Monsieur Jonas, l'instituteur, était en train de distribuer les copies corrigées à ses vingt-cinq élèves. Ce contrôle de calcul avait donné de bons résultats, la plupart des enfants avaient obtenu une note largement au-dessus de la moyenne. L'instituteur était vraiment satisfait.
Il posa la dernière copie sur la table d'Alicia et réprimanda sèchement sa jeune élève :
– Tu as changé une soustraction en addition dès le début du devoir. Tu es trop distraite et ce n'est pas la première fois. Il faudra te montrer plus concentrée sur ton travail si tu ne veux pas finir dernière de la classe.
Dépitée, Alicia ne releva. Elle n'arrivait pas à détacher ses yeux de la note inscrite au feutre rouge dans la marge de sa copie : neuf sur vingt.
En faisant cette erreur j'ai faussé tout le problème. Comment ai-je pu être aussi stupide ? Avec trois mauvaises notes ce mois-ci mes parents vont me punir, m'éclater, me réduire en poussière !
L'instituteur tourna le dos à son élève pour regagner son bureau et Alicia sentit quelqu'un lui donner un coup de coude. C'était Julie, sa voisine de table. La jeune demoiselle lui lança un regard excédé :
– Tes parents vont encore te priver de cinéma. (Du doigt Julie désigna une autre fille assise un peu plus loin qui leur adressa un petit signe de la main.) Tu n'appartiens plus à notre club CinéPassion. Leïa et moi votons ton exclusion à l'unanimité puisque, pour la troisième fois, nous irons voir un film sans toi. C'est Sophie qui te remplacera à notre prochaine sortie.
La nouvelle horrifia Alicia.
– Mais je ne le fais pas exprès...
Monsieur Jonas frappa dans ses mains pour interrompre les deux élèves :
– Julie ! Alicia ! Vous arrêtez vos bavardages. Nous allons corriger cet exercice qui n'était pas difficile dans l'ensemble. David, au tableau ! On reprend tout depuis le début.
Tant que dura la correction du devoir de calcul, Alicia retint ses larmes.
Cela ne m'arrivait jamais quand on vivait dans notre joli village. La maîtresse était si gentille avec moi et toutes les filles de la classe étaient mes amies. Comme je regrette qu'on ait déménagé dans cette affreuse ville !

La journée d'école touchait à sa fin ; l'âme en peine, Alicia rentra chez elle et retrouva la grande maison vide. Elle commença ses devoirs en guettant le bruit de la clé dans la serrure qui annoncerait le retour de ses parents après leur journée de travail. Bientôt cet instant tant redouté se produisit.
La lourde porte s'ouvrit et les parents entrèrent. Alicia se leva et attendit, le cœur battant.
– Ta journée s'est bien déroulée, ma chérie ? Oh, Alicia, quel petit visage triste, tu as !
Sans prononcer le moindre mot Alicia tendit la copie sur laquelle s'étalait cette vilaine note écrite en rouge. Et puis, la tête baissée, des larmes ruisselant sur ses joues, elle écouta les reproches.
– Depuis un mois tu accumules les mauvaises notes, se lamenta sa mère. Pour te punir tu n'iras plus au cinéma avec tes camarades. Tant pis pour toi.
– Te rends-tu compte de la peine que tu nous fais ? ajouta son père. Va dans ta chambre ! Tu n'en sortiras que pour le souper. Et tu seras privée de dessert !
C'est ainsi qu'Alicia se retrouva seule dans sa chambre après un souper durant lequel ni son père ni sa mère ne lui adressèrent la parole. Elle ôta ses vêtements et enfila sa chemise de nuit couverte d'étoiles jaunes et vertes.
Dehors, le soleil s'effaçait doucement derrière l'horizon et l'ombre de la nuit tombante transformait en quilles les piétons qui déambulaient dans la rue en faisant disparaître leurs bras, leurs jambes, leurs couleurs.
Alicia s'était approchée de la fenêtre et, dans le silence de sa chambre, elle contemplait cet étonnant spectacle. En tendant l'oreille, elle pouvait même entendre les mots que les quilles s'échangeaient quand elles s'arrêtaient pour se parler :
– Bonjour, mam'zelle Bibi. Comment allez-vous ?
– Comme ci, comme ça, madame Pim. Et vos enfants, que deviennent-ils ?
– Pam et Pom travaillent très mal à l'école. Je suis si fâchée contre eux que je les ai privés de cinéma, de gâteau au chocolat et demain je les priverai de repas toute la journée. Tant pis pour eux.
– Bravo, madame Pim, vous avez raison : c'est la meilleure façon d'élever des enfants. Ah, ils ne méritent pas d'avoir une mère telle que vous.
Le cœur gros, Alicia empoigna son oreiller et le projeta de toutes ses forces contre la vitre mais cela ne fit pas chuter les quilles qui se hâtaient dans la rue.
– Je suis trop malheureuse. Je veux m'en aller loin d'ici.
Le regard embué de la fillette tomba sur une page blanche oubliée sur le petit guéridon près de la fenêtre.

Alicia sortit un stylo de sa trousse et se mit à couvrir la page de mots humides.
Je m'appelle Cia, j'ai neuf ans et je suis dans la classe de monsieur Jonas.
Aujourd'hui j'ai eu une mauvaise note en calcul alors mes parents m'ont punie et je n'irai pas au cinéma avec mes amies voir le film : « Les Envoleurs ». Il raconte l'histoire de Cham, un garçon si malheureux qu'il ne veut plus vivre avec son père et sa mère et il s'envole pour aller vivre sur une planète cachée derrière le soleil Levant.

Moi non plus je ne veux plus habiter chez mes parents. Ils me punissent tout le temps et ne s'occupent pas de moi. Et comme je n'ai ni frère ni sœur, je suis toujours seule. Bientôt je m'envolerai pour rejoindre Cham sur sa belle planète et je ne reviendrai plus jamais.

Sa lettre terminée, Alicia sortit, pieds nus, de sa chambre et tendit l'oreille. Au rez-de-chaussée, le téléviseur diffusait un programme monotone ; la fillette se souvint qu'à cette heure avancée, ses parents regardaient les informations.
Elle entra dans le bureau de son père et prit une enveloppe dans un tiroir du secrétaire. Après avoir regagné sa chambre, elle glissa sa lettre dans l'enveloppe sur laquelle elle inscrivit : S'il vous plait, faites parvenir ma lettre à Cham l'Envoleur, sur la planète derrière le soleil Levant. Au dos elle nota : de la part de Cia et elle ajouta : sur la planète des Quilles.
Cette nuit-là, durant son sommeil, Alicia rêva qu'elle était poursuivie par des quilles géantes qui s'efforçaient de l'enfermer dans une boîte. Un bel oiseau aux ailes noires parvenait à la sauver et il l'emportait sur son dos pour aller la déposer sur une étoile.

Le lendemain matin, Alicia se leva, prit son petit déjeuner et se prépara, comme elle en avait l'habitude, pour se rendre à l'école. Ensuite elle remplit son sac à dos avec les livres et les cahiers dont elle aurait besoin pour la journée, n'oublia pas sa trousse et surtout la lettre qu'elle avait écrite la veille.
Elle déposa un bisous sur la joue de ses parents qui, toujours fâchés, ne l'embrassèrent pas et elle quitta la maison. Mais dès qu'elle fut au premier carrefour elle ne prit pas le même chemin qu'elle prenait les autres jours pour rejoindre son école.
Si je prends à gauche, par la ruelle Painlevé, j'arriverai aux Jonquilles sans croiser aucun élève de ma classe et je pourrai poster ma lettre sans être vue. Elle jeta un bref coup d'oeil à sa montre rose : je n'ai pas beaucoup de temps, il faut que je me dépêche.
Alicia tourna dans la ruelle et avança à grands pas jusqu'à atteindre une belle bâtisse aux murs couleur vert pâle avec de jolis rideaux de dentelle blanche aux fenêtres ; c'était la maison de retraite des Jonquilles. Une grosse boîte aux lettres jaune était accrochée à l'un des murs.
Alicia sortit la lettre de son sac et la glissa par la fente.
Ouf ! Voilà une bonne chose de faite et maintenant... (Elle regarda à nouveau sa montre rose.) Je ne dois pas m'attarder sinon j'arriverai en retard.
La jeune demoiselle se hâta de reprendre son chemin habituel et quelques minutes plus tard, c'est en courant qu'elle franchit le portail en bois vert de son école.

Au même instant, Hubert, le postier, garait sa fourgonnette devant la maison de retraite des Jonquilles. Avec son passe, il ouvrit la grande boîte aux lettres et récupéra le courrier qui se trouvait à l'intérieur pour le déposer dans son sac en toile. Une lettre lui échappa des mains et tomba sur le sol.
Hubert se baissa pour la ramasser et ses yeux tombèrent sur le nom du destinataire.
– Cham l'Envoleur, planète derrière le Soleil Levant. (Il retourna l'enveloppe et lut :) De la part de Cia, planète des Quilles. Ça alors !
Le postier n'eut aucun mal à reconnaître l'écriture un peu maladroite d'un enfant. Veuf, il s'occupait seul de son fils de 9 ans, Léo, et celui-ci adorait lui scotcher des bouts de papier un peu partout sur les meubles.
Par exemple sur le réfrigérateur : Papa, n'oublie pas les yaourts et les pâtes. Ou sur la porte de la salle de bain : Papa, on va manquer de dentifrice. Ou bien encore dans la buanderie : Papa, presque plus de lessive, ça craint !
– Cham l'Envoleur ? Ce nom ne me dit rien du tout. (Il rangea l'enveloppe dans la poche intérieure de sa veste.) Je m'en occuperai dès que j'aurai un moment de libre.
Hubert prit le sac et remonta dans sa fourgonnette dont il démarra le moteur. Sa tournée des boîtes aux lettres venait de prendre fin ; il lui fallait ramener les sacs de courrier dans les locaux de la poste et trier chaque lettre qui arriverait à destination par train ou par avion.
Parfois il y a des lettres qui voyagent par bateau, songea le postier. Mais c'est la première fois que quelqu'un me demande d'envoyer un courrier par navette spatiale.
Arrivé aux locaux de la poste, Hubert se plongea dans le classement du courrier et la journée s'écoula.

A 16 h 30, après une journée de classe chargée, Clovis et Léo sortirent de l'école. Tout en marchant pour rentrer chez eux, ils réfléchissaient à la meilleure façon d'occuper leur prochain mercredi après-midi et les idées ne manquaient pas :
– Mon père m'a offert un nouveau jeu japonais qui fait fureur ! dit Clovis. Il ne faudra qu'une heure pour apprendre à y jouer et je suis certain de te battre à plate couture dès la première partie.
– M'en fiche ! répondit Léo, j'ai beaucoup mieux à faire que ton jeu japonais. Ma grand-mère m'a envoyé par mail une recette de macarons facile à faire. En moins de trente minutes on pourra se régaler. Miaammm. (Léo plaqua une main sur son ventre qui gargouillait.) J'ai faim ! Je meurs de faim.
Quand ils atteignirent leurs maisons, qui étaient situées à une courte distance l'une de l'autre, ils se séparèrent. Le temps de déposer leur cartable et de prendre le goûter qui les attendait sur la table de cuisine pour Clovis et dans la grande armoire pour Léo, et ils filèrent se retrouver.
Dans le jardin de Léo son père avait construit une cabane sur pilotis entre les branches d'un gros chêne ; les deux garçons y passaient leur temps libre à jouer à de nombreux jeux de société ou à discuter de tout ce qui les passionnait.
Léo fut le second à entrer dans la cabane où l'attendait déjà son meilleur ami. Un paquet de biscuits dans une main, une enveloppe dans l'autre, il poussa la porte d'un coup d'épaule et interpella Clovis :
– Regarde ce que mon père a trouvé en faisant la levée des Jonquilles ! Il est passé à la maison pour me la donner. Mon paternel croyait qu'il s'agissait d'un amusement d'enfant alors il l'a ouverte. Tu ne devineras jamais mais vraiment JAMAIS qui a écrit ça ?

Clovis secoua la tête. Léo adorait les devinettes auxquelles il était impossible de répondre, il valait mieux renoncer tout de suite.
– Je donne ma langue au chat, Léo, tu es content ? J'ai perdu, je ne sais pas du tout qui a écrit cette lettre.
Léo afficha un air déçu :
– Tu pourrais faire un effort et chercher un peu au lieu de me laisser gagner si facilement. Bon, puisque c'est comme ça je te raconte : Hé bien c'est une fille qui croule sous les problèmes, et elle en a vraiment beaucoup tu peux me croire. Seulement elle parle de son instituteur, monsieur Jonas et c'est là que mon père a pensé que ça pouvait être le nôtre. Donc, cette fille on la connaît sûrement ?
Clovis lut la lettre à son tour et il parut aussi surpris que Léo.
– Oui, sauf que dans notre classe, aucune fille ne se prénomme Cia. Attends, je vais prendre mon carnet et un stylo et faire une liste pour vérifier.
Pendant que Clovis commençait à écrire Léo fit l'effort d'avaler le biscuit qu'il venait de mettre entier dans sa bouche. Enfin il parvint à articuler :
– Je connais par cœur les prénoms des filles. Il y en a trois qui peuvent correspondre : Cynthia, Josie, mais elle préfère qu'on lui dise : Josia, et la dernière c'est Alicia. (Léo jeta un coup d'oeil à la liste que Clovis dressait sur une page de son bloc-notes.) Tu peux barrer Cynthia tout de suite.
Le jeune garçon plongea la main dans sa boîte de gâteaux.
– Pourquoi je peux bar... Arrête de manger, Léo !
– Non, certainement pas, ce sont mes préférés : des choco-pralinés. Pour ta liste, sache, «jeune ignorant», que Cynthia vit chez ses grand-parents parce que ses parents sont bateliers. Ils lui écrivent plusieurs fois par semaine et elle les adore. Leur péniche a un nom très cool : les Cigales.
Clovis raya le nom de Cynthia.
– Donc il ne reste plus que Josia ou Alicia, dit Léo en regardant par-dessus l'épaule de son ami.
– Fais attention, Léo, tu craches des miettes ! On peut aussi rayer Josia. Mercredi dernier, ma grande soeur et moi on se promenait au parc de la Joliette quand on a rencontré Josia avec ses six frères et sœurs.
Léo eut un haussement d'épaules.
– Ouais. Et alors ?
– Je n'ai pas pu faire la moindre glissade sur le méga toboggan. Pas une seule ! (Le jeune garçon brandit la lettre.) Cia a écrit qu'elle n'avait ni frère ni sœur donc ce n'est pas Josia. Il ne reste plus que Alicia.
– Okay, mec, c'est bien vu, dit Léo qui plissa les yeux pour fixer son ami. Dis-moi, Clovis, cette Alicia, c'est pas cette jolie brune que tu ne lâches pas des yeux quand elle récite une poésie ?
Clovis sentit ses joues virer au rouge.
– Arrête de dire des bêtises, Léo ! J'aime la poésie et puis voilà.
– Oui, oui, oui, dit Léo qui secoua la tête. Je te crois sur parole.
– Sois sérieux, tu veux bien ? Cia, enfin : Alicia, veut s'en aller très loin de ses parents. C'est très grave, il faut qu'on l'empêche de fuguer.
– Pas « fuguer », Clovis. S'en-vo-ler ! Pour aller rejoindre ce garçon parti vivre sur je ne sais quelle planète. Tu m'expliques comment elle va s'y prendre ? (Léo ouvrit grands les bras.) Elle n'a même pas d'ailes.
Clovis savait que son meilleur ami avait raison mais la peine qu'éprouvait Cia était visible à travers les mots qu'elle utilisait. Ses deux camarades de classe devaient lui venir en aide.
– Si on la persuade que sa lettre a atteint la planète où se trouve Cham, elle nous répondra pour prendre de ses nouvelles. Et nous n'aurons plus qu'à la convaincre de rester chez ses parents.
Surpris par la suggestion de son meilleur ami, Léo en oublia de manger le biscuit au chocolat qu'il venait de prendre et qui se mit à fondre dans sa main.
– Question imagination tu es vraiment épatant ! déclara-t-il. C'est vrai que ça paraît si simple quand on t'écoute. Dans la réalité on s'y prend comment ?
Clovis empoigna Léo par un bras et l'entraîna hors de la cabane. Du haut de la plateforme il lui montra le jardin qui s'étalait sous leurs yeux.
– Regarde autour de toi, Léo, et imagine un monde différent ! Nous vivons sur la planète Arborus, une planète couverte d'arbres sur lesquels poussent des fruits, des légumes et même des gâteaux. Il suffit de tendre la main pour se servir, c'est facile. Si tu as soif tu bois l'eau fraîche de la rivière qui coule sous les fougères géantes. Les champignons sont semblables à des coussins moelleux sur lesquels tu peux t'étendre et te reposer...
Laissant Clovis poursuivre sa description Léo regarda son chêne si bêtement couvert de feuillage vert. Pas un seul gâteau en vue. Quelle tristesse ! Aucune rivière pour se rafraîchir, pas le moindre champignon-coussin en vue dans ce jardin rempli de mauvaises herbes et de redoutables chardons.

Réalisant soudain que ses doigts étaient couverts de chocolat, Léo prit son mouchoir et se mit à les essuyer. A côté de lui, Clovis finissait d'expliquer le paysage de la planète Arborus.
– Et les habitants habitent dans des arbres qui sont reliés les uns aux autres par des passerelles suspendues faites de réglisse et d'écorces d'orange confites. Et voilà !
– Et voilà, répéta Léo. Ça a l'air tellement chouette. Et comment ils s'appellent tes... zabitants ?
A cet instant, un léger coup de vent vint agiter le feuillage qui bruissa joliment. Le visage de Clovis s'éclaira :
– Pourquoi pas : Les Feuillus ? C'est pas mal comme nom.
– Pfff, je ne trouve pas ça terrible..., commença Léo mais Clovis était déjà reparti à l'intérieur de la cabane. Il le suivit tout en continuant à se frotter les mains.
Clovis avait pris une page en couleur dans son cahier à dessin et il se mit à écrire les premiers mots.
– Bonjour Cia ! Je suis le prince Léo de la planè...
– Ah non, je ne veux pas être mêlé à ça ! s'écria Léo en agitant ses mains sales sous le nez de son ami. Surtout pas moi.
– Voyons Léo, tu n'as pas envie d'être changé en prince ?
Léo sembla horrifié à cette idée :
– Et pourquoi pas en crapaud couvert de bisous par toutes les filles de la classe ? Berk !
– D'accord, c'est toi qui décides, mais j'espère que tu ne le regretteras pas.
Clovis déchira sa page, en prit une autre et reprit :
– Bon, alors : Je suis le prince Ovis de la planète Arborus et j'habite un très beau palais bâti dans le tronc d'un arbre immense. Ce matin, en me promenant, j'ai rencontré Cham l'Envoleur qui venait d'arriver. Je sais que toi aussi tu voudrais venir...
Quand les garçons quittèrent la cabane en fin d'après-midi, Léo avait une lettre dans sa poche avec, pour mission, de la faire parvenir à Alicia dès le lendemain.
– Et pourquoi moi ? avait demandé Léo.
– Parce qu'il faut un tour de magie pour faire disparaître la lettre dans son sac sans que personne ne te voit faire.
Flatté, Léo se redressa.
– Et tu trouves que j'ai l'air d'un grand magicien ?
– Oh oui, acquiesça Clovis en souriant. Quand je vois comment tu fais disparaître un paquet de biscuits, je n'ai pas le moindre doute.

Le jour suivant la matinée débuta comme les deux amis l'avaient prévue.
Après avoir murmuré à l'oreille de Léo : «C'est parti pour l'opération Papyrus», Clovis se dirigea vers Alicia, seule dans un coin de la cour et aussitôt il entama la conversation.
– Salut, Alicia ! J'ai appris que tu étais une grande fan de cinéma tout comme moi. Est-ce que tu connais le nouveau dessin animé qui sortira mercredi sur les écrans ? Il paraît qu'il est vraiment super.
Deux filles, qui se tenaient un peu plus loin, remarquèrent ce duo inhabituel.
– J'ignorais que Clovis et Alicia étaient amis ? s'étonna Julie. Quand je pense qu'elle ne m'avait rien dit alors que je suis assise à côté d'elle en classe !
– Moi aussi je l'ignorais, dit Leïa qui ajouta : ce garçon a les meilleures notes dans presque toutes les matières.
La discussion entre Clovis et Alicia passionna les deux chipies qui ne les quittèrent plus des yeux. Léo en profita pour glisser la lettre dans le sac d'Alicia et s'esquiva sans attirer l'attention.
– Opération Papyrus réussie, dit le jeune garçon à Clovis quand ils se retrouvèrent dans le couloir de l'école.
Tous les enfants prirent place dans la classe et les cours de français, histoire et dessin se succédèrent ; les heures s'écoulèrent.
Alicia avait aperçu la lettre dès qu'elle avait ouvert son sac dans la classe et il lui avait fallu faire de gros efforts pour ne pas montrer son impatience. Lorsque la sonnerie annonça la fin des cours elle enfila sa veste, empoigna son sac à dos et quitta l'école en courant.
Elle courut tout le long du chemin et, quand elle eut franchi le seuil de sa maison, elle jeta son sac sur le sol et déplia la page.

Bonjour Cia Je suis le prince Ovis de la planète Arborus. J'habite un très beau palais bâti dans le tronc..

Alicia lut et relut plusieurs fois les lignes qui décrivaient la fabuleuse planète du prince Ovis, son palais immense et les habitants, les Feuillus, dotés de longs doigts pour s'accrocher aux branches. Et enfin il parlait de l'arrivée de Cham dans ce lieu merveilleux.
– Moi aussi j'irai bientôt là-bas, soupira Alicia. Je ne sais pas encore quel jour je partirai ni comment je m'y prendrai mais bientôt j'irai rejoindre les Envoleurs.
Et elle décida de répondre au prince sans attendre plus longtemps.

Bonjour Prince Ovis, Je suis si heureuse d'apprendre que Cham est parvenu à Arborus. Il a beaucoup de chance.
Sur ma planète les habitants se nomment les Quilles. Elles vivent dans des cubes et n'en sortent qu'à la tombée de la nuit. Alors elles déambulent dans les rues de droite à gauche et de gauche à droite sans jamais s'arrêter.
Quand le soleil se lève, elles sont épuisées et retournent s'enfermer dans leurs cubes.
Pour moi, le pire c'est le jour. Je reste assise sur une chaise face à un grand tableau noir qu'une Quille couvre de chiffres blancs. Quand, enfin, le jour se termine je peux regagner mon cube pour ne plus en sortir.
J'espère que bientôt toi, Cham et moi nous serons réunis pour toujours.

Comme tous les jours de la semaine, Hubert, le papa de Léo, releva le courrier et il récupéra une nouvelle lettre qu'il donna  à son fils.
En fin d'après-midi, les deux amis se retrouvèrent dans la cabane ; Léo tenait à deux mains un gros sac plein de biscuits à la vanille qu'il grignotait avec gourmandise tandis que Clovis lui lisait la lettre de Cia.
Après qu'il eut prononcé le dernier mot, Léo secoua la tête. D'après lui quelque chose ne tournait pas rond.
– Elle veut toujours jouer les Envoleurs. Comment la faire changer d'avis ?
Clovis réfléchit et eut une idée.
– Si on devenait amis avec elle ? Elle aime jouer à la marelle, faire un puzzle et surtout aller au cinéma tout comme nous. Son film préféré est Alice au pays des Merveilles.
Léo ne parut pas surpris de l'apprendre.
– Une fille qui prétend vivre entourée de Quilles ne peut qu'adorer un lapin qui regarde sa montre en criant : Mon Dieu ! Mon Dieu ! Je vais être en retard.
En disant cela Léo secoua si fort le paquet de gâteaux qu'il tenait entre ses mains qu'il fit tomber une pluie de miettes. Clovis n'en crut pas ses yeux.
– Tu es sûr que tout va bien, Léo ?
– Pas vraiment. D'imaginer que je vais devenir copain avec une fille qui côtoie des Quilles, ça me coupe l'appétit. Comment va-t-on s'y prendre ?
– Elle ne doit pas fuguer. Il faut le lui faire comprendre à mi-mots.
Et Clovis prit son stylo.

Bonjour Cia, Cham regrette d'être si loin de ses parents et il n'a plus qu'une seule envie : repartir vivre auprès d'eux.
Moi aussi j'aimerais avoir des parents auprès de moi, je me sens si seul parfois.
Mes sujets, les Feuillus, préfèrent jouer dans leurs arbres avec des papillons bavards au lieu de me tenir compagnie.


– Moi je trouve ta conversation plus intéressante que celle des papillons, dit gentiment Léo quand Clovis eut terminé d'écrire. Je suppose que demain aura lieu une nouvelle «Opération Papyrus» ?
– Oui. Et on passe sans attendre au plan suivant : devenir amis avec Alicia, répondit Clovis. Et surtout, il n'est pas question qu'on échoue !

Mais les choses n'allaient pas se dérouler comme Léo et Clovis le prévoyaient. Car Leïa et Julie avaient, elles aussi, préparé un plan.
Le jour suivant, Alicia venait à peine d'entrer dans la cour que Leïa et Julie s'approchèrent d'elle.
– Bonjour Alicia ! Leïa et moi aimerions que tu reviennes dans notre club CinéPassion.
– Julie a raison. C'est plus amusant d'aller au cinéma avec toi et, de toute façon, Sophie s'est inscrite dans un club de ping-pong.
Alicia fut si surprise qu'elle eut du mal à trouver ses mots :
– Mes parents ne voudront jamais à cause de mes notes.
– Nous y avons pensé, dit Julie.
– Oui, acquiesça, Leïa, et nous avons tout prévu.
Toutes deux prirent chacune Alicia par un bras et, tout en l'emmenant jusqu'au perron où étaient posés leurs cartables, elles lui expliquèrent leur projet.
– Pendant l'heure d'étude, Leïa te fera réviser les tables de multiplication et moi, je t'expliquerai le calcul. Quant au français, dit Julie qui venait de voir Clovis entrer dans la cour, je suis certaine que Clovis acceptera. D'ailleurs on va lui poser la question tout de suite.
Léo avait aperçu les trois camarades ensemble. Alicia portait toujours son sac sur son dos et le jeune garçon se demandait comment y glisser la lettre quand il assista à une scène incroyable : Clovis venait de se faire cerner par les trois filles !
Mais, à voir le sourire ravi qui s'étala sur son visage, Léo comprit qu'il n'avait nul besoin de son aide.
– Les filles qui lisent Alice au pays des Merveilles, il n'y a rien de pire, soupira-t-il.

Dans les jours qui suivirent, les lettres de Cia devinrent différentes.
La fillette ne souhaitait plus rejoindre Cham sur la planète Arborus. Bientôt elle parla de ses notes qui s'amélioraient grâce à Leïa et Julie, et il était aussi question d'un garçon «premier de la classe» tellement gentil. Elle mentionnait aussi ses parents qui l'encourageaient à poursuivre ses efforts.

Je suis désolée que tu n'aies pas de parents, prince Ovis, disait Cia. Mais n'oublie pas que toi et moi sommes devenus amis pour toujours.

Enfin, un jour, il y eut une lettre pas comme les autres.

Bonjour prince Ovis Cette lettre est la dernière que je t'envoie.
Hier, mes parents m'ont annoncé une incroyable nouvelle : dans quelques mois j'aurai une petite sœur.
A l'école, grâce à mes amis qui m'aident toutes mes notes sont au-dessus de la moyenne et mes parents sont contents.
Mercredi après-midi j'irai avec Julie, Leïa et Clovis fêter l'anniversaire de Léo dans sa cabane.
Je suis heureuse d'être restée sur la planète des Quilles
Si tu t'ennuies avec les Feuillus, viens nous retrouver.
Ton amie Cia


Ce jour-là fut important pour Léo et Clovis.
– Ça a marché ! s'exclama Léo. Terminée son idée de fuguer. Oubliée, jetée aux orties, effacée de sa mémoire ! Il était temps. Je ne savais plus comment m'y prendre pour qu'elle reçoive nos lettres.
Clovis apprécia l'enthousiasme de son meilleur ami :
– Toi et moi avons gagné trois amies. Nous avons beaucoup de chance.
– Ouais, acquiesça Léo qui fit une grimace : Leïa a l'air d'adorer les biscuits.
– Alors tu es bien décidé ? On les invite samedi à la cabane pour fêter ton anniversaire.
Un large sourire apparut sur le visage de Léo.
– Ouais, je rajouterai deux paquets de biscuits.

Julie, Alicia et Leïa traversèrent le jardin de Léo et s'arrêtèrent pour contempler la cabane sur pilotis. Elle enserrait, entre ses planches, un chêne qui étendait au-dessus d'elle ses grosses branches pour l'abriter du soleil. Sur l'une d'elles une flèche en carton avait été rajoutée et elle portait les mots : Bienvenue chez Léo.
– Quel endroit de rêve pour jouer et s'amuser ! s'écria Julie, ravie.
– Pour faire ses devoirs et apprendre ses leçons, dit Alicia et les trois amies éclatèrent de rire.
– Nous sommes là pour nous distraire, rappela Leïa. J'ai apporté des fruits. Et vous deux ?
– Nous avons réussi à dénicher un puzzle de la Maison de pain d'épices, avec Hansel et Gretel, dit Alicia.
– C'est le jeu idéal pour Léo, ajouta Julie.
A cet instant la porte de la cabane s'ouvrit et Clovis sortit sur la plateforme pour les interpeller.
– Dépêchez-vous de monter, les filles ! Sinon Léo va se jeter sur son gâteau d'anniversaire et il ne nous restera plus rien à manger.
Les enfants se retrouvèrent à l'intérieur de la cabane. Elle avait été décorée de ballons rouges, bleus et verts, et sur une petite table trônait un gâteau portant dix bougies.

– Joyeux anniversaire ! s'écrièrent les enfants et chacun offrit un cadeau.
Pendant que Léo ouvrait ses paquets, Alicia s'adressa à Clovis.
– Le père de Léo a réalisé une magnifique cabane, on dirait un palais bâti dans un chêne. Qu'en penses-tu ?
– Euh, oui, Alicia.
Les yeux de la fillette se mirent à pétiller de malice.
– Quel dommage que tes Feuillus ne soient pas venus ! Et j'aurais amené mes Quilles.
Clovis parut ne plus trouver ses mots :
– Mes Feu... et tes.. euh...Quilles ? Je ne comprends pas ?
– Tu préfères peut-être m'appeler «Cia», prince Ovis ? J'ai adoré les champignons-coussins, c'était une idée géniale.
Clovis sut qu'il était démasqué.
– Comment as-tu découvert que c'était moi ?
Alicia montra Léo en train de couper des parts de son gâteau pour Julie et Leïa.
– Quand je recevais une lettre, l'enveloppe était pleine de miettes de biscuits parfumés à la vanille ou à la fraise. En classe, tout le monde sait que toi et Léo vous êtes inséparables.
– Tu nous en veux, Alicia ?
– Oh non ! Grâce à vous deux j'ai plein d'amis et mes parents m'adorent. Et en plus, d'ici quelques mois, j'aurai une petite sœur. Désormais je suis la plus heureuse des filles.

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