L'arche de Noé

par Claude JEGO


La journée tirait à sa fin et le soleil descendait doucement dans le ciel bleu pour aller se coucher derrière l'horizon. Sem, Cham et Japhet avaient terminé leur travail et ils s'étaient retrouvés au bord de leur champ pour nettoyer soigneusement leurs outils. Les blés étaient magnifiques cette année et les trois frères étaient fiers de voir le résultat de leurs efforts. Enfin, quand tout fut en ordre, ils se hâtèrent de prendre le chemin du retour car la faim s'était mise à les tenailler et cela signifiait que l'heure du souper approchait.
Ils passèrent le pont sur la rivière, traversèrent la forêt et s'engagèrent sur le sentier qui serpentait en pente douce pour terminer sa course au pied du village. Alors qu'ils se rapprochaient des premières habitations, leur mère vint à leur rencontre :
– Avez-vous des nouvelles de votre père ? leur demanda-t-elle d'un ton inquiet. Mais que fait-il donc, je ne l'ai pas vu de toute la journée ?
Une semaine plus tôt, Noé s'était installé sur un lopin de terre à la limite des champs cultivés. Il avait d'abord arraché toutes les mauvaises herbes qui s'y trouvaient, avant d'enlever un à un les cailloux. Ensuite, il avait bouché, avec soin, quelques trous - d'anciens terriers de lapins - afin d'obtenir un terrain le plus plat possible et désormais il y passait la plupart de son temps.
Ses fils la rassurèrent aussitôt. Leur père se portait bien et il ne tarderait pas à rentrer.
– Il scie des planches et puis il les cloue entre elles, répondit Sem, le premier fils.
– Oui, approuva Cham, le deuxième fils. Et il fait tant de bruit qu'il ne s'est pas rendu compte que nous étions à quelques pas de lui. Alors, nous avons préféré le laisser à ses occupations.
– Mais à quoi vont lui servir ces planches ? s'étonna la mère. Nous n'avons pas besoin de nouveaux meubles. Nous possédons si peu de choses que notre vieux coffre nous suffit pour les ranger.
– A vrai dire, cela ressemble à des murs, dit à son tour Japhet le troisième fils. Je crois que Père a, enfin, décidé de réaliser ton souhait. Bientôt, nous aurons une maison.

En apprenant cette nouvelle, la mère éprouva d'abord un sentiment de soulagement. Combien de fois avait-elle demandé à son mari de lui construire une vraie maison ? Elle n'arrivait plus à s'en souvenir. Et celui-ci répondait, invariablement, qu'il y songeait. Hélas, il était si occupé à soigner et arroser ses arbres fruitiers, qu'il finissait par oublier. A force, la mère avait perdu tout espoir et elle avait préféré oublier son rêve.
Elle jeta un regard désolé autour d'elle. La vieille tente qui leur servait d'abri, n'avait plus de couleur ; quant aux multiples reprises qu'elle arborait, elles étaient dues aux déchirures provoquées par les tempêtes qui s'abattaient parfois sur leur contrée. Tous les habitants des environs avaient un vrai toit au-dessus de leur tête ainsi qu'un jardin fleuri, et aussi une belle table et des chaises, et une grande armoire joliment sculptée pour y mettre leur vaisselle et leur linge.
La mère prit un air contrarié ; elle n'était vraiment pas convaincue :
– Il a peut-être coupé des bûches pour faire du feu, dit-elle. L'hiver est parfois si rude.
– Ce sont des planches, insista Sem. Belles et bien taillées.
La mère secoua la tête :
– Je ne le croirai que lorsque mes yeux pourront contempler cette maison entièrement terminée. Avec de beaux murs et une toiture se dressant fièrement vers le ciel. En attendant, je ne bougerai pas d'ici même si votre père me suppliait.
Cela fit beaucoup rire ses trois fils qui entrèrent avec elle sous la tente et l'aidèrent à préparer le repas. Et quand Noé les rejoignit, personne ne lui fit remarquer qu'il avait deux ou trois copeaux de bois accrochés à ses cheveux.

Et les jours s'écoulèrent.
La mère n'avait plus reparlé, une seule fois, de leur future maison. Parfois, elle sortait de leur pauvre tente et restait un long moment à contempler la toile défraîchie, en poussant des soupirs à fendre l'âme. Quant à Noé, il continuait à disparaître tous les matins aux premières lueurs pour ne réapparaître qu'à la nuit tombée, l'air absorbé, marmonnant dans sa barbe.
Sem, Cham et Japhet décidèrent donc de retourner parler à leur père mais, quand ils arrivèrent à la clairière, ils se heurtèrent à une véritable barrière de planchettes, de rondins et de pieux entassés sur le sol. Après l'avoir contournée, ils découvrirent Noé, les pieds plantés dans une épaisse couche de sciure et le front brillant de sueur. Une scie à la main, il s'apprêtait à débiter un tronc entier.
Les trois frères se montrèrent surpris par l'ampleur du chantier.
– Père ! Ne crois-tu pas qu'il y a bien assez de planches pour faire une grande maison, s'étonna Sem. Avec autant de poutres, tu pourras même lui rajouter un étage, ou peut-être deux je crois.
Noé s'arrêta un court instant pour répondre :
– Il faut que l'ensemble soit solide, mon fils et, surtout très résistant, c'est important. Mais puisque toi et tes frères paraissez inoccupés, vous pourriez aller couper quelques arbres de plus dans la forêt. Je saurai en faire bon usage. Ne tardez pas trop !
Et il reprit aussitôt son ouvrage.
Les trois frères hésitèrent mais puisque cela faisait plaisir à leur père, ils prirent la hache et ils obéirent.

* * * * *

C'est ainsi qu'au fil des jours, l'édifice se mit à grandir et à prendre forme, mais les trois frères ne pouvaient s'empêcher de penser que cela ne ressemblait pas vraiment à une maison. Après s'être concertés, ils décidèrent de ne rien dire à leur mère afin de ne pas la contrarier mais ils n'étaient pas au bout de leurs surprises.
Par un bel après-midi, alors qu'ils s'affairaient dans leur champ, ils aperçurent leur père à proximité du petit pont ; celui-ci se tenait tête baissée et il semblait chercher quelque chose. Soudain, il se mit à quatre pattes dans l'herbe.
Intrigués, les trois frères s'approchèrent, sans bruit, et se cachèrent derrière les buissons pour l'observer.
– Que fait-il donc ? s'inquiéta Sem. Je vois ses lèvres remuer comme s'il parlait mais à qui ?
– J'aimerais bien le savoir ? répondit Cham. Il ne me parait pas être dans un état normal.
– Peut-être travaille-t-il trop dur ? suggéra Japhet. Je crois que nous devrions lui apporter notre aide pour le soulager.
Et ses deux frères furent d'accord avec lui.
Si les trois fils de Noé avaient su ce que faisait réellement leur père, ils auraient été bien surpris mais, pour cela, il aurait fallu se baisser jusqu'à effleurer le sol car Noé bavardait tout simplement avec une fourmi en train de se promener entre les champignons.
– Bonjour mon amie ! lui dit-il en s'adressant à elle.
– Comment vas-tu, Noé ?
– Je suis venu t'entretenir d'une chose très importante. Approche-toi et écoute !

La fourmi fit quelques pas en avant pour mieux entendre et Noé lui raconta en détails ce que le Créateur lui avait confié.
– J'étais en train de ramasser des fruits quand Dieu m'est soudain apparu dans un grand bruit de tonnerre. IL était assis sur un fauteuil de nuages et entourés par ses anges avec leurs grandes ailes déployées. J'ai tout de suite vu que son visage reflétait une grande colère. IL m'a dit qu'il y avait trop de méchanceté sur cette belle Terre qu'IL avait créée, et qu'IL avait décidé d'utiliser les grands moyens pour la nettoyer. J'ignore quand cet événement se produira mais ce jour approche et nous devons nous y préparer. Voilà pourquoi tu dois prévenir tous tes amis afin qu'ils se tiennent prêts à me rejoindre quand je leur ferai signe.
– Auras-tu terminé à temps, Noé ? s'inquiéta la fourmi.
– Oui. Le Créateur m'a fait la promesse de me laisser finir, répondit Noé. Car IL veut mettre tous les animaux à l'abri.
– Très bien, dit la fourmi. Je vais de ce pas avertir les insectes et je demanderai aux hérissons d'alerter les renards qui feront de même avec les cerfs, les ours et les éléphants.
– Je te remercie, fourmi. Hâte-toi !
La fourmi s'en alla de toute la vitesse de ses pattes et Noé fut rassuré. Il s'empressa donc de retourner à la clairière. Et c'est ainsi qu'à partir de ce jour, tous les soirs après leur travail aux champs, Sem, Cham et Japhet vinrent aider leur père.

Plusieurs semaines s'étaient écoulées, depuis que Noé avait rencontré la fourmi, quand les premières gouttes d'eau se mirent à tomber. Oh, bien sûr, cela n'avait rien de surprenant et c'était même nécessaire pour les champs de blé, les arbres fruitiers et les potagers. C'était la promesse de récoltes abondantes et ainsi la nourriture ne manquerait pas.
Mais la pluie ne s'arrêta plus.
Au cinquième jour, des petits ruisseaux commencèrent à se former. Bientôt, ils dévalèrent les pentes pour venir zigzaguer entre les habitations et laisser de larges flaques un peu partout. Noé demanda alors à ses fils de préparer des réserves de nourriture et de paille.
Les trois frères savaient que leur père était quelqu'un de très sage alors ils lui obéirent encore une fois sans discuter. Ils se mirent à remplir des tonneaux avec des fruits secs, puis ils entassèrent quantité de ballots de paille. Leur père leur avait dit qu'il était inutile de prévoir de l'eau, il y en aurait en abondance et le ciel semblait lui donner raison.
Car la pluie continua de plus belle.
Au dixième jour, les ruisseaux se changèrent en rivières. En voyant cela, la femme de Noé fondit en larmes.
– Notre pauvre tente n'en supportera pas davantage et nos meubles non plus. Qu'allons-nous devenir ?
– C'est le moment de déménager, lui répondit son mari. Viens ! Nous partons.
Et il dit à ses fils de prendre les meubles sur leur dos et de les suivre.
– La maison est donc finie ? demanda la mère.
Et elle paraissait si heureuse à cette idée qu'aucun de ses fils n'osa lui dire la vérité.
Ils quittèrent donc le village, marchant l'un derrière l'autre, pataugeant dans les flaques d'eau, s'enfonçant dans la terre de plus en plus boueuse. Au détour des champs, la mère découvrit, enfin, l'étrange chose que son époux avait bati ; elle en fut tout ébahie.

Au milieu de la clairière, se dressait une large et robuste coque de bateau surmontée d'un imposant édifice haut de deux étages et percé de petites fenêtres rondes. Une courte passerelle puis une porte de belle taille découpée dans la proue, permettait d'accéder à l'intérieur. L'ensemble était solidement maintenu en équilibre sur le sol par des étais qui jouaient le rôle de béquilles.
– Ce n'est pas une maison ! s'exclama la mère. C'est un... C'est une...
– C'est une arche ! lui dit son mari. Je l'ai construite pour obéir à Dieu et nous y serons en sécurité.
Noé demanda alors à ses fils d'aller chercher les animaux.
– Ils sont prévenus depuis longtemps, leur expliqua-t-il. Ils vous suivront docilement. Veillez à n'en oublier aucun !
Noé avait dit la vérité. Aux abords de la forêt, les animaux - qui se trouvaient par couple - les accueillirent avec joie et marchèrent avec eux jusqu'à l'arche, sans perdre de temps, car la pluie tombait maintenant avec violence.
L'épouse de Noé aurait bien voulu protester quand elle vit toutes ces bêtes s'engouffrer dans l'arche. Il faut imaginer le lion et sa lionne, le tigre et sa tigresse, et puis les chauves-souris, les putois, les rats et les chenilles. Mais d'énormes nuages noirs se déchirèrent dans le ciel et ils déversèrent des trombes d'eau sur la Terre. Cela ressemblait fort au déluge.
– Le Créateur en avait décidé ainsi, expliqua Noé.
On ôta la passerelle et la porte de l'arche fut soigneusement refermée.
Le matin suivant quand ils se réveillèrent et regardèrent au-dehors, le sol avait entièrement disparu. Et le niveau de l'eau ne cessait de monter, de monter... Enfin, l'arche fut soulevée et elle se mit à flotter comme un bateau.

Et les semaines passèrent.
Depuis longtemps, le ciel bleu et le soleil ne s'étaient plus montrés. Ils avaient été remplacés par un épais matelas de nuages qui laissait passer si peu de lumière que les jours semblaient très courts et les nuits très longues. Quand aux habitations, aux champs, à la verte forêt, il n'en restait plus rien. Tout avait été englouti sous des milliers de tonnes d'eau.
L'arche de Noé flottait désormais sur une mer immense et vide, bercée par les vagues et leur doux clapotis. Heureusement, à bord, les animaux apportaient beaucoup d'animation et ne laissaient à personne le temps de s'ennuyer ; il fallait changer leur paille, les nourrir et veiller à ce que chacun ait sa place, ce qui n'était pas facile même si l'arche était de fort belle taille.
Cela donnait parfois quelque tracas aux fils de Noé.
– Les fourmis se sont aménagées une fourmilière, dit Sem à ses frères. Prenez garde à ne pas les écraser.
– Il faut aussi se méfier des hérissons ! avertit Japhet.
Et comme Sem et Cham lui demandaient pourquoi, il leur dit en se frottant une fesse :
– Leurs piquants sont terriblement pointus.
Et ses frères se mirent à rire.

* * * * *

Enfin, après quarante jours et quarante nuits de pluie discontinue, le ciel parut s'éclaircir, les gouttes d'eau se firent plus clairsemées et la pluie cessa.
Mais malgré cette bonne nouvelle, rien ne changea vraiment pour l'arche et tous ses habitants.
A bord, les journées s'écoulaient, monotones. Parfois, les girafes passaient leur tête au bout de leur long cou par les lucarnes pour se changer un peu les idées tandis que les éléphants se contentaient de tendre leur trompe pour respirer l'air à pleins poumons.
Les repas constituaient l'une des rares distractions même si la nourriture était peu variée ; ce qui provoquait parfois quelques protestations.
– Encore des fruits secs ! s'exclama Sem. Il n'y a donc rien d'autre à manger.
– Tu oublies les oeufs frais que nous donnent les poules, répondit Cham.
– Et le lait que nous procure les chèvres, ajouta Japhet.
– Et les animaux ne se plaignent pas, dit enfin Noé. Pourtant, l'herbe leur manque, ainsi que les grands espaces pour se dégourdir les pattes.
Les yeux de Sem se posèrent sur les flots.
– Je me demande quand nous reverrons nos champs et notre petit pont, dit-il avec nostalgie.
Et ses frères soupirèrent avec lui.

* * * * *

Quand les sommets des montagnes émergèrent des eaux grises, cela étonna Noé, sa femme et leurs fils ; cela ressemblait à une chaîne d'ilôts rocheux mais leurs pentes étaient trop abruptes pour que l'on puisse y aborder. Et puis ce fut les versants ronds et verts des monts qui réapparurent.
C'est alors que les habitants de l'arche réalisèrent que le niveau de l'eau baissait, lentement mais régulièrement. Lorsque d'étranges branchettes feuillues se mirent à dépasser des flots, les trois frères comprirent aussitôt.
– Ce sont les arbres ! s'écrièrent-ils en même temps.
Et ils poussèrent de grands cris de joie qui réjouirent leurs parents.
Dans les jours qui suivirent, le paysage redevint familier. C'était les montagnes et leurs fières arêtes noires, et les collines couvertes d'herbes folles et de fleurs jaunes et mauves qui dépliaient joliment leurs pétales ; un peu partout, les forêts formaient maintenant de larges taches verdoyantes. Et le ciel se fit de plus en plus bleu.
Alors Noé prit une colombe et il la lança hors de l'arche. L'oiseau s'envola et fut bientôt hors de vue. Son absence parut durer une éternité mais, quand la colombe revint, elle portait dans son bec un rameau d'olivier : cela signifiait que la terre était proche.

Enfin, le lendemain matin, les habitants de l'arche furent réveillés en sursaut par un bruit terrible.
– Que nous arrive-t-il encore ? demanda Cham en tendant l'oreille.
– Le fond de notre arche racle le sol, s'écria Sem. Il n'y a plus assez d'eau pour nous porter.
– Terre ! hurla Japhet en rameutant ses parents et les animaux. Nous retrouvons la terre !
Les trois frères ne s'étaient pas trompés. L'arche vint s'échouer doucement et elle s'immobilisa. Noé ouvrit alors la porte, installa la passerelle et les animaux descendirent dans un joyeux chahut. Ils étaient heureux de sentir à nouveau la terre ferme sous leurs pattes et de pouvoir gambader dans la nature retrouvée.
Ils s'éparpillèrent de tous les côtés et Noé, sa femme et leurs fils se retrouvèrent seuls au pied de leur arche abandonnée.
– Nous voici sur cette Terre nouvelle que nous offre le Créateur, dit Noé. Notre vie va pouvoir reprendre son cours.
– Hélas, nous n'avons plus notre vieille tente maintenant, s'inquiéta la mère. Et je ne tiens pas à remonter dans cette arche.
Les trois frères échangèrent des regards complices :
– Nous n'en avons plus besoin désormais mais avec tout ce bois, nous pourrons construire une belle maison. Nous allons nous y mettre immédiatement !
Et c'est ainsi que Noé, sa femme et leurs trois fils vécurent heureux et très, très, très longtemps.

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