allons nous y mettre
immédiatement !
Et c'est ainsi que Noé, sa femme et leurs trois
fils vécurent heureux et très, très, très longtemps.
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